B. Le rapprochement de bibliothèques universitaires et de bibliothèques municipales

Dans un sens opposé à ce processus de déconcentration externe, se produisit au début du XXe siècle une intégration entre la bibliothèque municipale de Clermont-Ferrand et la bibliothèque universitaire de la même ville. Un projet identique avait été auparavant conçu à Lille et intégré dans une convention de 1887 entre la ville et l'Etat, mais ce projet n'aboutit pas et seule la bibliothèque universitaire occupa en 1907 les locaux prévus au départ pour les deux bibliothèques. 136

Le projet de Clermont-Ferrand doit beaucoup aux conceptions de Jules Laude, bibliothécaire de la bibliothèque universitaire de Clermont-Ferrand et bon connaisseur des bibliothèques universitaires allemandes ; sa réalisation fut facilitée par des circonstances favorables et par l'intérêt que ce projet suscita aussi bien au conseil municipal de Clermont-Ferrand qu'au ministère de l'instruction publique.

C'est en 1900 que fut publié le livre de Jules Laude, Les Bibliothèques universitaires allemandes et leur organisation. Préalablement à cette publication, l'auteur s'était fait connaître comme traducteur du manuel de bibliothéconomie d'Arnim Graesel, qui faisait alors autorité. 137

Dans un article publié en 1901 dans la Revue d'Auvergne, J. Laude proposa d'adapter à la France le concept de bibliothèque universitaire et régionale (Universitäts- und Landesbibliothek) qui avait été réalisé en particulier à Strasbourg. Ce « caractère spécial » de la bibliothèque de Strasbourg constituait, aux yeux du bibliothécaire clermontois, « une innovation qui, importée chez nous, pourrait rendre... d'immenses services, non seulement à nos universités provinciales..., mais aussi aux villes où ces universités ont leur siège ». En effet, poursuivait-il, toutes les villes de province ont des bibliothèques publiques, riches en ouvrages du XVIe au XVIIIe siècle, mais dépourvues d'ouvrages contemporains et de documents étrangers.

‘« Pour les compléter, et constituer du même coup des dépôts semblables à ceux de l'Allemagne, il suffirait donc de leur adjoindre des bibliothèques riches en ouvrages scientifiques contemporains. Or c'est précisément le caractère que présentent chez nous les bibliothèques universitaires. »’

En réunissant ces deux types de bibliothèques, on contribuerait donc à la création en province de grands foyers d'étude, objectif dont la création d'universités régionales en 1896 avait constitué la première étape. Cette réunion permettrait en outre des économies de frais généraux et d'acquisition, par la suppression des achats en double. Elle permettrait au public de tirer profit des collections universitaires. Elle constituerait le moyen de rattraper le retard dont souffraient les bibliothèques françaises. Elle impliquerait la nécessité de construire un bâtiment spécial, convenablement aménagé. 138

Précisément, les deux bibliothèques de Clermont-Ferrand avaient alors besoin d'être installées dans des locaux plus spacieux, qu'il s'agît de la bibliothèque municipale (55.000 volumes environ), ou de la bibliothèque universitaire (35.000 volumes environ), qui était toujours logée dans des locaux provisoires et trop exigus. La perpective de cette réunion avait aussi été évoquée avec intérêt par un chargé de cours à la faculté des lettres de Clermont-Ferrand, Louis Bréhier, qui était certainement informé des projets en cours, en conclusion de son compte rendu du livre de Jules Laude sur les bibliothèques universitaires allemandes dans la Revue internationale de l'enseignement.

