IV. Bibliothèques d’instituts et de laboratoires

On trouve peu d’indications relatives aux bibliothèques d’instituts et de laboratoires dans les documents de la période étudiée. Comme une grande partie de ces documents ont été rédigés par des professionnels des bibliothèques, on peut interpréter cette rareté comme un indice du fait que l’existence de ces bibliothèques ne les a pas beaucoup préoccupés et qu’ils l’ont considérée comme un phénomène normal.

On a quelquefois admis sans preuve que le décret du 31 juillet 1920 relatif à la constitution des universités, qui a officialisé l’existence d’instituts de faculté et d’université, avait pu favoriser la création de bibliothèques d’instituts. On sait cependant que des instituts existaient avant la publication de ce décret, et que des bibliothèques d’instituts et de laboratoires ont coexisté avec les bibliothèques universitaires depuis l’origine de ces dernières. En l’absence de données précises sur le nombre et l’importance des bibliothèques d’instituts avant et après 1920, on peut admettre, sous réserve des résultats de recherches ultérieures, que le décret du 31 juillet 1920 n’a pas eu d’effet particulier sur les créations de bibliothèques d’instituts.

Un événement relatif au financement des bibliothèques universitaires aurait pu aussi avoir une influence sur le développement des bibliothèques d’instituts et de laboratoires. En 1926, le montant du droit de bibliothèque, qui était resté fixé à dix francs depuis 1873, fut porté à quarante francs. Cette augmentation nominale très importante ne compensait toutefois pas entièrement la perte de pouvoir d’achat de la monnaie depuis 1914. Elle a été accompagnée par l’interruption (à Paris) et par la diminution (en province) des subventions des universités au budget des bibliothèques universitaires. On pourrait supposer que ces subventions avaient eu pour effet de diminuer, entre 1904 et 1925, les moyens financiers que les universités pouvaient consacrer à la constitution et à l’enrichissement de bibliothèques spécialisées. A contrario, on pourrait estimer que la suppression de ces subventions à partir de 1926 a pu leur permettre de développer ces bibliothèques placées sous leur contrôle direct. Cependant, il n’a pas été possible de vérifier ces hypothèses. 204

Il n’est donc pas possible, en l’état actuel des recherches, d’établir l’influence éventuelle de ces mesures d’organisation administrative et financière sur les bibliothèques d’instituts et de laboratoires entre 1920 et 1944. Quant aux facteurs permanents qui avaient influencé le développement de ces bibliothèques dans la période précédente - personnalité civile des facultés leur permettant de recevoir des dons et des legs, liberté d’organisation des bibliothèques d’instituts et de laboratoires - ils ont continué à s’exercer. Il existait donc toujours des bibliothèques spécialisées auprès des bibliothèques universitaires, et cette existence était justifiée en ces termes par un professeur de faculté des sciences, Maurice Caullery, qui se faisait l’interprète de l’opinion de la majorité de ses collègues :

‘« En ce qui concerne les facultés des sciences, il faut insister tout spécialement sur la nécessité des bibliothèques de laboratoires, en dehors de la bibliothèque centrale. Ce sont, en effet, celles qui sont vraiment utilisées. On objectera qu’elles occasionnent de doubles et de multiples emplois : cela n’est vrai que si l’organisation est mauvaise. En principe, tous les ouvrages ou périodiques portant sur une science spéciale devraient être dans le laboratoire correspondant : si la faculté était rationnellement conçue au point de vue des instituts, il n’y aurait pour ainsi dire aucun double emploi, sauf pour des ouvrages très usuels, ce qui ne serait pas à regretter. Ce qu’il faut chercher avant tout, n’est pas d’aligner des livres sur des rayons dont ils ne bougent pas, mais d’acheter des livres intelligemment par une collaboration réelle de bibliothécaires et de professeurs, et de les faire servir beaucoup, quelques-uns dussent-ils se perdre. La magnifique et vaste bibliothèque de l’université Harvard, si pratiquement conçue, est basée sur ces principes. Chacun des services ou instituts distincts de l’université a sa bibliothèque propre (certaines d’entre elles comptent jusqu’à 50.000 volumes) : la bibliothèque centrale (plus de 600.000 volumes) ne renferme que des ouvrages d’un caractère plus ou moins encyclopédique et c’est là à la fois le système le plus fécond et le plus économique. Il suppose seulement un groupement judicieux des laboratoires en instituts. » 205

Au demeurant, cette existence ne paraît pas avoir été ressentie comme une anomalie par les bibliothécaires de l’époque. L’une des universités où les bibliothèques d’instituts étaient le plus développées était celle de Strasbourg, dans laquelle cette organisation constituait un héritage de la période allemande. Selon un article de 1930, les salles de travail de la faculté de droit comprenaient environ 60.000 volumes. Elles étaient ouvertes huit heures par jour pour la consultation seulement, selon le système allemand de la Präsenzbibliothek. Leurs catalogues signalaient les documents de la faculté des lettres et de la Bibliothèque nationale et universitaire, et il existait une coordination des acquisitions avec celles de cette bibliothèque. 206

La question de l’information des bibliothèques universitaires sur les acquisitions des bibliothèques des laboratoires avait été traitée par un passage de la circulaire du 10 janvier 1923.

