B. La concentration inachevée des bibliothèques universitaires de province

L'organisation des bibliothèques universitaires de province en un ou plusieurs sites nous est connue pour l'année 1886 par la Statistique de l'enseignement supérieur, 1878-1888, qui fournit la liste des implantations avec les superficies et le nombre de volumes. On dispose aussi, pour les années 1882, 1883 et 1884 des données publiées dans l'Etat des bibliothèques universitaires [de province] inclus dans les volumes 7, 10 et 19 des Enquêtes et documents relatifs à l'enseignement supérieur. Le tableau suivant a été réalisé à partir de la Statistique de l'enseignement supérieur, 1878-1888, dont les données sont à la fois plus récentes, plus complètes et plus précises que les informations fournies par les volumes précités des Enquêtes et documents relatifs à l'enseignement supérieur. Ces dernières sont cependant utiles pour des indications plus qualitatives (tableau 2 F).

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Tableau 2 FImplantation des bibliothèques universitaires de province en 1886
[Note: SOURCE : Statistique de l'enseignement supérieur, 1878-1888 (Paris, 1889), p. 165-402.]

NOTE : Abréviations : D = droit, L = lettres, M = médecine, P = pharmacie, S = sciences. Plusieurs universités de province mentionnaient l'installation de la bibliothèque universitaire dans des locaux provisoires, et faisaient état de projets d'agrandissements, notamment à Lille, Lyon et Toulouse.

Au cours des décennies 1880 et 1890 a été menée à bien la construction de « palais universitaires » dans les villes sièges de facultés puis d'universités. Ces bâtiments, généralement de noble apparence, ont été construits avec une participation financière importante des villes : ainsi à Lyon, sur un coût total de construction des bâtiments de plus de sept millions de francs, deux millions seulement ont été apportés par l'Etat ; à Bordeaux, la proportion a été sensiblement identique pour un coût d'environ la moitié (trois millions dépensés par la ville et moins d'un million de subvention de l'Etat). A partir de 1885, les coûts ont été partagés plus également entre les villes et l'Etat, en raison de la mise à disposition de crédits supplémentaires au budget de l'Etat. Nous avons vu précédemment que cet effort d'investissement de l'Etat s'est accompagné d'une stagnation des budgets de fonctionnement de l'enseignement supérieur (cf. note 4). Au total, au cours de la période de 1876 à 1888, le coût total des constructions de bâtiments universitaires s'est élevé à cent millions de francs, dont environ cinquante-deux ont été apportés par les villes et, à un bien moindre degré, par les départements. 82

Du point de vue de l'enseignement et de la recherche, les bâtiments construits à cette époque ont souvent servi jusqu'à la fin de la Troisième République, voire au-delà. Cependant, leur caractère monumental pouvait s'accommoder malaisément des nécessités fonctionnelles, comme Louis Liard l'avait pressenti dès 1890 :

‘« Certes, il est bon que la science ait façade et pignon sur rue. Il y va de sa dignité et de son crédit sur l'opinion. A cet égard, nos nouvelles facultés sont parfaites... Les facultés de Lyon sont admirables ; celles de Bordeaux vont de pair avec les plus beaux monuments modernes de cette élégante cité... Pourtant,... je ne puis me défendre d'une inquiétude et d'un regret. Je me demande si ces grands monuments inextensibles, faits pour durer des siècles et des siècles, répondront toujours aux exigences de la science. Qui sait ce que deviendront un jour son outillage et ses engins, et si, au lieu de ces palais durables, mieux n'eussent pas valu de simples ateliers légèrement construits, partant faciles à remplacer, le jour où la science y aurait avantage ?... En Allemagne, une université n'est pas un monument ; c'est tout un quartier, parfois même une cité entière... où tous les services sont à la fois chacun chez soi et groupés tous ensemble, comme les pièces organiques d'un même appareil. Tout autre a été presque partout le type de nos facultés nouvelles. A l'ordre dispersé, nous avons préféré la concentration derrière la même façade, sous le même toit, de services dissemblables peu faits pour cohabiter ensemble. C'est un peu la faute de nos professeurs qui, dans les débuts, n'étaient pas assez au courant des installations de l'étranger, et qui, jugeant de ce qu'on leur offrait par ce qu'ils avaient, se montraient facilement satisfaits. Mais c'est aussi celle des architectes, qui plus d'une fois, dans une faculté à construire, ont vu moins des services à pourvoir d'organes appropriés qu'un monument à édifier. » 83

