B. Autour de 1896

Entre 1893 et 1898 se sont situées les dernières étapes qui ont conduit à la constitution des universités « régionales ». En 1893, la loi de finances du 28 avril a conféré, par son article 71, la personnalité civile aux ‘« corps formés par la réunion de plusieurs facultés de l'Etat dans un même ressort académique »’, et a disposé que ce corps était représenté par le conseil général des facultés. Les principaux décrets d'application de cette disposition concernent les nouvelles attributions du conseil général des facultés et le régime financier et la comptabilité des facultés et des corps de facultés, dont certains articles sont relatifs aux bibliothèques universitaires. 66

Un décret du 9 août 1893, commenté par une circulaire du 20 novembre 1893, a modifié le titre Ier du décret du 28 décembre 1885 concernant les attributions du conseil général des facultés. En ce qui concerne les services communs, ceux-ci n’étaient plus énumérés de manière limitative comme dans le texte précédent : ils comprenaient désormais, ‘« outre la bibliothèque universitaire, les services qui, pour chaque corps de facultés, auront été déclarés tels par un arrêté ministériel »’. Cette nouvelle rédaction permettait aux facultés de constituer des services communs répondant à des besoins particuliers, sous réserve de l'approbation ministérielle. C'était donc un encouragement à leur collaboration. Dans le cadre de cette incitation à la coopération volontaire, la bibliothèque universitaire constituait toujours une exception : c'était un service commun obligatoire, car, selon ce texte, il ne pouvait s'élever de doute sur sa nature, et c’était partout, au premier chef, un service général. 67

La volonté de coopérer des facultés, qui pouvait se traduire par la création de services communs facultatifs (laboratoires, publications communes, enseignements divers), pouvait aussi rencontrer certaines limites du fait que les services communs ainsi constitués leur échappaient et passaient sous la juridiction du conseil général des facultés. Les décrets du 10 août 1893 sur le régime financier et la comptabilité des facultés et des corps de facultés ont en effet institué, pour la première fois, un budget des corps de facultés. Celui-ci comprenait, en recettes ordinaires, les subventions destinées aux services communs et les produits résultant de l'activité de ces services. Il ne comprenait pas le produit du droit de bibliothèque, qui, comme tous les autres droits, continuait d'être perçu par le Trésor public. En dépenses ordinaires, il comprenait les dépenses de la bibliothèque universitaire et des autres services communs constitués à l'initiative des facultés et approuvés par arrêtés ministériels. 68

On peut observer que cet appel à la coopération volontaire des facultés était à la fois conforme à l'objectif général de leur réunion en universités régionales, et en contradiction avec la politique conduite depuis 1885 qui visait au renforcement des facultés. Le message que le gouvernement adressait aux facultés aurait pu être explicité dans les termes suivants : ‘« Votre volonté d'être constituées en universités “régionales” est en voie de réalisation à travers l'attribution de la personnalité civile au conseil général des facultés. A vous de faire la preuve de votre volonté de coopération, en consentant, au profit de cet organe commun, à des abandons de compétences qui seront décidés cas par cas et qui seront soumis à mon approbation. Dans ce cadre en grande partie volontaire, la bibliothèque universitaire demeure un service commun obligatoire »’. Le système ainsi constitué était de caractère typiquement confédéral, puisque l'organe commun était placé en grande partie sous la dépendance des composantes, et que les facultés, investies de la personnalité civile depuis leur origine, recevaient leurs moyens directement de l'Etat et non par l'intermédiaire du conseil général des facultés.

De 1896 à 1898, après le vote de la loi qui avait permis aux corps de facultés de prendre le nom d'universités, d'autres modifications réglementaires sont apparues nécessaires. La loi elle-même avait prévu que les universités percevraient désormais directement une partie des droits acquittés par les étudiants, mais que ces recettes ne pourraient être utilisées que pour certaines catégories de dépenses : dépenses des laboratoires, des bibliothèques et des collections, construction et entretien de bâtiments, création de nouveaux enseignements et oeuvres dans l'intérêt des étudiants. 69

