Conclusion

La création des bibliothèques universitaires par la Troisième République a été l’un des aspects d’une politique de développement des équipements nécessaires à l’enseignement supérieur et à la recherche, animée par la foi dans les conséquences bénéfiques des progrès de la connaissance et par la volonté de situer l’enseignement supérieur français au niveau de celui de l’Allemagne. Dans le cas des bibliothèques universitaires comme dans celui des universités elles-mêmes, cet effort a rencontré assez vite des limites, et le « modèle allemand » est toujours resté une référence assez éloignée des réalisations.

Au-delà de ce contexte général, les circonstances particulières de la création des bibliothèques universitaires et les motivations de cette création peuvent retenir l’attention. Cette analyse critique n’a jusqu’à présent jamais été tentée, un peu comme si la période fondatrice de la création des bibliothèques universitaires ne pouvait faire l’objet que d’une révérence obligée.

Si l’on date la création des bibliothèques universitaires de l’année au cours de laquelle a été institué le droit de bibliothèque (1873), on remarque que cette création a précédé de plus de vingt ans la création des universités en France en 1896. Il apparaît d’autre part que la réunion des bibliothèques des facultés pour former les bibliothèques universitaires a été considérée par les gouvernements successifs comme une mesure qui devait préparer et préfigurer la réunion des facultés pour former des universités. On ne peut donc pas douter que la motivation principale de la création des bibliothèques universitaires ait été une motivation institutionnelle, inscrite dans une politique à long terme, dans laquelle les bibliothèques universitaires ont été utilisées à des fins qui les dépassaient de beaucoup. Il s’y est ajouté une motivation économique, dans la mesure où la réunion des bibliothèques des facultés a fréquemment été présentée comme une mesure qui permettrait de réduire les dépenses par un effet d’économies d’échelle. A l’époque dont il est question, les différences entre les facultés étaient nettement marquées, aussi bien sur le plan du contenu des études que sur le plan institutionnel. Il était donc peu probable que des bibliothèques de facultés différentes eussent besoin d’acquérir des documents identiques en plusieurs exemplaires, et les économies envisagées devaient plutôt être des économies de locaux et de personnel.

Qu’il s’agisse de préfigurer la réunion ultérieure des facultés en universités ou de réaliser des économies d’échelle, ces préoccupations semblent avoir fait peu de place à la prise en considération des relations entre les bibliothèques universitaires et les savoirs spécialisés. Bien au contraire, on peut voir dans l’obligation de réunir les bibliothèques des facultés pour former les bibliothèques universitaires une décision qui a eu pour effet de rompre le lien entre l’enseignement supérieur et la recherche d’une part, et les activités de documentation d’autre part. Cette rupture est évidente sur le plan institutionnel, puisque les bibliothèques universitaires n’entretenaient avec les facultés aucun lien organique et étaient placées sous l’autorité du recteur. Mais elle apparaît aussi dans l’organisation technique de ces bibliothèques, et dans la nature de la formation professionnelle qui a été conçue à l’intention des bibliothécaires.

Parmi les différents caractères de l’organisation technique des bibliothèques universitaires, on peut retenir certaines particularités de leur organisation spatiale et les modalités du classement des documents. L’organisation spatiale des bibliothèques universitaires créées à la fin du XIXe siècle a été marquée par la volonté de réunir l’ensemble des collections en un local unique, tout en réservant pour l’extension de ces collections une place limitée.

La volonté de rassembler dans un local unique les collections de chaque bibliothèque universitaire a été affirmée continuellement entre 1855 et les années 1880. Cet objectif n’a jamais pu être atteint, mais il a gardé le statut d’une référence idéologique dont les connotations sur le plan des savoirs ne sont pas neutres. L’existence de bibliothèques de facultés séparées était pour une part la conséquence de l’isolement institutionnel de ces facultés. Mais elle représentait aussi la contrepartie d’un certain mode, probablement criticable en l’état, de spécialisation des savoirs. Cette spécialisation a été maintenue sur le plan de l’enseignement et de la recherche, puisque les facultés sont restées pour longtemps les institutions fondamentales de l’enseignement supérieur. En revanche, elle a été volontairement ignorée sur le plan de la documentation, qui a été considérée comme relevant de règles strictement techniques, et n’entretenant avec les savoirs spécialisés aucun rapport nécessaire.

Les bâtiments universitaires dans lesquels ont été intégrées les bibliothèques universitaires ont généralement réservé au développement de leurs collections une place insuffisante. Cette caractéristique n’était pas particulière aux bibliothèques, et certains observateurs lucides de la réalité universitaire de la fin du XIXe siècle ont exprimé la crainte que les palais universitaires ne fussent un cadre trop contraignant pour des savoirs qui devaient rester en évolution. A vrai dire, il semble bien que cette conception d’une science en mouvement ait alors été quelquefois perdue de vue, et les bâtiments universitaires de cette époque donnent souvent l’impression que l’on a voulu construire en fonction des besoins d’une science considérée comme achevée, et qui ne devait plus connaître que des développements mineurs. La place insuffisante réservée pour l’accroissement des collections des bibliothèques universitaires était en accord avec ces conceptions, dont témoignent aussi, sur un plan plus général, les essais de classification des sciences et la publication de volumineuses encyclopédies.

Mais c’est peut-être dans le mode de classement des documents dans les bibliothèques universitaires qu’apparaît avec le plus d’évidence l’indifférence volontaire à l’égard du contenu de ces documents, et la volonté de traiter ceux-ci selon des règles techniques qui prenaient principalement en considération leur nature d’objet matériel. Ces règles ont certes aussi des justifications rationnelles, et elles peuvent s’expliquer en partie par les économies d’espace et de main-d’oeuvre qu’elles permettaient. On ne peut cependant s’empêcher d’y voir aussi d’autres motivations, comme si, à travers ce classement qui confondait toutes les disciplines, on avait voulu effacer jusqu’au souvenir des bibliothèques des facultés.

La formation professionnelle des bibliothécaires a été elle aussi, dès l’origine (1879), marquée par une orientation cohérente avec les caractéristiques précédentes, puisque cette formation s’attachait principalement à des techniques professionnelles et à des savoirs spécifiques relatifs aux documents, comme l’histoire et les techniques du livre, dans lesquels le contenu des documents ne jouait aucun rôle. Il apparaît donc que dès la période de leur constitution, l’organisation des bibliothèques universitaires françaises de province a reposé sur une indifférence volontaire à l’égard des savoirs spécialisés, et sur l’importance accordée à des règles techniques de traitement, de classement et de gestion des documents.