B. L’organisation de la recherche publique

A l’immobilisme relatif de l’enseignement supérieur universitaire s’opposent les multiples efforts des pouvoirs publics pour organiser et développer les activités de recherche.

La prise de conscience de l’intérêt de l’intervention des pouvoirs publics pour organiser la recherche, en particulier de la recherche appliquée, est apparue dès le début du XXe siècle. Pour l’Etat, cette intervention répondait à des objectifs d’innovation technique et de développement industriel, mais aussi d’applications militaires. C’est au cours des quarante premières années du XXe siècle, marquées par le développement de la grande industrie et par des politiques d’armement, qu’ont été prises de nombreuses mesures visant à structurer les activités de recherche financées par les pouvoirs publics. Or la recherche universitaire, inscrite dans les missions des universités depuis la fin du XIXe siècle, souffrait de certains handicaps. Les laboratoires universitaires apparaissaient surtout comme des annexes des chaires d’enseignement, étaient peu utilisés et souvent mal équipés. Ils étaient toujours dépourvus de personnel technique. Avant la première guerre mondiale, onze scientifiques français et treize allemands avaient été distingués par le prix Nobel ; entre 1920 et 1939, cinq Français et vingt Allemands ont reçu la même récompense. 172

Peu active dans les universités, la recherche scientifique ne l’était pas davantage dans les grandes écoles. Dans les universités, l’accroissement du nombre des étudiants conduisait à privilégier la mission d’enseignement. En outre, le découpage académique des disciplines universitaires, inscrit dans la structure des facultés par le système des chaires, s’adaptait mal à la spécialisation croissante des sciences, et le coût des recherches excédait les possibilités financières des universités. Le temps était définitivement révolu où des découvertes capitales avaient pu être effectuées dans des laboratoires à l’équipement modeste.

Jusqu’en 1924, le financement de la recherche publique en France a été assuré soit par l’aide de fondations françaises ou américaines (Carnegie, Rockefeller), soit par la Caisse des recherches scientifiques, créée en 1901. A partir de 1925, un autre dispositif connu sous le nom de « sou du laboratoire » et créé par la loi de finances du 13 juillet 1925 s’y est ajouté. Cette source de financement, alimentée par un prélèvement sur la taxe d’apprentissage, est devenue la plus importante : elle produisait 14 millions de francs en 1926, sur un total de 26 millions de francs pour le budget de la recherche publique. L’Etat ne s’est pas seulement préoccupé de financer les activités de recherche, il a voulu aussi les coordonner, c’est-à-dire veiller à la bonne utilisation des moyens.

L’interventionnisme économique des années 1930 a entraîné une intensification de ces efforts. L’expression « politique de la science » a été employée par le ministre de l’éducation nationale, Jean Zay, lors du débat budgétaire de décembre 1936. Le gouvernement du Front populaire a créé un sous-secrétariat d’Etat à la recherche scientifique, dont les titulaires ont été Irène Joliot-Curie, puis Jean Perrin. En 1930 avait été créée une Caisse nationale des sciences. A sa mission primitive de caisse de retraite pour savants âgés, elle ajouta en 1936 la distribution de bourses de recherche à de jeunes scientifiques. D’autres organes consultatifs ou opérationnels étaient aussi chargés de missions d’orientation ou de réalisation de recherches scientifiques. Une première simplification intervint en 1935, par la fusion de la Caisse des recherches scientifiques de 1901 avec la Caisse nationale des sciences de 1930. Le nouvel organisme prit le nom de Caisse nationale de la recherche scientifique (« la » C.N.R.S., créée par décret du 30 octobre 1935). Il laissait encore subsister en dehors de lui d’autres services, mais surtout il avait été conçu tout à fait en dehors de l’enseignement supérieur. Pour Jean Perrin, cette autonomie était indispensable au bon fonctionnement de la recherche. On peut remarquer qu’elle correspondait aussi à une tradition française, illustrée encore au XIXe siècle par la création de l’Ecole pratique des hautes études en 1868. Ecartées du débat sur la recherche scientifique et craignant la marginalisation des laboratoires universitaires, les universités de province critiquèrent les choix de Jean Perrin. La possibilité de rattacher des laboratoires de recherche à l’enseignement supérieur fut reconnue par le décret du 14 avril 1939.