Le conseil des universités, nouvelle appellation du conseil général des facultés, reçut de nouvelles compétences par un décret du 21 juillet 1897. En ce qui concerne les services communs à plusieurs facultés, son rôle restait identique et consistait à donner un avis sur les projets de règlement de ces services. Il était précisé en outre que ‘« chaque université est tenue d'affecter au service de la bibliothèque universitaire un crédit au moins égal au montant des droits de bibliothèque perçus par elle au cours de l'exercice ». 70

Cette dernière disposition s'expliquait par le fait que l'autonomie budgétaire des universités avait été renforcée par deux décrets du 22 juillet 1897 relatifs au régime financier et à la comptabilité des universités et des facultés, qui abrogeaient les décrets précédents du 10 août 1893, et qui ont été commentés par une circulaire du 28 janvier 1898.

Le budget ordinaire des universités comprenait désormais, en recettes, le produit des droits d'études, d'inscriptions, de bibliothèque et de travaux pratiques. Le produit de ces droits ne pouvait être employé que pour certaines dépenses limitativement énumérées par la loi. En revanche, d'autres droits (droits d'examen, de certificat d'aptitude, de diplôme ou de visa), considérés comme un impôt dû à l'Etat et non comme une « rétribution » de services rendus par l'université, continuaient à être versés au Trésor public. En dépenses, ce budget comprenait désormais des allocations aux facultés pour les collections, les laboratoires de recherche et de sciences appliquées et pour les travaux pratiques des étudiants. Il continuait à comprendre les dépenses des services communs à plusieurs facultés, dont celles de la bibliothèque universitaire. L'université avait en outre la possibilité de créer des emplois de bibliothécaire et de sous-bibliothécaire gagés par le produit du droit de bibliothèque.

Dans l'ensemble, cette nouvelle réglementation allait dans le sens d'une plus grande autonomie des universités, en leur permettant de percevoir directement une partie des droits versés par les étudiants. Cependant, le caractère confédéral du système n'était pas remis en cause, du fait que les facultés continuaient de percevoir directement la plus grande partie de leurs ressources : subventions, produit des prestations de service et des publications propres à une faculté, revenus de leurs biens propres. Elles conservaient ainsi leur prééminence sur un organe commun de création récente. 71

Après ces décrets d'application de la loi du 10 juillet 1896, les structures des universités et des facultés n’ont plus connu que des réformes partielles jusqu'à la loi d'orientation de l'enseignement supérieur du 12 novembre 1968. De même, le cadre réglementaire des bibliothèques universitaires n’a été modifié que par le décret du 23 décembre 1970 pris en application de la loi du 12 novembre 1968.

Au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, le nombre des étudiants a continué à croître. L'effectif se répartissait comme suit entre les différentes facultés pour l'année scolaire 1897-1898 (tableau 2 E).

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Tableau 2 ENombre d’étudiants par facultés en 1897-1898
[Note: SOURCE : Statistique de l'enseignement supérieur, 1889-1899 (Paris, 1900).]

NOTE : Comprend les facultés, y compris les facultés mixtes de médecine et de pharmacie de Bordeaux, Lille, Lyon et Toulouse, et les écoles supérieures de pharmacie. Ne comprend pas les écoles de plein exercice de médecine et de pharmacie, les écoles préparatoires de médecine et de pharmacie, ni les écoles préparatoires à l'enseignement supérieur des sciences et des lettres.

Les collections des bibliothèques universitaires de province, qui s'élevaient à 541.400 volumes en 1886, étaient de 855.200 volumes en 1898, soit une moyenne d'accroissement annuel de 26.150 volumes, en baisse de plus de la moitié par rapport à la moyenne annuelle de 57.100 volumes constatée de 1883 à 1886. Cette diminution est corrélée avec la stagnation des budgets de l'enseignement supérieur à partir de 1885 (cf. note 4). 72

