B. Les bibliothèques universitaires

De la fin du XIXe siècle à 1914, les acquisitions de livres des bibliothèques universitaires de province peuvent être connues par la Liste alphabétique des nouvelles acquisitions de ces bibliothèques. Cette entreprise de coopération est due à l'initiative du bibliothécaire de la bibliothèque universitaire de Montpellier, Albert Fécamp, d'où le nom de « Catalogue de Montpellier » sous lequel ces listes sont couramment désignées. Cinq bibliothèques universitaires ont participé au premier fascicule de 1893-1894. A partir de l'année scolaire 1897-1898, toutes les bibliothèques universitaires de province et celle d'Alger ont participé ; en 1898-1899 s'y sont ajoutées les bibliothèques de la Sorbonne et de la faculté de pharmacie de Paris. 153

Si l'on ne tient pas compte des trois premières années, de 1893-1894 à 1895-1896, au cours desquelles une partie des bibliothèques universitaires seulement a signalé ses nouvelles acquisitions, on peut établir le tableau suivant (tableau 3 B).

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Tableau 3 BAcquisitions de livres par les bibliothèques universitaires
[Note: SOURCE : Bibliothèques universitaires... Liste alphabétique des nouvelles acquisitions, fasc. 4-5 à 20 (Montpellier, 1899-1914).]

La moyenne annuelle des acquisitions de 1896-1897 à 1912-1913 a été de 11.256 exemplaires pour dix-sept bibliothèques participantes. Les années de 1900-1901 à 1902-1903 et de 1910-1911 à 1911-1912 ont été les périodes où les acquisitions ont été les plus nombreuses. On ne peut manquer cependant d'être frappé par la modestie de ces chiffres, dans lesquels les thèses françaises et étrangères, que les échanges procuraient en grand nombre, ne sont pas incluses. Il semble qu'au cours de la période de 1898 à 1914, les bibliothèques universitaires ont pris leur régime de fonctionnement normal, mais que ce régime s’est situé à un niveau assez faible. Rapporté au nombre des étudiants des facultés, les acquisitions de livres sont passées de un exemplaire pour quatre en 1898 à un exemplaire pour trois en 1912. L’idée selon laquelle les bibliothèques universitaires auraient connu leur « âge d’or » entre 1880 et 1914 doit donc être nuancée.

Les crédits de matériel des bibliothèques universitaires de province ont évolué de moins de 250.000 francs en 1897 à 390.500 francs en 1912, soit une progression de 56,2 pour cent dans une période de stabilité monétaire, qui a permis le doublement des acquisitions en volume. A Lyon, où l'université proposait plus de cent vingt enseignements, la bibliothèque universitaire disposait en 1912 d'un crédit d'acquisition de 30.500 francs. Sur ce montant, 12.000 francs étaient employés pour les abonnements et autant pour les acquisitions de suites et collections ; il restait donc environ 6.500 francs pour les achats de monographies. A Montpellier, la même année, le crédit était de 19.750 francs, à Dijon de 14.900 francs, et à Clermont-Ferrand, où l'université proposait vingt enseignements, de 6.500 francs. 154

Dans l’histoire assez mal connue du financement des bibliothèques universitaires françaises, un événement important s’est produit en 1904, avec l’arrêt des subventions directes de l’Etat au budget des bibliothèques universitaires. A partir de cette date, le produit du droit de bibliothèque a été complété, dans les recettes des bibliothèques universitaires, par une aide attribuée par les universités et prélevée sur la subvention qu’elles recevaient elles-mêmes de l’Etat pour leurs dépenses de matériel. Cette modification du mode de financement pourrait être mise en relation avec la diminution du nombre des volumes acquis par les bibliothèques universitaires à partir de 1903-1904 (cf. tableau 3 B, p. 130). La subvention directe de l’Etat aux bibliothèques universitaires ne devait être rétablie qu’en 1945. Il est possible que les subventions des universités aux bibliothèques universitaires, qui ont été attribuées de 1904 à 1925, aient ralenti la création de bibliothèques spécialisées par les universités, mais les données disponibles ne permettent pas de l’affirmer. 155

Le personnel des bibliothèques universitaires de province comprenait en 1915 trente bibliothécaires pour quinze universités. Lyon et Bordeaux, les mieux pourvues, disposaient chacune de quatre emplois de bibliothécaire. Cet effectif relativement important semble dû, dans le cas de Bordeaux, à l'installation de la bibliothèque sur trois sites alors que celle de Lyon était réunie dans les locaux du quai Claude Bernard. Il y avait trois emplois de bibliothécaire à Lille, Montpellier et Toulouse, deux à Aix, Clermont, Dijon et Nancy, et un seul à Besançon, Caen, Grenoble, Poitiers et Rennes. 156