En ce qui concerne les bibliothèques universitaires, ce parti architectural concentré, qui a connu quelques exceptions, s'est révélé peu judicieux. L'inclusion des bibliothèques, pour lesquelles avaient été prévues en général des surfaces insuffisantes, dans des bâtiments universitaires qui les entouraient de toute part, a été à l'origine de l'impossibilité de toute extension sur place quand les magasins à livres ont été remplis et que le nombre des lecteurs a augmenté rapidement comme dans les années 1950. Dans son livre déjà cité sur les bibliothèques universitaires allemandes, J. Laude avait déjà opposé cette conception à celle qui prévalait dans le pays voisin :

‘[A l'autonomie de droit des bibliothèques universitaires par rapport aux universités] « correspond, au point de vue matériel, une autonomie de fait... La cohabitation sous le même toit de la bibliothèque et de l'université, c'est-à-dire de deux établissements ayant des besoins différents, aurait présenté des difficultés multiples ; elle eût été en outre à l'encontre de ce grand principe de bibliothéconomie qui spécifie que, par mesure de sécurité, et en raison même de leur nature, les bibliothèques doivent occuper des bâtiments indépendants et construits spécialement pour elles. Ce principe malheureusement méconnu en France est au contraire unanimement accepté en Allemagne, et les divers gouvernements en poursuivent l'application avec un zèle inlassable. [En note : Nous n'en voulons pour preuve que la nouvelle bibliothèque de la Sorbonne. Du moment qu'on avait décidé de reconstruire à grands frais et de toutes pièces l'université de Paris, on aurait dû et pu installer la bibliothèque dans un bâtiment séparé, aménagé secundum artem. Au lieu de ça on lui a attribué dans la Sorbonne même des locaux tout à la fois mal agencés, obscurs et trop étroits. La nouvelle bibliothèque de la Sorbonne est de celles qu'on démolit en Allemagne pour en faire des neuves. » 84

L'insuffisance des surfaces était aussi relevée en 1887 dans une bibliothèque de construction récente par V. Mortet, bibliothécaire de la bibliothèque universitaire de Bordeaux :

‘« Mais à côté de ces avantages, il y a de graves inconvénients, qu'il faut bien reconnaître. D'abord la place dont on dispose pour les volumes est beaucoup
trop restreinte, si l'on tient compte des accroissements futurs de la bibliothèque. Les rayons de la grande salle, placés bout à bout, ont environ un kilomètre de longueur ; et, comme en moyenne 1 mètre de rayon peut recevoir 25 à 30 volumes, il y a place pour à peu près 30.000 volumes ; en ajoutant les rayons diposés dans les salles accessoires, les dépôts et les couloirs, on arrive à un chiffre de 50.000 volumes environ. Or la section des lettres et sciences, qui a déjà près de 30.000 volumes, s'est accrue de 10.000 volumes pendant les six dernières années. On peut donc prévoir à assez courte échéance le jour où la place manquera dans les locaux actuels, et où l'on sera obligé d'aviser aux moyens d'agrandir la bibliothèque par de nouvelles annexes. » 85

Ces appréciations ont été reconnues exactes par Jean Bleton, qui conduisit de nombreux projets de construction de bibliothèques dans les décennies 1950 à 1970, et qui a noté que ‘« les quelques bibliothécaires français qui se sont intéressés à ce problème des locaux [au XIXe siècle et au début du XXe] (Jules Cousin, Albert Maire, Eugène Morel, Jules Laude plus particulièrement) ont tous souligné dans leurs livres ou dans leurs articles l'insuffisance des surfaces et l'erreur commise partout d'intégrer la bibliothèque dans les structures universitaires ». 86

Les données réunies sur les superficies des bibliothèques universitaires en 1886 viennent à l'appui de ces affirmations puisqu'aucun des sites n'atteignait alors une superficie de mille mètres carrés. Les seules villes dans lesquelles cette surface était atteinte ou dépassée sur plusieurs sites étaient celles de Bordeaux (1.353), Montpellier (1.238), Lille (1.086) et Lyon (1.082). Ces données font apparaître en outre une situation encore dispersée, puisque dans huit universités sur quatorze les bibliothèques universitaires étaient installées sur deux ou trois sites. Malgré les tentatives des gouvernements successifs pour unifier les bibliothèques universitaires de province en les rassemblant dans un même local, et malgré les constructions universitaires des deux dernières décennies du XIXe siècle, on peut affirmer que cet objectif d'unification n'a jamais été atteint, et que le nombre de sites de ces bibliothèques universitaires a toujours été supérieur à quatorze.