En 1898, les dépenses de personnel des bibliothèques universitaires de province se sont élevées à 121.850 F., et leurs dépenses de matériel (acquisitions et frais de fonctionnement) de 303.345 F. Les dépenses d'acquisitions, d'abonnements et de reliure, qui représentaient alors une forte proportion (que l'on peut estimer au moins aux trois quarts) de ces dépenses de matériel, étaient donc très supérieures aux dépenses de personnel, et représentaient près de cinq fois le produit du droit de bibliothèque (61.985 F.). Les dépenses de personnel représentaient les traitements de seize bibliothécaires (un par bibliothèque universitaire, sauf à Lyon où il y en avait deux), de quatorze sous-bibliothécaires et de trente-neuf garçons ou surveillants, au total soixante-neuf personnes. 73

Ainsi, dans des universités constituées tardivement et dans lesquelles les facultés avaient conservé des pouvoirs importants, comme l'ont noté tous les historiens de l'enseignement supérieur en France, les bibliothèques universitaires de province constituaient, à la fin du XIXe siècle, des services communs obligatoires, relevant des universités, dont le financement reposait en partie sur la perception d'un droit spécifique et dotées d'un personnel particulier. Ces spécificités ont été voulues par les gouvernements, dont la politique présente à cet égard une remarquable continuité de 1855 à la fin du siècle. Les objectifs de cette politique ont été de constituer des collections de bibliothèque cohérentes en évitant de soumettre les bibliothèques universitaires au particularisme des facultés, et de gérer ces services avec des méthodes professionnelles et une grande économie de moyens. L'une de ses conséquences a été de placer les bibliothèques universitaires de province en marge des facultés, avec lesquelles elles n'entretenaient pas de liens organiques, et de distendre les liens entre ces bibliothèques et les savoirs spécialisés.

Les réactions des professeurs et des doyens des facultés par rapport à cette politique, et leurs tentatives pour modifier ou contourner la réglementation qui les dépossédait de leur pouvoir sur les bibliothèques universitaires seront exposées dans le chapitre suivant. Auparavant, il semble utile d’analyser plus en détail les mots et expressions qui ont désigné les bibliothèques universitaires et leurs sections, ainsi que la réalité organisationnelle sous-jacente à cette terminologie.

Notes
66.

Extrait de la loi de finances du 28 avril 1893 dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 247.

67.

Décret du 9 août 1893 concernant les attributions du conseil général des facultés dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 304-309 ; circulaire du 20 novembre 1893, ibid., p. 312-313.

68.

Décrets du 10 août 1893 sur le régime financier et la comptabilité des facultés et des corps de facultés dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 310-320 ; circulaire du 22 novembre 1893 relative à l'application de ces décrets, ibid., p. 326-357.

69.

Loi du 10 juillet 1896 relative à la constitution des universités dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 591 ; exposé des motifs de Raymond Poincaré, ministre de l'instruction publique, et rapports présentés à la Chambre des députés et au Sénat, ibid., p. 592-604.

70.

Décret du 21 juillet 1897 portant règlement pour les conseils des universités dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 694-699 ; rapport présenté au Conseil supérieur de l'instruction publique par Ernest Lavisse, ibid., p. 725-728.

71.

Décrets du 22 juillet 1897 sur le régime financier et la comptabilité des universités et des facultés dans Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 706-714 ; exposé des motifs de l'ensemble des décrets d'application de la loi du 10 juillet 1896 par Louis Liard, ibid., p. 714-724 ; circulaire du 28 janvier 1898 relative à l'application des décrets du 22 juillet 1897, ibid., p. 793-822.

72.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1889-1899 (Paris, 1900), p. 21-172. Vers la même date, les collections des vingt-et-une bibliothèques universitaires allemandes s'élèvaient à plus de six millions de volumes, nombre dans lequel n'étaient pas compris les thèses et les écrits académiques, soit plus de sept fois le niveau des collections françaises. J. Laude, Les Bibliothèques universitaires allemandes et leur organisation, op. cit., p. 39-40.

73.

Statistique de l'enseignement supérieur, 1889-1899, op. cit., p. 21-172. Vers la même date, les dépenses de matériel des vingt-et-une bibliothèques universitaires allemandes s'élevaient à environ 515.000 marks, soit environ 618.000 F., somme considérée par les responsables de ces bibliothèques comme insuffisante pour acheter l'ensemble de la production scientifique. J. Laude, Les Bibliothèques universitaires allemandes et leur organisation, op. cit., p. 25.