2. Les adaptations aux réorganisations de l’enseignement supérieur

A. Autour de 1885

Un second ensemble de dispositions se rattache au décret du 28 décembre 1885 relatif à l'organisation des facultés et des écoles d'enseignement supérieur, pris sous le ministère de René Goblet. Ces mesures ont été précédées par une enquête auprès des facultés, lancée par une circulaire du 17 novembre 1883, dont l'objet principal était de connaître la position des professeurs et des conseils des facultés sur l'éventualité de la constitution d’universités « régionales ». Bien que l'Université, en tant que corporation indépendante, eût cessé d'exister en 1850 et eût été remplacée par l'instruction publique, cette perspective soulevait pour beaucoup, y compris pour les hauts fonctionnaires du ministère, parmi lesquels Louis Liard, de nombreuses difficultés. Les résultats de cette enquête furent publiés dans le tome 16, Universités, des Enquêtes et documents relatifs à l'enseignement supérieur. 60

Les positions exprimées sur la question principale firent apparaître de profondes divergences entre les facultés. Trois groupes principaux apparurent : les partisans d'universités « fortes », comprenant au moins quatre facultés, les partisans du statu quo, et le groupe de ceux qui étaient favorables à la constitution d'universités sans qu'un nombre minimum de facultés fût imposé.

La solution imaginée par le décret du 28 décembre 1885 consista, après avoir confirmé la personnalité civile des facultés et institué un conseil général des facultés présidé par le recteur par les décrets du 25 juillet 1885, à conférer à ce conseil général des attributions supplémentaires. Tout en restant dépourvu de la personnalité civile, il acquit les compétences lui permettant de coordonner les enseignements des facultés, de donner un avis sur le maintien, la modification ou la suppression des chaires vacantes, de délibérer sur les projets de budget et les comptes des facultés et écoles, d'exercer des attributions disciplinaires à l'égard des étudiants, et de répartir les crédits destinés aux services communs.

En ce qui concerne les bibliothèques universitaires de province, ce décret a confirmé leur nature de service commun aux différentes facultés. Elles sont ‘« au premier chef un de ces services communs par lesquels doivent se rapprocher et s'unir les facultés d'un même centre... La bibliothèque universitaire, même quand elle a des sections différentes, est une, sauf cas tout à fait exceptionnels... »’. Ces propos, souvent cités, confirment que l’unification des bibliothèques universitaires a été considérée comme une mesure de préfiguration de la création des universités. 61

Le conseil général des facultés était chargé de préparer les règlements de la bibliothèque universitaire et, si nécessaire, de ses différentes sections. Il devait aussi proposer la répartition des crédits destinés aux services communs, qui comprenaient, outre la bibliothèque universitaire, les collections, l'éclairage et le chauffage, les frais matériels d'examens et l'entretien du mobilier de l'Etat, c'est-à-dire un certain nombre de charges communes de nature matérielle. 62

Pour opérer cette répartition, le conseil général des facultés était invité à ne pas s'en tenir à celle qui avait été suivie jusqu’alors par le ministère, mais à faire preuve d'innovation en vue d'une meilleure gestion des moyens : il pourrait ainsi, lui était-il suggéré, tirer parti de cette nouvelle compétence pour avantager la bibliothèque universitaire, ‘« dont les besoins ne sont jamais satisfaits ». 63

Les projets de règlements des bibliothèques universitaires de province, élaborés par les conseils généraux des facultés et transmis au ministre par les recteurs, furent examinés par la Commission centrale des bibliothèques. Ils furent retournés aux recteurs, après modifications, accompagnés d'une circulaire du 20 novembre 1886. En attendant, le règlement général du 23 août 1879 avait été maintenu en vigueur. 64

