C. Organisation technique

Plusieurs textes ont eu pour objet de réglementer et de normaliser le fonctionnement des bibliothèques universitaires. Le premier texte et le plus détaillé est l'instruction générale du 4 mai 1878 concernant le service des bibliothèques universitaires. 51

La circulaire également datée du 4 mai 1878 qui accompagnait cette instruction insistait sur deux exigences : la ‘« nécessité d'assurer à tous les élèves soumis au droit de bibliothèque l'usage permanent de nos collections, et de former, autant que possible, de ces collections un seul et même dépôt »’, ce qui revenait à invoquer simultanément les dispositions de l'arrêté du 18 mars 1855 et celles de la loi de finances du 29 décembre 1873.

‘« L'arrêté et la circulaire de 1855 avaient déjà prescrit la création des bibliothèques académiques ; mais l'insuffisance des locaux ne permit alors de réaliser cette mesure que dans un certain nombre de ressorts. Il importe, aujourd'hui, de l'étendre à toutes les villes où de nouvelles constructions doivent nous permettre de disposer, en faveur des facultés rassemblées dans un même édifice, de salles plus vastes et mieux appropriées à nos besoins. Le système des bibliothèques distinctes est onéreux pour l'Etat, puisqu'il nous conduit à acquérir en double et triple exemplaire des ouvrages coûteux et à multiplier sans motif le personnel des bibliothécaires. Il présente, en outre, le grave inconvénient d'accuser une séparation inacceptable entre des établissements qui ne doivent avoir entre eux qu'un même intérêt et un même esprit. » 52

Ce paragraphe établissait encore un lien entre la réunion matérielle des facultés dans un même bâtiment et le regroupement de leurs bibliothèques sous une même autorité. Ce lien, comme nous l'avons vu, ne devait plus être invoqué en 1879. On remarque aussi que parmi les motivations de la réunion des bibliothèques, l'argument des coûts d'acquisition et de personnel était passé au premier plan. Il s'y ajoutait l'énoncé d'un principe, celui de l'unité nécessaire entre les facultés. En revanche, l'argument de l'utilité de cette réunion pour les professeurs et les étudiants n'était plus mis en avant.

Cette instruction occupe environ vingt pages et est illustrée de modèles de « cartes » (fiches de catalogues), de pages de registre d'inventaire et de « boîtes à cartes » (tiroirs de fichiers). Elle définissait ainsi la double mission du bibliothécaire : ‘« conserver avec la fidélité la plus scrupuleuse le dépôt dont il est constitué le gardien responsable »’ et ‘« mettre les professeurs et les élèves à même d'user de ce dépôt avec toute la liberté que comporte cette responsabilité »’. Assez curieusement, aucune partie du texte n'était consacrée au choix des acquisitions. En revanche, les opérations de classement (timbrage, numérotage, inscription au registre d'entrée-inventaire, inscription au catalogue alphabétique, inscription au catalogue méthodique, intercalation des cartes, placement des volumes sur les rayons) et les mesures d'ordre et de conservation (bulletins de demande, prêts de livres, récolements, reliures, nettoyages) étaient détaillées avec beaucoup de minutie. C'est cette instruction qui a prescrit notamment le mode de classement par format et par ordre d'entrée, et la tenue d'un catalogue alphabétique par noms d'auteurs et d'un catalogue « méthodique » (systématique) selon la classification du Manuel du libraire et de l'amateur de livres de Jacques-Charles Brunet. Ces dispositions ont été appliquées, avec quelques adaptations (constitution d'un catalogue alphabétique de matière en 1952) jusqu'à leur remplacement partiel par les instructions du 20 juin 1962. Ces nouvelles instructions ont modifié notamment le système de classement, pour le rendre dépendant du contenu des documents, et ont eu pour but de développer le libre accès dans les sections nouvelles et transférées des bibliothèques universitaires. 53

L'instruction générale du 4 mai 1878 a été visée par l'arrêté du 23 août 1879 portant règlement pour les bibliothèques universitaires. Aux termes de l'article 34 de cet arrêté, ‘« le bibliothécaire se conforme aux prescriptions de l'instruction générale du 4 mai 1878 ».’

