III. La création de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

Sous administration allemande de 1871 à 1918, la bibliothèque universitaire (Universitäts- und Landesbibliothek) de Strasbourg avait connu un développement considérable, bien que ses collections eussent été anéanties pendant la guerre de 1870. Ouverte à nouveau le 9 août 1871, pour le centenaire de l’obtention par Goethe de ses premiers diplômes à l’ancienne université de Strasbourg, elle avait été organisée administrativement par un règlement du 19 juin 1872, qui lui avait conféré la personnalité civile, et elle se distinguait par la richesse de ses collections. En 1881, elle possédait déjà 500.000 volumes et était la bibliothèque universitaire la plus riche du monde. En 1914, ses collections avaient atteint un million de volumes. 196

Lorsque l’Alsace fit retour à la France en 1918, la richesse de cette bibliothèque en faisait un établissement complètement atypique dans l’ensemble beaucoup plus modeste des bibliothèques universitaires de province. C’était aussi le caractère que présentait dans son ensemble l’université de Strasbourg, dont la réputation internationale reposait à la fois sur la richesse de sa bibliothèque et sur le nombre et la diversité de ses instituts et de ses laboratoires. La question de l’intégration de cette université et de sa bibliothèque dans le cadre national français revêtait donc un aspect éminemment politique. L’orientation majeure, préparée au sein de la sous-commission de l’enseignement supérieur de la commission de l’enseignement du service d’Alsace-Lorraine (organisme relevant du ministère de la guerre) entre septembre et novembre 1917 fut que la nouvelle université de Strasbourg devrait, après le retour à la France de l’Alsace et de la Moselle, se situer à un niveau très élevé, pour ne pas permettre de comparaisons défavorables avec la période allemande. Ainsi, de nombreuses propositions furent fondées sur la situation de l’université pendant la période allemande : il devait y avoir autant de professeurs, et les instituts devaient être maintenus, même si ces particularités faisaient de l’université de Strasbourg un organisme très différent des autres universités françaises de province. En ce qui concerne la bibliothèque, il fut prévu qu’elle devrait continuer à recevoir des subventions aussi abondantes que pendant la période allemande et être attributaire d’un exemplaire du dépôt légal des publications françaises. Enfin, les traitements des professeurs devraient se situer à un niveau plus élevé que dans les autres universités françaises de province. 197

Cependant, dans la période qui suivit le retour de l’Alsace à la France et qui fut marquée par l’expulsion des professeurs allemands de l’université de Strasbourg, des doutes s’élevèrent sur la politique qui serait suivie, et la presse se fit l’écho des protestations indignées de ceux qui craignaient que l’on ne traitât l’université de Strasbourg comme celles « de Grenoble ou de Clermont-Ferrand ». Ces doutes se dissipèrent avec la mise en place d’une administration de l’Alsace-Lorraine plus décentralisée en 1919, et la rentrée des facultés eut lieu en novembre 1919. Le statut dérogatoire qui était celui de l’université de Strasbourg faisait dire à ses professeurs ‘« qu’il n’y avait que deux vraies universités en France, la leur et celle de Paris ». 198

Les mesures prises pour organiser la bibliothèque eurent aussi un caractère dérogatoire par rapport aux dispositions communes qui régissaient les bibliothèques universitaires françaises de province. Après l’expulsion des fonctionnaires et des employés allemands de la bibliothèque en 1918 (vingt et une personnes sur trente-trois), Ernest Wickersheimer fut nommé à la tête de la bibliothèque en 1919. Médecin et historien de la médecine, il venait de la bibliothèque de la faculté de médecine de Paris. Il introduisit rapidement certaines réformes dans l’organisation de la bibliothèque, en remplaçant notamment les « chefs de sections », responsables d’une partie des collections définie par le contenu des documents, par des chefs de services responsables d’un aspect du fonctionnement de la bibliothèque. L’organisation en sections, héritée de la période allemande, avait été conçue de telle manière que les commandes, le traitement et le classement des documents étaient effectués dans chaque section, qui constituait ainsi « une petite bibliothèque dans la grande ». L’organisation en services imposée par E. Wickersheimer avait un aspect plus transversal mais moins scientifique, et s’inspirait probablement d’usages en honneur dans les bibliothèques universitaires de Paris. Ces réformes, accompagnées de changements dans le système de classement des collections, ne présentaient pas un caractère anodin. Elles constituaient une réponse à une question centrale dans l’organisation des bibliothèques d’étude et de recherche : ces bibliothèques doivent-elles être organisées selon des critères scientifiques, au premier chef le contenu des documents, ou selon des critères techniques, comme la nature des documents ou les étapes du processus d’acquisition et de traitement ? Les décisions d’E. Wickersheimer semblaient inspirées par une volonté d’alignement sur les usages en vigueur dans les bibliothèques universitaires françaises, qui étaient fondés principalement sur des considérations techniques. C’est pourquoi des objections s’élevèrent à l’intérieur de la bibliothèque pour demander que celle-ci ‘« ne soit pas considérée comme une simple universitaire de type français ». 199

