II. L’initiative des acquisitions

La question du choix des acquisitions est plus intéressante, car elle met en jeu les compétences respectives des professeurs et des bibliothécaires sur un point capital et particulièrement sensible. Les bibliothécaires se sont toujours vu reconnaître par les instructions officielles le droit d'effectuer par eux-mêmes une partie des acquisitions. Ainsi, la circulaire du 23 août 1879 jointe aux arrêtés de la même date indiquait :

‘« Les listes d'acquisitions sont faites par les professeurs ; le bibliothécaire y joint les siennes ; la commission de surveillance révise le travail, qui est soumis au comité de perfectionnement, et que vous me transmettez avec votre avis motivé. » 116

A cette date, le système des acquisitions était extrêmement centralisé : toutes les propositions remontaient jusqu'au ministre pour examen et décision. Ce processus très lourd a été analysé et critiqué par A. Daumas. 117

L'évolution s'est faite dans le sens d'une décentralisation des décisions d'achat et d'une affirmation du rôle et de l'initiative des bibliothécaires. En 1880, le bibliothécaire put, avec l'accord de la commission de surveillance de la bibliothèque et celui du recteur, engager jusqu'au quart du crédit ordinaire attribué à chaque faculté, sans en référer au ministère. Cette proportion d'un quart fut portée à la moitié en 1881. L'autre partie du crédit continuait à faire l'objet de listes qui étaient examinées par la commission centrale des bibliothèques. Une réserve de crédits devait être constituée sur la part non soumise à autorisation, mais les recteurs étaient invités à étendre l'initiative du bibliothécaire.

‘« L'initiative laissée au bibliothécaire, sous votre direction, doit être étendue, autant que possible, dans l'intérêt du service. Un bibliothécaire qui aime ses fonctions, qui connaît les lacunes des collections, qui s'applique à les combler, qui sait quelles séries sont complètes et quelles séries ne le sont pas, en s'inspirant des vues et des besoins de la faculté, peut rendre de très grands services, s'il lui est assuré une liberté suffisante. » 118

C'est la circulaire du 20 novembre 1886 qui a décentralisé complètement le choix des acquisitions, en le plaçant sous la responsabilité d'une commission de la bibliothèque, composée de membres du corps enseignant et du bibliothécaire.

‘« ... la direction scientifique de l'établissement, c'est-à-dire la faculté d'acquérir des livres, de prendre des abonnements aux journaux et revues, de délibérer sur les questions ayant trait à l'usage de la bibliothèque, est remise à une commission composée de membres du corps enseignant et du bibliothécaire. Toute liberté est accordée à cette commission, dans les limites du budget approuvé par le ministre. Elle sera éclairée sur les besoins du public spécial de la bibliothèque par le registre des demandes d'acquisitions, établi conformément au modèle annexé au règlement ci-joint... » 119

En 1898, une circulaire du 7 mars informa les recteurs qu'à compter de 1898, les deux cinquièmes de la subvention de l'Etat à la bibliothèque universitaire seraient à la diposition du bibliothécaire, sous le contrôle du recteur, pour compléter les suites (ouvrages en plusieurs volumes en cours de publication) et les collections et ‘« pour les ouvrages qui, pour n'être pas parfois demandés par les professeurs, n'en doivent pas moins se trouver dans une bibliothèque universitaire »’. Cette décision faisait suite à la constatation de lacunes importantes de ces types d'ouvrages dans les bibliothèques universitaires. Ces lacunes peuvent s'expliquer aisément par le fait que si les spécialistes des différentes disciplines se préoccupent des acquisitions relevant de celles-ci, ils négligent habituellement les ouvrages de caractère plus général. Une coordination d'ensemble des acquisitions se révélait donc nécessaire, et cette coordination fut confiée aux bibliothécaires des bibliothèques universitaires. La circulaire du 7 mars 1898 fut complétée et précisée par une circulaire du 10 juin 1899, qui indiquait notamment que le contrôle du recteur sur les dépenses engagées directement par le bibliothécaire devait être entendu comme un contrôle a posteriori, car « il ne saurait entraver l'initiative que, comme tout chef de service, le bibliothécaire doit avoir pour l'utilité du service » et, in fine, par une circulaire du 20 mai 1900. 120