Un nouvel organisme, issu de la transformation de l’Office national des recherches scientifiques et industrielles et des inventions, créé en 1922 et défini par J.-F. Picard comme un « laboratoire à tout faire », vit le jour en 1938 sous le nom de Centre national de la recherche scientifique appliquée (C.N.R.S.A., décret-loi du 21 mai 1938). Enfin, la fusion de cet organisme avec la Caisse nationale de la recherche scientifique fut décidée en 1939. Le nouvel organisme (Centre national de la recherche scientifique, créé par décret du 19 octobre 1939) absorbait aussi le Conseil supérieur de la recherche, organe d’orientation créé en 1934 et structuré alors en quatorze sections, ainsi que le service central de la recherche du ministère de l’éducation nationale. Il recevait la totalité de ses subventions du ministère de l’éducation nationale. 173

En ce qui concerne la documentation scientifique, un plan pour la recherche fondamentale adopté en 1938 par le Conseil supérieur de la recherche avait prévu la mise en place d’un service de documentation spécifique et la publication d’un bulletin analytique d’information bibliographique. Ainsi, de même que les activités de recherche avaient été situées en dehors des universités, les activités documentaires liées à la recherche scientifique se trouvèrent séparées des bibliothèques universitaires.

Cette évolution a été résumée ainsi par Luc Rouban :

‘« Jusqu’aux années 1920, la situation française se caractérise donc par deux traits congénitaux : la recherche est subordonnée à l’enseignement... ; parallèlement, le système universitaire reste longtemps le seul cadre dans lequel peut se développer la recherche scientifique. L’université, cependant, est totalement incapable de répondre à la demande car on ne considère pas que la recherche soit la véritable fonction du professeur qui doit avant tout transmettre une tradition culturelle et adapter l’enseignement aux programmes des concours. La boucle est ainsi bouclée puisque le concours est l’épreuve donnant accès à la fonction publique et au service de l’Etat républicain. Cette structure se maintient jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale et trouve sans doute sa meilleure illustration dans la remarque que fait un recteur d’académie en 1933 : “...consacrer des crédits de l’université à la recherche scientifique est une irrégularité sur laquelle l’administration ferme les yeux” ». 174
Notes
172.

J.-F. Picard, La République des savants, la recherche française et le C.N.R.S., avec la collaboration de Gérard Darmon et de Elisabeth Pradoura (Paris, 1990), chapitre I, « Science et Etat », p. 18-21. Selon l’opinion de Louis Brillouin, scientifique des années 1920-1940, les motivations de l’organisation de la recherche scientifique ont été principalement militaires et industrielles : « Du temps où j’étais étudiant [vers 1920], il n’était guère question de recherche organisée. Les termes apparaissaient même contradictoires... Les guerres mondiales ont été les causes premières de cette évolution. Elles ont exigé un effort massif dont les savants ont assumé une large part. Puis s’est organisée une industrie gigantesque, appuyée sur la recherche scientifique et technique. Les premiers grands centres de recherche ont été des laboratoires industriels subventionnés par de grandes affaires privées ou par la Défense nationale ou enfin par de véritables monopoles privés ou publics. Commencés dans le domaine de la science appliquée, cette évolution gagna vite les universités... » Cité par J.-F. Picard, La République des savants, la recherche française et le C.N.R.S., op. cit., p. 16 et commenté en ces termes : « l’organisation de la recherche - de toute recherche - procède d’une logique dont on trouve l’origine dans les applications de la science ». Ibid., p. 17.

173.

La généalogie complexe des organismes de recherche publics en France est reconstituée par J.-F. Picard, La République des savants, la recherche française et le C.N.R.S., op. cit., chapitres 1 et 2, p. 22-60, et par L. Rouban, L’Etat et la science,la politique publique de la science et de la technologie (Paris, 1988), p. 85-91.

174.

L. Rouban, L’Etat et la science,la politique publique de la science et de la technologie, op. cit., p. 42-43. L’idée selon laquelle la recherche scientifique n’avait pas sa place dans l’université montre bien que la greffe du modèle humboldtien de l’université n’avait pas réussi en France. La dissociation de la recherche publique et de l’enseignement supérieur, matérialisée par la création du Centre national de la recherche scientifique en 1939, est commentée en ces termes par Alain Renaut : « ...la création du Centre national de la recherche scientifique... participe de l’option “autonomiste” la plus radicale, animée par la conviction qu’il n’était de recherche sérieuse que libérée des charges et des exigences de l’enseignement ». A. Renaut, Les Révolutions de l’université, essai sur la modernisation de la culture (Paris, 1995), p. 101.