De 1879 à 1882, d'autres textes ont réglementé ou précisé des aspects particuliers du fonctionnement des bibliothèques universitaires, comme les ‘« mesures d'ordre relatives au service de lecture »’ (lecture sur place, arrêté du 23 août 1879), les achats de livres (circulaires du 23 avril 1880 et du 20 janvier 1881), le règlement du prêt pour les professeurs (circulaire du 15 octobre 1880), l'envoi de statistiques relatives à la réalisation des catalogues (circulaire du 29 octobre 1880), le service des thèses et les échanges avec les universités étrangères (arrêtés du 30 avril 1882 et du 21 juillet 1882, circulaires du 17 mai 1882, du 31 mai 1882 et du 11 août 1882, instructions du 31 mai 1882 et du 21 juillet 1882). L'ensemble des textes relatifs au service des thèses et aux échanges avec les universités étrangères présente une unité particulière. Il faisait entrer les bibliothèques universitaires françaises dans l’union d'échange (Tauschverein) constituée depuis 1817 à l'initiative de l'université de Marburg, et qui s'étendait alors à près de cinquante universités allemandes, anglaises, hollandaises, suisses et scandinaves. Ces textes ont concrétisé des accords entre cette union d'échange et le ministère français de l'instruction publique, et sont à l'origine de la constitution des collections de thèses étrangères dans les bibliothèques universitaires qui existaient en 1882. 54

Quel que soit leur caractère dominant, les textes qui ont organisé les bibliothèques universitaires de province au cours de la période de 1873 à 1882 présentent entre eux une forte cohérence et sont fondés sur une volonté d'adaptation aux évolutions en cours de l'enseignement supérieur. L’origine commune de la plupart de ces textes est double : il s'agit de l'arrêté du 18 mars 1855 qui avait institué les bibliothèques des académies, et de la loi de finances du 29 décembre 1873 qui avait instauré le droit de bibliothèque. Les dispositions combinées de ces deux textes ont été interprétées comme comportant l'obligation d'ouvrir les bibliothèques universitaires aux étudiants qui contribuaient à leur financement et, pour pouvoir le faire plus facilement et dans des conditions acceptables financièrement, de regrouper les bibliothèques des facultés. Pour mettre en cohérence le régime administratif de toutes ces bibliothèques, qu'elles pussent être matériellement regroupées ou non, la décision a été prise en 1879 de les placer toutes sous l'autorité des recteurs. Avec l'institution d'un personnel spécifique, dont les connaissances étaient vérifiées par un examen professionnel, les bibliothèques universitaires ont pu disposer alors d'une organisation administrative unifiée, d'une source de financement régulière et d'un personnel spécialisé. Les dispositions relatives au financement et au personnel sont venues renforcer l'autonomie de ces bibliothèques par rapport aux facultés, qui ne maîtrisaient plus ni le financement, ni la nomination du personnel, et qui n'étaient plus en mesure d'exercer qu'un contrôle indirect sur le fonctionnement de ces bibliothèques par l'intermédiaire de la commission de surveillance placée auprès du recteur.

Faire échapper les bibliothèques universitaires à l'emprise des facultés a donc été l'objectif constant des gouvernements de 1855 à 1880 et au-delà. Mais ce n'était nullement pour rendre ces bibliothèques autonomes, à la différence de ce qu'aurait pu suggérer le modèle allemand connu par le rapport de Jules de Chantepie du Dézert en 1874. Si les bibliothèques universitaires de province ont échappé en grande partie à l'influence des facultés, c'est pour être placées sous l'autorité du recteur, à travers lequel elles relevaient du pouvoir central. 55

L'organisation des bibliothèques universitaires françaises de province prévue par les textes de la seconde moitié du XIXe siècle est donc une organisation centralisée, à la fois sur le plan administratif et sur le plan technique. C'est la centralisation qui explique en grande partie le caractère minutieux des règlements qui ont organisé le fonctionnement pratique de ces bibliothèques, même si cette précision peut aussi s'expliquer par le fait que, comme l'expose la circulaire du 4 mai 1878 jointe à l'instruction générale de la même date, ‘« en maint endroit tout est à créer, local, matériel et personnel, et que, même dans les établissements organisés à une date plus ou moins ancienne, l'administration se trouve en présence de deux inconvénients également sérieux : l'absence presque totale des moyens de contrôle, la diversité des méthodes d'enregistrement et de classement ». ’ 56

Comme toute organisation centralisée, celle-ci privilégiait le contrôle et se défiait des initiatives. Cela pourrait être l'une des raisons qui expliquent le développement assez lent des bibliothèques universitaires en France, alors que l'existence d'une forte volonté politique ne peut pas être mise en doute, et que celle-ci s'est manifestée avec une particulière intensité pendant la période de 1873 à 1882. Volonté politique de développer les services et souci d'en garder le contrôle se trouvent juxtaposés dans ce passage de la circulaire du 23 août 1879 relative à l'organisation des bibliothèques universitaires : ‘« L'Etat veut développer ce service [les bibliothèques universitaires], à bien des égards nouveau ; mais il tient à ce que la régularité et l'ordre n'y manquent jamais, et à ce que la subordination nécessaire y soit nettement établie pour le bien de tous ». 57