Ce rôle reconnu aux bibliothécaires dans le choix des acquisitions fut aussi critiqué par certains professeurs, comme en témoigne un entrefilet anonyme publié en 1905 :

‘« Bibliothèques universitaires. - Bon nombre de professeurs d'universités trouvent excessif que 2/5 des sommes mises à la disposition des bibliothèques soient exclusivement réservées au bibliothécaire qui en use comme bon lui semble et ne consulte les professeurs, qu'autant que cela lui plaît, pour l'achat des livres. Ils trouvent également que la commission représentant l'université auprès de ce dernier a, par suite même de sa composition, un fonctionnement difficile et partant irrégulier. » 121

Cette même reconnaissance suscitait au contraire la satisfaction des bibliothécaires :

‘« On peut dire maintenant que ce sont les livres de valeur qui dominent [dans les acquisitions], et cette heureuse modification est due pour une grande part, pour la plus large part, au décret [sic] qui a mis à la disposition du bibliothécaire les 2/5 de la subvention de l'Etat pour achats de livres. Si nos collections présentent maintenant une certaine homogénéité, si les différentes sections qui les composent renferment un choix sinon très nombreux du moins judicieux de grands ouvrages, si nos séries de périodiques sont au complet, si enfin les grands recueils de textes, les encyclopédies, les bibliographies indispensables figurent sur nos rayons, c'est à ce décret qu'on le doit. Avec des ressources minimes, des moyens d'information souvent médiocres, les bibliothécaires universitaires français ont montré que la confiance que l'on avait bien voulu leur accorder était pleinement justifiée, et que beaucoup mieux que la commission de la bibliothèque, ils étaient capables de diriger les achats dans un sens conforme aux intérêts généraux de la bibliothèque et des travailleurs. » 122

Ces manifestations de mécontentement des professeurs par rapport au fonctionnement des bibliothèques universitaires conduisent à s'interroger sur leurs propres conceptions. Il ne semble pas qu'ils aient revendiqué pour eux-mêmes la possibilité d'exercer la direction d'une bibliothèque universitaire. 123

La conception la plus répandue semble plutôt avoir été celle d'un bibliothécaire coopté par la faculté, et chargé de travaux d'exécution sous le contrôle des professeurs et du doyen. C'est cette conception qui avait été exprimée dans les observations de la faculté de droit de Toulouse en 1884 (cf. ci-dessus, p. 102-103).

Notes
116.

Circulaire du 23 août 1879 relative à l'organisation des bibliothèques universitaires, Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 277 et Recueil des lois, décrets, ordonnances, arrêtés, circulaires, etc., concernant les bibliothèques publiques..., op. cit., p. 140.

117.

A. Daumas, « Des bibliothèques des facultés aux bibliothèques universitaires » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 3, Les Bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle, 1789-1914, sous la direction de D. Varry (Paris, 1991), p. 424.

118.

Circulaire du 23 avril 1880 relative au service des bibliothèques universitaires et aux achats de livres, Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 460 et Recueil des lois, décrets, ordonnances, arrêtés, circulaires, etc., concernant les bibliothèques publiques..., op. cit., p. 150. Circulaire du 20 janvier 1881 relative à la disposition du budget pour achats de livres dans les facultés. Achats anticipés, Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 3, p. 554-555 et Recueil des lois, décrets, ordonnances, arrêtés, circulaires, etc., concernant les bibliothèques publiques..., op. cit., p. 155-156.

119.

Circulaire du 20 novembre 1886 relative aux bibliothèques universitaires, Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 4, p. 287.

120.

