B. Autour de 1896

Les discussions devaient cependant resurgir en 1897, après le vote de la loi du 10 juillet 1896 relative à la constitution des universités. L'article 4 de cette loi avait prévu que les universités percevraient les droits d'étude, d'inscription, de bibliothèque et de travaux pratiques acquittés par les étudiants, et que ces recettes ne pourraient être affectées qu'aux dépenses des laboratoires, des bibliothèques et collections, de construction et d'entretien des bâtiments, de création de nouveaux enseignements et d'oeuvres dans l'intérêt des étudiants. 105

Conformément à cette disposition législative, le projet de décret du 21 juillet 1897 portant règlement pour les conseils des universités disposa que ‘« chaque université est tenue d'affecter au service de la bibliothèque universitaire un crédit au moins égal au montant des droits de bibliothèque perçus par elle au cours de l'exercice » (art. 13)’. Cette disposition fut discutée devant la commission du Conseil supérieur de l'instruction publique chargée d'examiner le projet de décret, dont le rapporteur fut l'historien Ernest Lavisse. 106

Les deux premiers paragraphes de l'article 13 du projet soumis au Conseil supérieur de l'instruction publique étaient ainsi rédigés :

‘« Chaque université est tenue d'affecter au service de la bibliothèque universitaire un crédit au moins égal au montant des droits de bibliothèque perçus par elle au cours de l'exercice.

Elle est également tenue de mettre à la disposition de chaque faculté ou école, pour les travaux pratiques et les laboratoires, des allocations au moins égales au montant des droits de travaux pratiques et de laboratoire versés au cours de l'exercice par les étudiants de chacune des facultés ou écoles. »’

Cette rédaction donna lieu à deux observations. Certains membres de la commission chargée d'examiner le projet contestèrent le principe d'une affectation obligatoire de certaines recettes dont l'université aurait dû, selon eux, avoir la libre disposition. Mais la commission fut d'avis que ces recettes devaient être affectées à des dépenses déterminées, sans aucune possibilité de virement. Se posait alors le problème du caractère particulier de la situation de la bibliothèque universitaire, service commun aux différentes facultés et relevant de l'université.

‘« ... puisque les droits de laboratoire vont directement au laboratoire où travaille l'étudiant en médecine, en pharmacie ou en sciences, le droit de bibliothèque acquitté par l'étudiant d'une faculté ne doit-il pas être employé en achats de livres à l'usage spécial de cette faculté ? Une proposition en ce sens a été faite par deux de nos collègues. L'un d'eux a fait remarquer qu'à Paris les bibliothèques des facultés sont distinctes et séparées. On a rappelé aussi qu'à Bordeaux la bibliothèque est, il est vrai, commune, mais divisée en sections. »’

L'assimilation de la bibliothèque et des laboratoires, et la conclusion qui était tirée de cette assimilation, rappellent la position défendue par la faculté de droit de Montpellier en 1884. Une réponse défavorable à cette assimilation fut donnée en 1897 :

‘« Contre cette proposition, il a été dit que l'assimilation entre les laboratoires et la bibliothèque n'est pas légitime. Le laboratoire est un service particulier ; la bibliothèque un service commun, par excellence, de l'université. Il n'y a point tant de “choses communes” dans nos universités comme elles sont aujourd'hui que nous puissions en sacrifier une. Il est permis d'espérer qu'au cours du temps, à un moment de l'ère nouvelle où nous sommes entrés, des moyens seront trouvés de faire participer les étudiants, tout en respectant la spécialité de leurs études, à une vie intellectuelle commune. La bibliothèque est un organe nécessaire de cette vie. Toute bibliothèque d'université doit avoir une section qu'on pourrait appeler d'éducation scientifique générale et dont aucune faculté ne peut se désintéresser ; ce serait perdre de vue la raison d'être même de l'université. A ces considérations élevées, d'autres ont été ajoutées d'un caractère plus pratique. La division d'une bibliothèque en spécialités produit les doubles emplois, le gaspillage de nos ressources, si modestes. Elle interdit l'usage d'un des meilleurs moyens qui existent d'enrichir une bibliothèque : l'achat, si quelque bonne occasion se présente, d'un fonds de livres. Pour toutes ces raisons, la commission est d'avis qu'il appartient au conseil de l'université de régler l'emploi des sommes provenant de la perception des droits de bibliothèque. » 107