‘« Dans la plupart de nos villes universitaires, il existe de belles bibliothèques municipales... Pourquoi les municipalités qui ont montré jusqu'ici d'une manière notoire tout l'intérêt qu'elles attachent à posséder une université, ne réuniraient-elles pas ces richesses... à celles des bibliothèques universitaires ? ...la ville et l'université trouveraient leur avantage à cette réunion et... ces deux bibliothèques avec leurs ouvrages d'ordre différent, se compléteraient à merveille... Il y aurait ainsi en France de grandes bibliothèques régionales qui pourraient soutenir la comparaison avec celles de l'étranger et contribuer à développer l'idéal de la décentralisation scientifique qui paraît constituer la raison d'être de nos universités. » 139

Le projet de réunion des deux bibliothèques fut approuvé à la fois par le ministère de l'instruction publique et, à l'unanimité, par le conseil municipal de Clermont-Ferrand. Il donna lieu à une convention signée en février-mars 1902. Il consistait à installer les deux bibliothèques dans un bâtiment unique, conçu et construit spécialement pour cet usage, et à les placer sous la même direction (celle du bibliothécaire universitaire). Les financements continuaient d'être assurés par l'Etat et par la ville, chacun en ce qui le concernait, pour les dépenses de personnel et de matériel. La construction d'un bâtiment indépendant des locaux universitaires constituait alors un cas unique dans les bibliothèques universitaires de province. La nouvelle bibliothèque, ouverte au public en novembre 1905, réunissait environ 90.000 volumes et 350 abonnements. Elle avait une superficie de 850 mètres carrés au sol, de 2.350 mètres carrés de planchers, une salle de travail de quatre-vingt places, une salle réservée de vingt places, des bureaux bien installés et des magasins pouvant contenir environ 225.000 volumes. Sur les 320.000 francs qu'avait coûté sa construction, la ville de Clermont-Ferrand en avait apporté plus de 200.000, ainsi que le terrain. 140

La logique qui était à l'oeuvre dans cette réunion poussait au-delà de l'institution universitaire celle qui avait présidé à la réunion des bibliothèques des facultés. Elle venait en outre opportunément renforcer la bibliothèque de l'une des plus petites universités de province, qui ne comportait que deux facultés (sciences et lettres), qui ne réunissaient, en 1897-1898, que 176 étudiants. Les premières statistiques publiées confirmèrent le succès de cette organisation par l'augmentation de la fréquentation et des communications d'ouvrages : 32.777 volumes furent prêtés ou communiqués en un an, beaucoup plus que le total des volumes prêtés par les deux bibliothèques avant leur réunion. 141

Cette réunion de deux bibliothèques de statut différent en un même bâtiment suscita un certain prosélytisme et entraîna des discussions sur l'opportunité de réaliser le même type de fusion dans d'autres villes, d'autant plus que son promoteur, J. Laude, dans son article de la Revue d'Auvergne, ne l'avait pas présentée comme une réponse à une situation purement locale mais l'avait au contraire considérée comme une solution adaptée à toutes les villes universitaires de province. C'est ainsi qu'un professeur d'histoire de la faculté des lettres de Clermont-Ferrand, G. Desdevises du Dézert, écrivit en 1902 :

‘« L'université de Clermont sera la première en province à posséder une bibliothèque vraiment bien installée, commodément utilisable et répondant à toutes les exigences du travail moderne. La ville de Clermont sera la première à donner le bon exemple de la mise en commun des ressources scientifiques des villes et des universités. Réunir les bibliothèques dispersées, les compléter les unes par les autres, en faire de puissants foyers d'étude, c'est faire oeuvre prévoyante et utile au premier chef, c'est comprendre l'avenir, c'est marcher résolument dans la bonne voie. La ville de Clermont a l'honneur de l'avoir compris la première, il faut souhaiter qu'elle trouve de nombreux imitateurs. » 142

Dans sa thèse de 1902 sur les bibliothèques publiques, Jean Gautier écrivait :

‘« Nous souhaitons que les barrières qui mettent encore obstacle à l'utilisation par tous de ces importantes richesses s'abaissent de plus en plus et que vienne le jour où villes et universités, poursuivant l'oeuvre commencée et faisant de plus en plus cause commune, réuniront en un même dépôt, ouvert à tous, leurs richesses littéraires. Ce jour-là, ces bibliothèques devenues de grandes bibliothèques régionales, dotées d'un budget propre par les universités et par les villes, occuperont vraiment, à côté des universités et sous le contrôle direct du ministre de l'instruction publique, tuteur naturel de toutes les bibliothèques publiques, la place qui leur convient dans le développement scientifique et littéraire de notre pays. »’