Circulaires du 7 mars 1898 et du 10 juin 1899 relatives à l'emploi de la subvention de l'Etat aux bibliothèques des universités, Recueil des lois et règlements sur l'enseignement supérieur, op. cit., t. 6, p. 66 et Code administratif des bibliothèques d'étude, t. 1 (Paris, 1929), p. 535-537. Circulaire du 20 mai 1900 rappelant les prescriptions relatives à l'emploi des crédits destinés aux achats de livres pour les bibliothèques universitaires, Circulaires et instructions officielles relatives à l'instruction publique, t. 12 (Paris, 1902), p. 800-801.

121.

Revue internationale de l'enseignement, t. 49, janvier-juin 1905, p. 370.

122.

J. Laude, « Les Bibliothèques universitaires de province », op. cit., p. 142-143. Le même Jules Laude avait d'ailleurs souligné que dans les bibliothèques universitaires allemandes le choix des documents à acquérir reposait exclusivement sur les bibliothécaires. J. Laude, Les Bibliothèques universitaires allemandes et leur organisation (Paris, 1900), p. 30-34. Deux autres bibliothécaires d'Aix et de Marseille critiquaient le fonctionnement des commissions d'achat : « Le seul argument, que l'on allègue en faveur des commissions d'achat, c'est l'autorité des spécialistes sur les sujets de leur compétence. Mais c'est précisément là l'écueil à redouter, chaque spécialiste étant porté à exagérer l'importance du domaine qui lui est familier aux dépens de celui de son voisin. Voici d'ailleurs à ce sujet l'opinion de M. Bergonié, membre de la commission de la bibliothèque universitaire de Bordeaux : “On ne peut voir sans sourire un professeur de droit romain voter l'achat d'un traité de gynécologie, ou un professeur de physique biologique approuver l'achat d'un nouveau texte de Pausanias” ». Ils alléguaient aussi la conclusion d'une enquête conduite en 1905 par la Revue scientifique : « La note générale est très défavorable aux commissions pour un grand nombre de raisons que l'on rencontre même chez les professeurs qui sont appelés à en faire partie ». G. Fleury, M. Godefroy, « Pour une nouvelle organisation des bibliothèques universitaires », Revue internationale de l'enseignement, t. 74, 1920, p. 216-217. Citation de la Revue scientifique, 5e série, t. 4, 1905, p. 175.

123.

Selon Jules Laude, jusqu'en 1870, les bibliothèques universitaires allemandes avaient été dirigées par des professeurs titulaires, qui cumulaient leurs fonctions avec celles de bibliothécaire. Cet usage avait pour conséquence que les universités qui avaient à recruter un bibliothécaire « se préoccupaient fort peu de savoir si le professeur qu'elles allaient nommer possédait la compétence nécessaire pour exercer convenablement les fonctions de sa nouvelle charge. Il était entendu que le poste de bibliothécaire n'exigeait aucune préparation spéciale, et si, dans certaines universités, on le confiait de préférence à un professeur de réelle valeur, dans d'autres au contraire, on le considérait comme une sorte de refuge pour les Dozenten dont l'enseignement était délaissé et qui avaient besoin d'une aide matérielle pour vivre. Dans un cas comme dans l'autre, le résultat était à peu près le même, et suivant l'expression d'Ebert, ce résultat était pitoyable... L'heure sonna enfin où l'on comprit que pour diriger une bibliothèque, il fallait posséder une instruction technique spéciale, et que cette instruction ne pouvait s'acquérir qu'au prix de travaux prolongés et assidus. En dépit des résistances intéressées qui se produisirent, le principe que “personne ne peut être à la fois bon bibliothécaire et bon professeur” finit par prévaloir, et dès lors chaque fois qu'une place de bibliothécaire devint vacante dans les universités, les pouvoirs publics y nommèrent un bibliothécaire de profession. » J. Laude, Les Bibliothèques universitaires allemandes et leur organisation, op. cit., p. 8-9.