La circulaire du 20 novembre 1886 a commenté les dispositions communes de ces règlements. La nouvelle réglementation de l'enseignement supérieur avait conféré aux « corps de facultés » un peu plus d'autonomie, mais cette autonomie restait limitée puisque le conseil général des facultés avait été placé sous la présidence du recteur, qui était aussi le représentant de l'Etat dans l'académie. Ce degré supérieur d'autonomie était cependant marqué par le fait que le conseil général des facultés proposait désormais le projet de budget de la bibliothèque universitaire, qui demeurait soumis à l'approbation du ministre. En outre, la commission de la bibliothèque dirigeait en toute liberté les achats de livres, qui ne nécessitaient pas d'autorisation préalable. Cette commission était composée de membres du corps enseignant et du bibliothécaire. Elle prenait connaissance des demandes d'acquisitions et d'abonnements, mais ‘« elle ne devra pas se tenir pour obligée de satisfaire à toutes les demandes qui lui seront ainsi adressées. Jamais la commission ne perdra de vue l'intérêt général de la bibliothèque, et cette seule considération suffira pour faire écarter un certain nombre de voeux... »’. La commission, qui disposait de l'intégralité du crédit disponible pour les acquisitions et les abonnements, était fermement invitée à ne procéder à aucune répartition de ce crédit entre les facultés, et a fortiori entre les divers enseignements d'une faculté, afin de préserver sa liberté d'action et de pouvoir procéder à des acquisitions exceptionnelles. ‘« Comme elle aura en vue uniquement l'intérêt bien entendu de la bibliothèque et des études, il n'est point à craindre qu'avec cette manière de procéder une ou plusieurs spécialités soient sacrifiées ou seulement négligées. Mais il sera plus facile d'écarter des demandes peu justifiées, et surtout, lorsque la bibliothèque sera encore divisée en plusieurs sections, d'éviter les doubles emplois qui entraînent des dépenses presque toujours superflues. »’

Les règlements fixaient en outre la durée d'ouverture des bibliothèques (six heures par jour en deux séances, soit dans la journée seulement, soit la journée et le soir), le régime du prêt à domicile (auquel étaient admis les professeurs des facultés, ceux de l'enseignement secondaire et les étudiants, dont le droit au prêt était absolu en raison de leur assujettissement au droit de bibliothèque), le prêt de bibliothèque à bibliothèque (mentionné pour la première fois), et la durée des vacances (deux mois par an).

Sept ans après l'institution des bibliothèques universitaires par l'arrêté du 23 août 1879, on constate, au ton de la circulaire du 20 novembre 1886, que le service s'était affermi. Certes, il ne s'était pas constitué sans oppositions, et la fermeté du ton de certains passages de cette circulaire témoigne encore de la vigueur de débats récents, mais son organisation administrative était cohérente avec la nouvelle réglementation de l'enseignement supérieur, et certaines prescriptions de nature technique pouvaient désormais être assouplies :

‘« Les motifs sérieux qui, lors de l'organisation des bibliothèques universitaires, avaient fait soumettre le prêt à une réglementation assez rigoureuse ont pour la plupart cessé d'exister. L'habitude a été prise de se servir d'une bibliothèque régulièrement organisée, et, d'autre part, nos collections de livres se sont considérablement accrues depuis plusieurs années. Rien n'empêche donc d'augmenter les facilités accordées à MM. les professeurs de l'enseignement supérieur et d'admettre les étudiants régulièrement inscrits et les membres de l'enseignement secondaire à en bénéficier.  » 65

Le nombre des étudiants était en augmentation. La répartition des étudiants par facultés était la suivante pour l'année scolaire 1887-1888 (tableau 2 C).

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Tableau 2 CNombre d’étudiants par facultés en 1887-1888
[Note: SOURCE : Statistique de l'enseignement supérieur, 1878-1888 (Paris, 1889), p. 165-402.]

NOTE : Comprend les facultés, y compris les facultés mixtes de médecine et de pharmacie de Bordeaux, Lille et Lyon, et les écoles supérieures de pharmacie. Pour la théologie, ne comprend que les facultés de théologie protestantes de Paris et de Montauban (académie de Toulouse), les facultés de théologie catholique ayant été supprimées en 1885. Ne comprend pas les écoles de plein exercice de médecine et de pharmacie, les écoles préparatoires de médecine et de pharmacie, ni les écoles préparatoires à l'enseignement supérieur des sciences et des lettres.