Il n'y avait pas encore de bibliothécaires femmes, bien qu'un article anonyme de la Revue internationale de l'enseignement eût proposé, en 1912, de leur réserver ces emplois car leur caractère subalterne aurait mieux convenu, selon l’auteur, à leur nature docile. En 1920, deux bibliothécaires d'Aix et de Marseille ont aussi proposé ‘« d'ouvrir aux femmes l'examen qui donne accès à la carrière de bibliothécaire »’, car « le service des bibliothèques rentre dans le cadre de leurs aptitudes » et « elles sont susceptibles d'y fort bien réussir ». Comme dans d’autres secteurs d’activité, la féminisation des emplois dans les bibliothèques universitaires a commencé après la première guerre mondiale. 157

A quelques exceptions près, la plupart des bibliothèques universitaires de province disposaient de locaux insuffisants et mal aménagés. Ainsi, à Besançon, la bibliothèque universitaire qui avait pris possession de ses locaux en 1899, n'avait plus de place libre sur ses rayons en 1909 (J. Laude) ; à Grenoble, l'installation dans le palais universitaire de 1875, qui hébergeait les trois facultés de droit, des sciences et des lettres, était très insuffisante : « Tout y étouffe » (F. Lot). D'autres bibliothèques étaient cependant assez bien logées, notamment à Clermont-Ferrand et à Lille (où les facultés de droit et des lettres de Douai avaient été transférées avec leur bibliothèque en 1887). Dans l'ensemble cependant,

‘« les bibliothèques des universités ont été obligées de s'adapter à des locaux de construction ancienne, nullement appropriés à cet usage. Elles y sont logées dans des conditions souvent déplorables... Parfois même des dépôts sont relégués dans des réduits obscurs ou dans des greniers difficilement accessibles. Et de pareilles situations se perpétuent, sans que l'on songe à y remédier. Le service se trouve ainsi compliqué de façon inutile, au grand détriment des travailleurs. » 158

A Poitiers et à Rennes, les bibliothèques universitaires avaient été installées dans le même bâtiment que la bibliothèque municipale, sans que l'intégration fût poussée aussi loin qu'à Clermont-Ferrand. A Dijon, les deux sections existant jusqu'alors (droit d'une part, sciences et lettres d'autre part) avaient été réunies en 1906 dans un bâtiment neuf. Cette restructuration suscita des critiques, en raison de l'éloignement de la bibliothèque et des facultés. 159

L'importance de la question des locaux demeurait largement sous-estimée : après la destruction par un incendie, le 27 octobre 1909, de la bibliothèque universitaire de Toulouse (section médecine-sciences), selon Jules Laude,

‘« ...la solution la plus simple, la plus rationnelle, paraissait être de réunir toutes les sections dans un même local, non en utilisant quelque séminaire désaffecté, mais en construisant, à l'exemple de Lille, et à mi-chemin des facultés de droit et des lettres d'une part, de médecine et des sciences d'autre part, une bibliothèque digne de l'université de Toulouse. »’

Cependant, le voeu des deux facultés intéressées fut de reconstruire sur le même emplacement, ‘« en raison des précieuses économies de temps qui résultent pour les professeurs de la proximité des livres et des laboratoires »’. Ces positions divergentes manifestaient aussi un désaccord de fond sur l'organisation de la « fonction documentaire » dans les universités. 160

Notes
153.

A. Fécamp, « Projet d'un catalogue général annuel des acquisitions des bibliothèques universitaires », Revue des bibliothèques, t. 1, novembre 1891, p. 417-432 ; Bibliothèques universitaires..., liste alphabétique des nouvelles acquisitions... (Montpellier [puis] Bordeaux, 1895-1934), 22 t. en 28 fascicules.

154.

J. Laude, « Les Bibliothèques universitaires de province », op. cit., p. 139-140.

155.

G. Calmette, « La Crise actuelle des bibliothèques universitaires de Paris », Revue historique, juillet-septembre 1948, p. 33.

156.