J. Gautier faisait ainsi allusion à la situation des bibliothèques municipales et universitaires de Poitiers (juxtaposées dans le même bâtiment), de Rennes, où un projet d'organisation semblable était décidé, et de Clermont-Ferrand. 143

La Revue internationale de l'enseignement, qui avait déjà publié le compte rendu de l'ouvrage de Jules Laude sur les bibliothèques universitaires allemandes en 1901, signala l'événement par un entrefilet très favorable, en promettant de revenir sur ‘« cette excellente mesure... qui pourrait être généralisée au grand profit de nos universités ». 144

Cette opinion n'était pas partagée par tous. Dans le cas de Bordeaux, un professeur de la faculté des lettres et adjoint au maire chargé de l'instruction publique, Henri de La Ville de Mirmont, vit dans ces propos une généralisation imprudente et dangereuse et critiqua les positions défendues par son collègue de Clermont-Ferrand, G. Desdevises du Dézert. Dans le cas des grandes villes universitaires, expliquait-il, cette ‘« fusion des divers ordres de bibliothèques n'amènerait qu'une regrettable confusion aussi funeste à toute administration sérieuse qu'aux vrais intérêts de toutes les classes de travailleurs »’. En effet, il existait à Bordeaux des bibliothèques populaires, correspondant au niveau de l'enseignement primaire, une bibliothèque universitaire répartie en trois sections et une bibliothèque municipale.

‘« Peut-il être question, à Bordeaux “de la mise en commun des ressources scientifiques des villes et des universités”, alors que l'université elle-même évite sagement de mettre en commun ses propres ressources scientifiques ?... A Bordeaux, l'installation en trois sections de la bibliothèque universitaire est suffisante, sinon luxueuse. Aux heures où les salles de lecture sont ouvertes dans les trois sections, toutes les places sont occupées, et l'on se demande quels locaux immenses il faudrait disposer si on prétendait y accueillir ensemble tous ceux des 2.317 étudiants des quatre facultés... »’

La répartition des collections et du public en plusieurs lieux était ainsi présentée comme une mesure de bonne organisation dans les grands centres universitaires, en raison du nombre important des utilisateurs. Le fait que la bibliothèque unifiée eût été placée, à Clermont-Ferrand, sous la direction du bibliothécaire de l'université semblait aussi remettre en cause le droit des communes de s'administrer elles-mêmes :

‘« En dernière analyse, nous voyons dans la nouvelle organisation de Clermont une grave atteinte à l'autonomie municipale que Bordeaux ne pourrait admettre... » 145

Quelques années plus tard, à Rennes, un chargé de cours de la faculté des lettres, E. Jordan, examina la question des relations entre bibliothèques municipales et bibliothèques universitaires. Il conclut en faveur de la mise en commun des deux fonds.

‘« L'Etat et la ville conservant chacun la propriété de ses livres, tant de ceux acquis que de ceux à acquérir dans l'avenir, mettraient en commun, comme cela s'est fait à Clermont, où cette solution paraît avoir donné pleine satisfaction à tous les intérêts en présence, les divers services d'exploitation de la bibliothèque. On aurait par
suite : 1° une seule salle de lecture, ou, si l'on jugeait, avec raison, préférable d'en établir plusieurs, on y répartirait le public d'après la nature de ses recherches, non d'après le propriétaire des ouvrages qu'il y vient consulter... ; 2° un seul catalogue alphabétique et un seul catalogue méthodique, groupant chacun les fiches des livres des deux fonds ; 3° un seul personnel ; 4° un seul service des achats, ce qui mettrait fin aux doubles emplois inutiles et coûteux ; 5° un règlement unique pour les deux collections, avec un service de prêt extérieur largement pratiqué et qui, dans l'espèce, ferait de la bibliothèque de Rennes la bibliothèque centrale de toute la Bretagne. » 146

La solution mise en oeuvre à Rennes n'alla cependant pas aussi loin dans l'intégration des collections que celle qui avait été retenue à Clermont-Ferrand. En 1911, fut constituée une bibliothèque commune, mais installée dans un bâtiment existant, et dans laquelle les magasins à livres de la bibliothèque municipale et de la bibliothèque universitaire restaient distincts. 147

La conception originale de la bibliothèque municipale et universitaire de Clermont-Ferrand resta donc un cas unique, dont la conception s'appuyait sur une bonne connaissance de l'organisation des bibliothèques allemandes, qui s'adaptait bien à la situation particulière de l'université de cette ville, et qui aurait peut-être été adaptée aussi à d'autres villes universitaires de taille moyenne.