Parallèlement à cette progression du nombre des étudiants, les collections des bibliothèques universitaires de province avaient plus que doublé en une décennie (tableau 2 D).

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Tableau 2 DCollections des bibliothèques universitaires de province de 1876 à 1886Nombre de volumes.
[Note: SOURCE : Statistique de l'enseignement supérieur, 1876-1878 (Paris, 1878), p. 617-639, 1878-1888 (1889), p. 165-402 ; Enquêtes et documents relatifs à l'enseignement supérieur, t. 7 (Paris, 1883), p. 101-115, t. 10 (1884), p. 124-135, t. 19 (1885), p. 153-171.]

La moyenne de la progression annuelle de 1883 à 1886 était de 57.100 volumes, soit plus de huit volumes par étudiant. L’évolution récente au cours des décennies de 1960 à 1980 permet de considérer ce rythme comme extrêmement rapide.

Notes
60.

Paris, 1885. Ces résultats sont analysés dans G. Weisz, The Emergence of modern universities in France, 1863-1914, op. cit., p. 138-141.

61.

Circulaire du 31 décembre 1885 relative à l'exécution du décret du 28 décembre 1885 dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 4, p. 224. Ces « cas tout à fait exceptionnels » pourraient être ceux des académies dans lesquelles toutes les facultés n'étaient pas réunies dans la même ville, comme à Aix et Marseille ou à Douai et Lille.

62.

Cette énumération suggère que l'expression « services communs » peut avoir un sens différent de celui que nous lui attribuons aujourd'hui : les services communs, au sens du décret du 28 décembre 1885, semblent être des charges budgétaires communes, comme dans l'expression « services votés », toujours en usage dans le langage budgétaire. Le glissement de sens s'effectue facilement, par métonymie, entre les différentes acceptions du mot « service » : action de servir, prestations résultant de cette action, charges budgétaires nécessaires au financement de ces prestations, partie d'une organisation chargée d'assurer ou d'organiser ces prestations.

63.

Circulaire du 31 décembre 1885 relative à l'application du décret du 28 décembre 1885 dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 4, p. 223.

64.

Circulaire du 20 novembre 1886 relative aux bibliothèques universitaires dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 4, p. 287-290. Les règlements particuliers des bibliothèques universitaires de province sont présentés sous une forme synthétique (dispositions communes et particulières) dans le Code administratif des bibliothèques d'étude d’Ernest Coyecque, t. 1 (Paris, 1929), p. 474-502. Les règlements des bibliothèques universitaires de Bordeaux, Lyon et Montpellier contiennent une précision intéressante au titre des dispositions spéciales corrélatives de la constitution particulière de certaines universités : « Tant qu'il n'en aura point été autrement décidé, le bibliothécaire de la section de médecine [à Lyon : médecine et sciences] jouira des droits et prérogatives conférés au bibliothécaire de la bibliothèque universitaire par le présent règlement. Il aura la même responsabilité. [A Bordeaux : ] Le service des échanges universitaires incombe au bibliothécaire de la section centrale ». Bordeaux, art. 32 et 33 ; Lyon, art. 27 ; Montpellier, art. 35, op. cit., p. 502. Cette précision constitue la seule mention d'une modalité d'organisation propre aux bibliothèques installées sur plusieurs sites dans le dernier quart du XIXe siècle. L’égalité entre le bibliothécaire responsable de la bibliothèque universitaire dans son ensemble et un bibliothécaire responsable d’une section semble avoir été la règle jusqu’en 1910, année où est apparue l’appellation de bibliothécaire en chef.

65.

Circulaire du 20 novembre 1886 relative aux bibliothèques universitaires dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 4, p. 288.