Cette tentative fut la dernière pour modifier la réglementation relative aux bibliothèques universitaires. Les tentatives de 1885 et de 1897 s'étaient produites à l'occasion de modifications de règlements relatifs à l'organisation des facultés et des universités. Comme il n'y eut plus ensuite, jusqu'aux années 1960, de remaniements de la même ampleur, il n'y eut plus d'occasions de revenir sur cette question. Au demeurant, le gouvernement avait fait, notamment en 1885, la démonstration de sa fermeté sur cette question. La circulaire du 28 janvier 1898 pour l'exécution des décrets du 22 juillet 1897 sur le régime financier et la comptabilité des universités et des facultés se borna donc à rappeler les dispositions adoptées :

‘« Universités - Budget ordinaire (dépenses)

[...]
5° Dépenses de la bibliothèque universitaire

Outre les subventions de l'Etat, qui continueront à être allouées pour ce service, le produit des droits de bibliothèque devra y être appliqué intégralement (art. 13 du décret du 21 juillet 1897), mais ces deux ordres de ressources devront être réunis au budget, en un seul total de dépense... » 108

Les oppositions frontales à la réglementation des bibliothèques universitaires mise en place par les gouvernements de la Troisième République s'étaient donc soldées par un échec des partisans du retour à la formule des bibliothèques de facultés. Mais la position des bibliothécaires confrontés à des manifestations locales de mauvaise volonté n'avait sans doute pas toujours été facile, comme en témoigne ce passage d'une conférence de Jules Laude en 1912 :

‘« ...si le principe [des bibliothéques universitaires unifiées] était admis, il s'agissait de le faire entrer dans la pratique, et ce fut à la fois très difficile et très long. Les premiers bibliothécaires eurent à soutenir contre les facultés et les laboratoires des luttes violentes. La routine, l'égoïsme, l'esprit de particularisme et d'étroitesse se liguaient contre eux et provoquaient des incidents parfois comiques, trop souvent douloureux. Ce fut l'époque héroïque. Un de nos collègues qui l'a vécu m'écrivait : “Je ne voudrais pour rien au monde recommencer ces années de lutte presque constante avec ces professeurs, ces élèves, ces doyens et même ces recteurs qui, chargés de nous soutenir, se mettaient presque toujours contre nous, prenant le parti de ceux contre lesquels ils auraient dû nous défendre”. » 109
Notes
105.

Loi du 10 juillet 1896 relative à la constitution des universités, Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 591 ; exposé des motifs du projet de loi présenté par R. Poincaré, ministre de l'instruction publique, et M. Ribot, ministre des finances, ibid., p. 592-593 ; rapport fait au nom de la commission de la Chambre des députés chargée d'examiner le projet de loi par R. Poincaré, député, ibid., p. 593-596 ; rapport fait au nom de la commission du Sénat chargée d'examiner le projet de loi par M. Bardoux, sénateur, ibid., p. 596-602 et annexes, ibid., p. 603-604.

106.

Décret du 21 juillet 1897 portant règlement pour les conseils des universités, Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 694-699 ; exposé des motifs des projets de décrets relatifs à l'organisation des universités présenté au Conseil supérieur de l'instruction publique par L. Liard, ibid., p. 714-724 ; rapport présenté au Conseil supérieur de l'instruction publique sur le projet de décret portant règlement pour les conseils des universités par E. Lavisse, ibid., p. 725-728.

107.

Rapport présenté au Conseil supérieur de l'instruction publique sur le projet de décret portant règlement pour les conseils des universités par M. Lavisse, Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 725-726.

108.

Circulaire du 28 janvier 1898 pour l'exécution des décrets du 22 juillet 1897 sur le régime financier et la comptabilité des universités et des facultés, Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 5, p. 793-794.

109.

J. Laude, « Les Bibliothèques universitaires de province » dans Bibliothèques, livres et librairies, conférences faites à l'Ecole des hautes études sociales, 2e série (Paris, 1913), p. 130-131.