Au cours de cette même période, bien que le cadre législatif et réglementaire de l'enseignement supérieur soit resté stable, des changements n'en ont pas moins commencé à se produire. Les changements dans les esprits ont probablement été les plus déterminants. La défaite de 1870 est apparue à bien des professeurs et intellectuels influents comme une conséquence, entre autres causes, du développement insuffisant de l'enseignement supérieur en France. Des projets ont alors été conçus pour remédier à cette situation, et ces projets ont été à l'origine d'un mouvement d'opinion favorable à la réforme de l'enseignement supérieur. Il apparaissait d'abord nécessaire d'accroître le nombre des étudiants des facultés qui, en 1877-1878 s'élevait à 9.758 répartis comme suit (tableau 2 B) :

message URL FIG002.gif
Tableau 2 BNombre d’étudiants par facultés en 1877-1878
[Note: SOURCE : Statistique de l'enseignement supérieur, 1878-1888 (Paris, 1889), p. 131-402.]

NOTE : Comprend les facultés, y compris les facultés mixtes de médecine et de pharmacie de Bordeaux, Lille et Lyon, et les écoles supérieures de pharmacie. Ne comprend pas les écoles de plein exercice de médecine et de pharmacie, les écoles préparatoires de médecine et de pharmacie, ni les écoles préparatoires à l'enseignement supérieur des sciences et des lettres.

La situation des facultés des sciences et des lettres était particulièrement critique du point de vue des effectifs. Elle ne commença à s'améliorer qu'avec la création de trois cents bourses de licence en 1877. Cette réforme amena à ces facultés leurs premiers étudiants assidus, qui se destinaient au professorat de l'enseignement secondaire. 58

Un autre signe de changement fut la création, en 1878, de la Société pour l'étude des questions d'enseignement supérieur, dont le nom devint en 1881 Société de l'enseignement supérieur. Cette association constitua l'avant-garde militante de la réforme universitaire, et entretint de nombreux contacts avec la haute administration de l'enseignement supérieur. Elle comprenait des intellectuels comme Taine et Renan, des professeurs de faculté, des politiciens et des administrateurs. Ses publications, le Bulletin de la Société de l'enseignement supérieur (1878-1881), puis la Revue internationale de l'enseignement à partir de 1881, contiennent de nombreux articles en faveur de la réforme universitaire et constituent l’une des sources principales pour l’étude des réformes de l’enseignement supérieur sous la Troisième République. L'idéologie de la réforme se centra autour de deux grandes questions qui intéressaient l'ensemble des professeurs, quelle que fût leur faculté : la revendication d'une plus grande autonomie pour les établissements d'enseignement supérieur, et le souhait de disposer de plus de temps et de plus de moyens pour la recherche. Ce dernier voeu était en étroite relation avec la foi dans les effets bénéfiques du développement des connaissances scientifiques et du progrès des techniques, qui constituaient des postulats de la philosophie positiviste dont de nombreux acteurs de cette époque étaient imprégnés. 59

Notes
51.

Cette instruction contient un ensemble de prescriptions sur tous les aspects techniques du fonctionnement des bibliothèques universitaires. On peut juger de son importance pour les bibliothécaires de l'époque par le fait qu'elle a fait l'objet d'une publication spéciale, en même temps que certains arrêtés de 1879 et de 1880, dans les Documents relatifs aux bibliothèques universitaires ou des facultés, suivis de l'instruction générale concernant le service de ces bibliothèques, op. cit., p. 21-57. Elle peut aussi être consultée dans le Recueil des lois, décrets, ordonnances, arrêtés, circulaires, etc. concernant les bibliothèques publiques, communales, universitaires, scolaires et populaires publié par U. Robert, op. cit., p. 117-137, et dans le Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 190-205. Selon Bruno Blasselle, cette instruction constitue « un véritable petit manuel du bibliothécaire ». B. Blasselle, « La Bibliothéconomie, théorie et pratique » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 3, Les Bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle, 1789-1914, op. cit., p. 153.