‘« Je crois devoir vous donner, d’autre part, des instructions particulières en ce qui touche les bibliothèques des laboratoires. Elles contiennent souvent des ouvrages ou des périodiques qui ne figurent pas dans la bibliothèque de l’université. Les inventaires des bibliothèques des laboratoires devront être mis à la disposition du bibliothécaire de l’université afin que copie puisse être prise et déposée à la bibliothèque de l’université. Les lecteurs de cette bibliothèque pourront ainsi connaître l’existence à l’université de ces ouvrages et périodiques, ce qui permettra d’éviter des acquisitions en double. Il sera facile d’organiser soit la consultation au laboratoire, soit le prêt pour une courte durée du laboratoire à la bibliothèque. » 207

Cette circulaire est le premier texte officiel qui a mentionné l’existence de bibliothèques de laboratoires indépendantes des bibliothèques universitaires. Sa portée est cependant modeste, puisqu’elle n’a fait que recommander, en vue d’éviter des achats en double, la mise à la disposition de la bibliothèque universitaire des inventaires des bibliothèques des laboratoires et suggérer des procédures de communication. En revanche, elle n’a pas indiqué les catégories d’ouvrages et de périodiques qui convenaient plus particulièrement à chaque type de bibliothèque, et elle s’est abstenue de toute recommandation relative à la coordination des acquisitions. Malgré ce caractère assez anodin, cette circulaire a connu chez les bibliothécaires des bibliothèques universitaires une fortune considérable, surtout après 1945. Ce succès a été en grande partie provoqué par un malentendu, puisque la circulaire du 10 janvier 1923 a fréquemment été considérée comme si elle s’appliquait à toutes les bibliothèques d’instituts et de laboratoires (alors qu’elle ne concernait que ces dernières), et comme si ses recommandations avaient été des prescriptions de caractère réglementaire. Il apparut plus tard, entre 1949 et 1955, que ce texte avait eu peu d’effet, et qu’il n’avait été appliqué à la lettre qu’à l’université de Montpellier. 208

Un passage d’un article de 1938 sur l’organisation des bibliothèques dans les universités témoigne d’une conception selon laquelle il était avantageux de réunir les bibliothèques des différentes facultés et de prévoir, à côté de cette bibliothèque centrale, des bibliothèques spécialisées.

‘« Quoiqu’il se conçoive très bien que chaque faculté ait sa bibliothèque distincte, nous pensons cependant qu’il y a un grand intérêt à réunir les bibliothèques de toutes les facultés en une seule, les étudiants en chimie et les étudiants en pharmacie peuvent avoir besoin des mêmes ouvrages ; l’économie politique est aussi bien l’affaire des étudiants en droit que des historiens et des géographes et l’on pourrait multiplier les exemples de ces points de contact. C’est donc procéder avec une sage économie que d’éviter des doubles emplois en groupant toutes les collections dans un seul local ; on y gagne en outre d’élargir les vues d’étudiants en les mettant à même de consulter des ouvrages rédigés par des auteurs d’autres disciplines que la leur. Cette bibliothèque centrale pourrait comprendre autant de salles que l’université comprend de facultés, ce qui permettrait de placer dans chacune de ces salles les ouvrages de référence dont l’emploi est désigné pour chaque science. [...] En outre, de la bibliothèque centrale, il est nécessaire que les instituts dépendant de l’université, que les salles de séminaire aient chacune leur bibliothèque spéciale, mais à la condition que tous les ouvrages qui s’y trouvent figurent dans le catalogue de la bibliothèque centrale. » 209

Les projets de réforme publiés par des bibliothécaires entre 1920 et les années 1940 ont présenté de nombreuses propositions pour améliorer l’organisation et le fonctionnement des bibliothèques universitaires, mais n’ont pas mentionné comme une anomalie l’existence de bibliothèques spécialisées. On peut y voir un indice supplémentaire du fait que l’existence de ces bibliothèques était alors considérée comme normale. 210

Notes
204.