Depuis l'arrêté du 23 août 1879 portant règlement pour les bibliothèques universitaires, cette situation n'avait plus d'incidence administrative puisque toutes les bibliothèques, réunies ou isolées, avaient été placées sous l'autorité des recteurs. Elle conservait cependant tout son intérêt du point de vue de l'organisation et de l'économie des moyens. A cet égard, il apparaît que les textes du dernier quart du XIXe siècle relatifs au règlement et à l'organisation technique des bibliothèques universitaires n’ont mentionné que brièvement, dans des dispositions particulières incluses dans les règlements de certaines bibliothèques universitaires (cf. note 28) la question de l'implantation d'une bibliothèque sur plusieurs sites. Le silence sur ce point de l'instruction générale du 4 mai 1878 concernant le service des bibliothèques universitaires peut s'expliquer par le fait qu'à cette date, il apparaissait possible d'obtenir assez rapidement la réunion dans un même local des bibliothèques dispersées. Il n'en présageait pas moins le silence, sur ce même point, des instructions du 20 juin 1962, à un moment où la pluralité des implantations de nombreuses bibliothèques universitaires de province apparaissait pourtant comme le phénomène le plus important de leur évolution. 87

Dans cette situation, en 1886, les sections de Bordeaux, Lyon et Montpellier mentionnées par les règlements de ces bibliothèques universitaires étaient considérées comme des entités autonomes du point de vue de leur fonctionnement et même de l'administration, puisque le bibliothécaire de ces sections était considéré comme égal en responsabilité à celui de la « section centrale ». Ce mode d'organisation était en contradiction avec le principe affirmé par ailleurs de l'unité de la bibliothèque universitaire. La difficulté de trouver une forme d'organisation qui pût s'adapter à la fois au principe de l'unité des bibliothèques universitaires de province et à la diversité des conditions de leur installation se rencontrait ici pour la première fois. Cette difficulté devait devenir ultérieurement l’un des problèmes les plus importants de l’organisation des bibliothèques universitaires.

Notes
82.

Données chiffrées citées par L. Liard, Universités et facultés, op. cit., p. 37-44. Des indications plus détaillées sur les dépenses des villes, des départements et de l'Etat pour les constructions et les aménagements de facultés de 1870 à 1892 sont données par L. Liard, L'Enseignement supérieur en France, 1789-1893, op. cit, t. 2, p. 370, note 1 (montants en millions de francs) :

Ville Municipalités Etat Départements
Aix 0,032 0,025
Marseille 0,065 0,040
Besançon 0,193 0,041
Bordeaux 3,877 1,254
Caen 1,015 0,480 0,250
Clermont 0,117 0,117
Dijon 0,211 0,278 0,030
Grenoble 0,870 0,209 0,050
Lille 3,642 2,004
Lyon 5,447 2,299
Montpel. 2,317 0,826
Nancy 0,779 1,002 0,160
Poitiers 0,445 0,462
Rennes 0,471 0,546 0,100
Toulouse 1,492 0,880 0,020

L. Liard, Universités et facultés, op. cit., p. 41-43.

83.

L. Liard, Universités et facultés, op. cit., p. 41-43.

84.

J. Laude, Les Bibliothèques universitaires allemandes et leur organisation, op. cit., p. 49 et note 2.

85.

V. Mortet, « Note sur la nouvelle installation de la bibliothèque universitaire de Bordeaux, section des sciences et des lettres », Revue internationale de l'enseignement, t. 13, janvier-juin 1887, p. 579. Cet article contient aussi des propositions d’aménagements plus fonctionnels.

86.

J. Bleton, Les Bâtiments dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 3, Les Bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle, 1789-1914, op. cit., p. 222.

87.

D. Pallier, « Sources relatives aux sections des bibliothèques universitaires », op. cit., p. 48-49 ; D. Pallier, « Les Sections des bibliothèques universitaires, histoire d'un choix », op. cit., p. 56-58. Une mention de bibliothèques « sectionnées » figure aussi dans des instructions du 28 décembre 1882 sur la répartition des dissertations (thèses étrangères) lorsque la bibliothèque est intallée sur plusieurs sites. A. Maire, Manuel pratique du bibliothécaire (Paris, 1896), p. 511-512.