Sur le plan administratif, le décret du 23 juillet 1926 tint compte du caractère particulier de la bibliothèque. En s’inspirant des dispositions de la période allemande, il créa un établissement public national doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière. Ce statut, maintenu depuis, avait un caractère unique parmi l’ensemble des bibliothèques universitaires françaises, parisiennes ou provinciales. Il affectait la bibliothèque à la fois à l’usage du public comme bibliothèque d’étude et à l’usage de l’université de Strasbourg comme bibliothèque universitaire. 200

La direction de la bibliothèque était confiée à un administrateur, assisté d’un conseil d’administration. La bibliothèque de l’institut de droit comparé constituait une section de la Bibliothèque nationale et universitaire, à laquelle avait également été rattachées des ‘« annexes extérieures réservées plus spécialement à l’usage des facultés et des instituts de l’université de Strasbourg » (art. 3)’. L’organisation de la bibliothèque, héritée de la période allemande, reposait en effet sur la complémentarité recherchée entre la bibliothèque centrale et de nombreuses et riches bibliothèques d’instituts, plus particulièrement destinées à la consultation sur place. 201

Conformément à son statut particulier, la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg reçut des dotations nettement plus importantes que celles des autres bibliothèques universitaires françaises de province, avec lesquelles du reste on ne la confondait pas, mais sans retrouver l’opulence qui avait été la sienne jusqu’en 1914. Ainsi, le personnel passa de trente-trois en 1914 à vingt-deux après la guerre ; il était de vingt-sept en 1939. 202

Les dotations budgétaires se situaient aussi à un niveau bien supérieur à celui des bibliothèques universitaires de province les plus importantes. Cependant, cela ne mettait pas les autorités françaises à l’abri de toute critique. A la suite d’une visite incognito à Strasbourg en août 1930, Klemens Löffler, directeur de la bibliothèque municipale et universitaire de Cologne, ne ménagea pas ses critiques, et les publia dans une revue bibliothéconomique prestigieuse. Il remarquait la faiblesse relative des crédits, le fait que les acquisitions fussent faites principalement à la demande des professeurs, des erreurs de cotation, ou encore l’absence d’instructions écrites pour l’indexation des documents. L’administrateur de la Bibliothèque nationale et universitaire tint à répondre point par point à ces critiques, qui témoignaient selon lui d’« un jugement sans bienveillance sur l’oeuvre accomplie depuis douze ans à la bibliothèque ». 203

Notes
196.

J.E. Craig, Scholarship and nation building, the universities of Strasbourg and Alsatian society, 1870-1939, op. cit., p. 60 et p. 173-174.

197.

J.E. Craig, Scholarship and nation building, the universities of Strasbourg and Alsatian society, 1870-1939, op. cit., p. 204-205.

198.

J.E. Craig, Scholarship and nation building, the universities of Strasbourg and Alsatian society, 1870-1939, op. cit., p. 208-212 et p. 233 ; traduit par moi. Cité aussi par C. Charle, La République des universitaires, 1870-1940, op. cit., p. 55, et commenté en ces termes par J.E. Craig : « Ils allaient peut-être trop loin, mais il est clair que leur université était la plus brillante de province » ; traduit par moi. Un exemple des prises de position relatives au futur statut de la bibliothèque est donné dans le Bulletin de l’Association des bibliothécaires français, t. 13, n° 1-3, janvier-juin 1919, p. 20-23.

199.

H. Dubled, Histoire de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (Strasbourg, 1964), p. 32-36.

200.

Décret du 23 juillet 1926 relatif à l’administration et au fonctionnement de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, Code administratif des bibliothèques d’étude, op. cit., t. 1, p. 434-448 ; H. Comte, Les Bibliothèques publiques en France (Villeurbanne, 1977), p. 236-237. Antérieurement à la publication de ce décret, la bibliothèque a parfois été appelée « bibliothèque universitaire et régionale ». Cf., par exemple, Bulletin administratif du ministère de l’instruction publique, n° 2414, 6 mars 1920 ; Bulletin de l’Association des bibliothécaires français, t. 17, n° 1-3, janvier-juin 1923, p. 52.

201.

Pour les bibliothèques des instituts juridiques, cf. D. Paschali, « Les Salles de travail de la faculté de droit de l’université de Strasbourg », Revue des bibliothèques, t. 40, 1930, p. 275-280. G. Collon, « Les Bibliothèques d’instituts et de laboratoires de l’université de Strasbourg et leurs relations avec la Bibliothèque nationale et universitaire » dans Les Bibliothèques et l’université, 1955 (Paris, 1957), p. 235-243, décrit un état postérieur mais dont l’origine est également ancienne.

202.

H. Dubled, Histoire de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, op. cit., p. 39.

203.

Zentralblatt für Bibliothekswesen, t. 47, n° 12, Dezember 1930, p. 664-665 ; E. Wickersheimer, « A propos d’une visite de M. Klemens Loeffler à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg », Revue des bibliothèques, t. 40, 1930, p. [226]-[229].