Sur l’évolution du financement des bibliothèques universitaires par l’Etat et les universités, cf. G. Calmette, « La Crise actuelle des bibliothèques universitaires de Paris », Revue historique, juillet-septembre 1948, p. 32-33. Dans une communication de 1949, G. Calmette a émis l’opinion que la création des bibliothèques d’instituts par les universités aurait été freinée par les subventions qu’elles ont attribuées aux bibliothèques universitaires entre 1904 et 1925, mais cette affirmation n’a pas été démontrée. G. Calmette, « Bibliothèques universitaires et bibliothèques d’instituts » dans Les Problèmes de la documentation dans les bibliothèques universitaires, journées d’étude organisées par la bibliothèque de l’université de Liège, 24-27 octobre 1949 (Liège, 1950), p. 79. Plusieurs passages de cette communication viennent d’ailleurs à l’appui de la conception selon laquelle la complémentarité informelle entre bibliothèques universitaires et bibliothèques spécialisées était considérée comme une donnée de fait par les bibliothécaires de l’entre-deux-guerres, en particulier la conclusion : « En fait, sans qu’aucune règle ait jamais été édictée, un partage s’opère tout naturellement entre B.U. et B.I., la B.U. se bornant parfois à l’essentiel, si elle a la certitude que telle ou telle tâche est heureusement remplie par tel institut particulier... » Ibid., p. 80. Il apparaît aussi que pour les bibliothécaires de cette époque, l’ancienneté des bibliothèques d’instituts et leur coexistence avec les bibliothèques universitaires depuis l’origine de ces dernières ne faisaient pas de doute. Ainsi, l’histoire des bibliothèques d’instituts en France est considérée comme couvrant, en 1949, une période de trois quarts de siècle (p. 76) ; il est relevé en outre que les bibliothèques d’instituts n’ont jamais été mises officiellement sur le même plan que les bibliothèques universitaires, ni avant 1895, ni après (p. 78).

205.

M. Caullery, « Les Réformes à faire dans les facultés des sciences », op. cit., p. 66-67. Près de deux pages de cet article sont consacrées à l’organisation des bibliothèques. Les comparaisons avec l’étranger concernent les budgets des bibliothèques universitaires allemandes en françaises en 1913-1914 (p. 66) et l’organisation des bibliothèques de l’université Harvard, dont la mention constitue l’une des premières références à l’organisation des bibliothèques universitaires américaines dans une publication française.

206.

D. Paschali, « Les Salles de travail de la faculté de droit de l’université de Strasbourg », op. cit., p. 275-280. Sur les bibliothèques d’instituts de l’université de Strasbourg, cf. aussi G. Calmette, « Bibliothèques universitaires et bibliothèques d’instituts », op. cit., p. 80.

207.

Circulaire du 10 janvier 1923, Bulletin administratif du ministère de l’instruction publique, n° 2506, 15 février 1923.

208.

Pour G. Calmette en 1949, cette disposition était restée lettre morte. G. Calmette, « Bibliothèques universitaires et bibliothèques d’instituts », op. cit., p. 79. Aux mêmes journées d’étude, A. Hahn a cependant cité comme un exemple d’application de ce texte la bibliothèque universitaire de Montpellier. A. Hahn, « Les Rapports des bibliothèques d’instituts et de laboratoires avec la bibliothèque centrale universitaire, l’exemple d’une université française » dans Les Problèmes de la documentation dans les bibliothèques universitaires, journées d’étude organisées par la bibliothèque de l’université de Liège, 24-27 octobre 1949, op. cit., p. 113-115. L’exposé le plus développé de l’application qui avait été faite de ces dispositions à Montpellier est celui de F. Pitangue, « Bibliothèques d’instituts et de laboratoires » dans Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 15-17 décembre 1949 (Paris, 1949 ; non publié), Bibliothèque nationale de France, 4° Q 3996.

209.

H. Lemaitre, « Les Programmes des bibliothèques modernes », L’Architecture d’aujourd’hui, t. 9, n° 3, mars 1938 (numéro publié sous le titre Les Bibliothèques), p. 6-7. Ces indications générales et assez abstraites dessinent, comme quelques autres publications de cette époque, une organisation idéale des bibliothèques d’une université, sans faire référence à une organisation existante. Leur intérêt est cependant de montrer que l’existence de bibliothèques spécialisées à côté de la bibliothèque universitaire était considérée comme une chose normale.

210.

L’article de G. Fleury et M. Godefroy, « Pour une nouvelle organisation des bibliothèques universitaires », op. cit., ne mentionne pas l’existence des bibliothèques spécialisées. L’étude de L. Wetzel, Etude sur la réforme des bibliothèques françaises, n’y fait pas allusion non plus dans les parties qui concernent les bibliothèques universitaires. Cette abstention est d’autant plus remarquable que L. Wetzel a mentionné que les besoins de financement d’autres services universitaires entraient en concurrence avec ceux des bibliothèques universitaires : il s’agissait d’instituts et d’offices divers, par exemple office des étudiants étrangers ou d’expansion universitaire (formations ouvertes à des personnes extérieures à l’université), et non de bibliothèques à proprement parler. L. Wetzel, Etude sur la réforme des bibliothèques françaises, op. cit., « I. Exposé critique de la situation actuelle », p. 13.