Notes
136.

J. Bleton, « Les Bâtiments » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 3, Les Bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle, 1789-1914, op. cit., p. 223-224. La bibliothèque municipale de Lille fut détruite par un incendie en 1916, et la part de ses collections qui avait pu être sauvegardée fut hébergée dans le bâtiment de la bibliothèque universitaire. Cette situation devait se prolonger jusque dans les années 1960, au cours desquelles la bibliothèque universitaire de Lille fut divisée en sections transférées à la périphérie de l’agglomération et abandonna le bâtiment qu’elle occupait au centre ville.

137.

A. Graesel, Manuel de bibliothéconomie... Ed. française revue par l'auteur et considérablement augmentée, trad. de Jules Laude (Paris, 1897) ; traduit de Grundzüge der Bibliothekslehre.

138.

J. Laude, « Les Bibliothèques publiques, leur importance et leur rôle », Revue d'Auvergne, t. 18, 1901, p. 328-348.

139.

L. Bréhier, « Les Bibliothèques universitaires », Revue internationale de l'enseignement, t. 41, janvier-juin 1901, p. 137.

140.

J. Laude, « Les Bibliothèques universitaires de province », op. cit., p. 135-136 ; J. Bleton, « Les Bâtiments », op. cit., p. 223.

141.

L. Bréhier, « Un Projet d'organisation de bibliothèque régionale », Revue internationale de l'enseignement, t. 43, janvier-juin 1902, p. 513-518 ; « Bibliothèque de la ville et de l'université de Clermont-Ferrand », Bulletin administratif du ministère de l'instruction publique, t. 73, n° 1750, 16 mai 1903, p. 693 ; « Université de Clermont-Ferrand, la bibliothèque municipale et universitaire », Revue internationale de l'enseignement, t. 52, juillet-décembre 1906, p. 532-534 (extrait d'un article publié dans le Moniteur du Puy de Dôme) ; J. Bleton, « Les Bâtiments », op. cit., p. 222-223 ; Règlement de la bibliothèque municipale et universitaire de Clermont-Ferrand, Code administratif des bibliothèques d'étude, op. cit., t. 1, p. 537-549. Cf. aussi C. Serres de Mesplès, Les Bibliothèques publiques françaises, leur organisation, leur réforme (Montpellier, 1933), p. 27 et H. Comte, Les Bibliothèques publiques en France (Villeurbanne, 1977), p. 235.

142.

G. Desdevizes du Dézert, « Bibliothèques municipales et bibliothèques universitaires », Revue universitaire, t. 1, 1902, p. 345.

143.

J. Gautier, Nos bibliothèques publiques, leur situation légale (Paris, 1902), p. 12, note 1.

144.

Revue internationale de l'enseignement, t. 43, janvier-juin 1902, p. 275.

145.

H. de La Ville de Mirmont, « La Bibliothèque universitaire et la bibliothèque municipale de Bordeaux », Revue internationale de l'enseignement, t. 43, janvier-juin 1902, p. 518-524. Cet article a été publié à la suite de celui de L. Bréhier, « Un Projet d'organisation de bibliothèque régionale », sous le titre commun « Bibliothèques universitaires et bibliothèques municipales ».

146.

E. Jordan, La Nouvelle bibliothèque de Rennes (Rennes, 1905) ; citation extraite du compte rendu de cet ouvrage par E. Lelong, « Rennes : bibliothèques universitaire [sic] et bibliothèques municipales », Revue internationale de l'enseignement, t. 50, juillet-décembre 1905, p. 341.

147.

J. Bleton, « Les Bâtiments », op. cit., p. 224.