Bibliothèques des universités des départements, personnel, tableau d'ancienneté arrêté au 31 décembre 1915, Bulletin administratif du ministère de l'instruction publique, t. 98, n° 2204, 25 décembre 1915, p. 928-931. J. Laude cite les mêmes chiffres pour 1912. En comptant Paris, il y avait alors en France 49 bibliothécaires universitaires pour 41.479 étudiants, soit un pour 850 ; en Allemagne, la proportion était de 222 bibliothécaires et secrétaires pour 63.582 étudiants, soit un pour 238. J. Laude, « Les Bibliothèques universitaires de province », op. cit., p. 149-150. Les effectifs des bibliothécaires et des sous-bibliothécaires sont aussi indiqués par les éditions successives de l’Annuaire des bibliothèques et des archives (six éditions entre 1900 et 1912). En ce qui concerne les bibliothécaires, une distinction a été faite après 1910 entre le bibliothécaire en chef d’une bibliothèque universitaire et les autres bibliothécaires qui y étaient éventuellement affectés. Cette distinction était la conséquence du décret du 28 juin 1910 fixant le cadre et les traitements du personnel technique des bibliothèques des universités des départements, qui avait créé le grade de bibliothécaire en chef, dont l’effectif avait été fixé à quatorze, soit un par bibliothèque universitaire. Cette innovation avait mis fin au régime d’égalité entre le bibliothécaire chargé de la direction d’une bibliothèque universitaire et les bibliothécaires chargés d’une section qui avait été prévu par les règlements de certaines bibliothèques universitaires de province. Décret du 28 juin 1910 fixant le cadre et les traitements du personnel technique des bibliothèques des universités des départements, Bulletin administratif du ministère de l’instruction publique, n° 1937, 16 juillet 1910 et Recueil des lois et règlements sur l’enseignement supérieur, op. cit., t. 7, p. 224.

157.

« Féminisme et bibliothèques », Revue internationale de l'enseignement, t. 63, janvier-juin 1912, p. 143-145 ; G. Fleury, M. Godefroy, « Pour une nouvelle organisation des bibliothèques universitaires », op. cit., p. 213. Avant 1914, tous les bibliothécaires étaient des hommes d’après les éditions successives de l’Annuaire des bibliothèques et des archives.

158.

G. Fleury, M. Godefroy, « Pour une nouvelle organisation des bibliothèques universitaires », op. cit., p. 212 ; J. Laude, « Les Bibliothèques universitaires de province », op. cit., p. 133 ; F. Lot, De la Situation faite à l'enseignement supérieur en France, t. 1 (Paris, 1906), p. 117-125. Ferdinand Lot, considéré par Christophe Charle comme « le censeur vigilant des travers maintenus du système universitaire français », situait ces critiques à l’égard des bibliothèques universitaires dans le cadre plus général de la critique de l’enseignement supérieur, et écrivait, par exemple : « On entend parfois au Parlement et dans les harangues officielles entonner la louange de la Troisième République qui a rénové notre enseignement supérieur. La vérité, c’est qu’elle est restée bien en arrière de ce qu’ont fait, sans tant le crier, tous les royaumes et duchés germaniques. ». Selon les analyses très critiques de F. Lot, il fallait comparer aux 21 millions de francs du budget de l'enseignement supérieur en France les 35 millions et demi de francs de ce même ordre d'enseignement en Allemagne. Les insuffisances quantitatives des postes d'enseignement supérieur (830 en lettres en Allemagne, où l'on étudiait plus le provençal que dans notre pays, contre 354 en France ; 636 en sciences en Allemagne contre 343 en France) étaient aggravées par les conditions d'exercice : un professeur assurait trois heures de cours par semaine en France, contre huit à dix en Allemagne. Pour l'auteur, les pouvoirs publics étaient toujours « d’une avarice sordide, en France, quand il s'agit d'enseignement supérieur ». Il constatait aussi la relative rareté des publications savantes françaises. F. Lot, De la Situation faite à l'enseignement supérieur en France, op. cit., t. 1, p. 11, p. 12, p. 17, p. 30-33 et p. 58-61. Ces prises de position ont suscité des réactions indignées de la Revue internationale de l’enseignement. Sur F. Lot, cf. C. Charle, La République des universitaires, 1870-1940 (Paris, 1994), p. 92-93.

159.

Richesses des bibliothèques provinciales de France, op. cit., t. 1, p. 160-161 ; F. Lot, De la Situation faite à l'enseignement supérieur en France, op. cit., t. 1, p. 121 ; O. Barthélémy, « La Nouvelle bibliothèque universitaire de Dijon », Bulletin des bibliothèques de France, t. 8, n° 7, juillet 1963, p. 278.

160.

J. Laude, « Les Bibliothèques universitaires de province », op. cit., p. 137-138.