Selon une annotation manuscrite figurant sur un exemplaire des Documents relatifs aux bibliothèques universitaires ou des facultés..., cette instruction aurait été préparée par Lorédan Larchey, bibliothécaire de la bibliothèque de l'Arsenal et secrétaire de la commission centrale des bibliothèques, à la demande d'Armand Du Mesnil, directeur de l'enseignement supérieur, « au retour d'une mission donnée par lui pour aller reconnaître la situation de la bibliothèque de la faculté de médecine de Montpellier ». Exemplaire de la Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie, Rés. 46168, p. 21. Selon d’autres sources, elle aurait été élaborée conjointement par L. Larchey et Jules de Chantepie du Dézert.

52.

Circulaire du 4 mai 1878 à propos de l'instruction générale concernant le service des bibliothèques universitaires dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 190.

53.

Dans deux des recueils consultés, l’instruction du 4 mai 1878 est accompagnée de deux annexes : une instruction sommaire sur le classement des bibliothèques populaires et une note sur la numérotation et le foliotage des manuscrits des bibliothèques. L'instruction sommaire sur le classement des bibliothèques populaires aurait été préparée par Lorédan Larchey, à la demande du chef du bureau des bibliothèques populaires, Edouard Goepp, vers 1875 ; la note sur la numérotation et le foliotage des manuscrits des bibliothèques aurait été élaborée par Léopold Delisle, administrateur général de la Bibliothèque nationale. Ces attributions sont faites d'après des annotations manuscrites de L. Larchey sur un exemplaire des Documents relatifs aux bibliothèques universitaires ou des facultés, suivis de l'instruction générale concernant le service de ces bibliothèques, op. cit., exemplaire de la Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie, Rés. 46168, p. 43 et p. 51.

54.

Circulaire du 23 avril 1880 relative aux bibliothèques universitaires dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 460 ; circulaire du 15 octobre 1880 augmentant le délai pendant lequel peuvent être empruntés les livres des bibliothèques universitaires, ibid., p. 519 ; circulaire du 20 janvier 1881 relative aux bibliothèques universitaires, ibid., p. 554-555 ; arrêté du 21 juillet 1882 portant règlement du service des thèses, ibid., p. 652-654 ; instructions du 21 juillet 1882 sur le service des thèses, ibid., p. 654-656 ; circulaire du 11 août 1882 relative au service des thèses, ibid., p. 652-653.

Circulaire du 29 octobre 1880 relative à l'envoi de rapports trimestriels sur l'état des catalogues dans Recueil des lois, décrets, ordonnances, arrêtés, circulaires, etc. concernant les bibliothèques publiques..., op. cit., p. 153 ; arrêté du 30 avril 1882 concernant l'échange des thèses et publications académiques avec les universités étrangères, ibid., p. 156 ; circulaire du 17 mai 1882 relative à l'échange des thèses, ibid., p. 157-159 ; circulaire et instructions du 31 mai 1882 relatives à l'échange des thèses, ibid., p. 159-165.

55.

Sur l'autonomie des bibliothèques universitaires allemandes par rapport aux universités, on lit dans le rapport de 1874 de Jules de Chantepie du Dézert : « Les bibliothèques sont indépendantes et autonomes, administrativement et financièrement parlant ». J. de Chantepie du Dézert, « Les Bibliothèques des universités allemandes », op. cit., p. 263. En 1900, Jules Laude, a développé cette notion : « Les bibliothèques universitaires allemandes sont, d'une façon générale, des établissements indépendants, autonomes, distincts, par conséquent de l'université. Elles relèvent du pouvoir central soit directement, soit par l'intermédiaire du “curateur” représentant de l'Etat... Par le fait même qu'elles sont autonomes, les bibliothèques universitaires jouissent de la personnalité civile, ont le droit d'hériter et d'ester en justice... [A Strasbourg] Le décret de fondation du 19 juin 1872 confère à la bibliothèque la personnalité civile et lui donne le nom de bibliothèque universitaire et régionale. La bibliothèque constitue un établissement indépendant, voisin de l'université, mais n'ayant avec cette dernière aucun lien administratif. » Les Bibliothèques universitaires allemandes et leur organisation, op. cit., p. 6-7.

56.

Instruction générale du 4 mai 1878 concernant le service des bibliothèques universitaires dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 191.

57.

Circulaire du 23 août 1879 relative à l'organisation des bibliothèques universitaires dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 277.

58.

A. Prost, Histoire de l'enseignement en France, 1800-1967 (Paris, 1968), p. 230.

59.

La composition et les orientations de la Société de l'enseignement supérieur ont été étudiées en détail par G. Weisz, The Emergence of modern universities in France, 1863-1914, op. cit., p. 64-81.