V. Critiques et projets de réforme

La réalité des bibliothèques universitaires de province entre 1920 et 1944 reposait sur une organisation administrative héritée de la fin du XIXe siècle. Il n’est donc pas surprenant que des projets aient vu le jour pour modifier et adapter cette réalité. Ces projets ont été l’oeuvre d’hommes politiques, de professeurs ou de bibliothécaires.

Sur le plan institutionnel, il faut noter comme un événement précurseur un projet de création d’une direction des bibliothèques en mai 1922. Dans une lettre adressée aux présidents des commissions de l’enseignement supérieur de la Chambre des députés et du Sénat, le ministre de l’instruction publique, Léon Bérard, écrivait :

‘« L’administration générale des bibliothèques se confond actuellement avec celle du ministère. Une direction distincte assurerait à l’administration des bibliothèques une unité indispensable, une simplification budgétaire et technique des plus profitables.

Cette direction serait adjointe, sans nouvelles dépenses de personnel et de matériel, à la direction de la Bibliothèque nationale.

Ce système serait fondé à la fois sur les exemples que présentent la direction des archives et celle des musées nationaux.

De cette direction dépendraient les bibliothèques universitaires et celles des grands établissements scientifiques, les bibliothèques nationales de Paris et les bibliothèques municipales... Dans les départements, je recherche les moyens d’opérer la suppression des bibliothèques particulières de certaines facultés, étant entendu que je laisserai, dans les salles de travail de celles-ci, les livres et documents usuels indispensables. Je prévois aussi la réunion ou le rapprochement des bibliothèques universitaires, des bibliothèques municipales et même des bibliothèques des écoles des beaux-arts. Les avantages réalisés seront considérables par la diminution des frais généraux, un plus judicieux emploi des crédits avec de meilleures garanties pour les acquisitions et de plus grandes facilités de consultation. » 211

Ce document constitue la première formulation officielle de l’idée d’une direction ministérielle propre aux bibliothèques. Cette idée devait devenir par la suite l’une des revendications de l’Association des bibliothécaires français, mais ne fut réalisée qu’en 1944, sous une forme d’ailleurs assez proche de ce qui avait été prévu en 1922, notamment en ce qui concerne la réunion des fonctions de directeur des bibliothèques et d’administrateur de la Bibliothèque nationale. Ce projet d’organisation administrative était associé, dans la lettre du ministre, à d’autres orientations. On relève le projet de « suppression des bibliothèques particulières de certaines facultés » dans les départements, ce qui indique que de telles bibliothèques avaient alors été reconstituées. Ce projet prudent n’envisageait d’ailleurs pas de suppression complète. Les intentions de réunion des bibliothèques universitaires de province avec des bibliothèques municipales témoignent de la persistance des représentations qui avaient conduit, en 1903, à la constitution de la bibliothèque municipale et universitaire de Clermont-Ferrand et au rapprochement de ces bibliothèques dans d’autres villes universitaires.

Parmi les autres projets de réorganisation des bibliothèques universitaires, trois présentent un intérêt particulier. Les deux premiers reflètent les conceptions de professeurs des facultés des sciences et de deux bibliothécaires, et ont été publiés en 1920. Le troisième, resté inédit, a été élaboré par Liliane Wetzel, probablement en 1941. De ce projet aux vastes ambitions, nous n’analysons ici que ce qui concerne les bibliothèques universitaires.

Les propositions relatives aux bibliothèques universitaires présentées par M. Caullery sont incluses dans un article sur les facultés des sciences, et résultent d’une enquête effectuée auprès des professeurs de ces facultés. Elles ont donc un lien direct avec les conceptions de ces enseignants sur l’organisation de l’enseignement supérieur scientifique. 212

L’idée directrice de ces propositions était l’opinion selon laquelle il y avait en France trop d’universités pour que chacune d’elle pût se développer autant qu’il aurait été souhaitable.

‘« Il va de soi aussi que nos bibliothèques [universitaires] doivent souffrir de la dispersion excessive de nos ressources sur un trop grand nombre d’universités. Le remède partiel à ce mal est, comme pour les autres services, en une diversification rationnelle de ces universités, entraînant celle de leurs bibliothèques. Il est aussi dans une entente avec les universités, pour se répartir autant que possible l’achat d’ouvrages, et surtout de périodiques qui ne sont pas d’un usage général fréquent, ou qui, consacrés à une spécialité très particulière, sont indispensables en un point et peu utiles ailleurs. Par une entente, on pourrait arriver à avoir dans l’ensemble des bibliothèques universitaires de province, la totalité de la littérature scientifique et en même temps à diminuer beaucoup le lourd et inutile tribut que nous payions [sic] à la librairie allemande en achetant un trop grand nombre d’exemplaires de beaucoup de périodiques. Cela suppose un service de prêt interuniversitaire bien organisé et la publication de catalogues des diverses bibliothèques bien tenus à jour.

Il y aurait aussi un grand profit à tirer d’ententes locales aussi étendues que possible pour la mise en ordre, l’entretien et l’utilisation de bibliothèques des villes ou des sociétés savantes. Cette entente est loin d’être réalisée autant qu’elle le devrait.

Enfin, il faut que les bibliothèques soient le plus utilisables possible, et pour cela que les heures d’ouverture soient très larges. » 213

L’idée de la « spécialisation rationnelle » des bibliothèques universitaires répondant à celle des universités n’était pas partagée par les bibliothécaires, qui ne l’ont jamais évoquée. On peut y voir une première formulation, sous une forme radicale, de l’idée d’un plan de répartition des acquisitions qui ne devait être réalisée en France qu’en 1980, avec la création des centres d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique (C.A.D.I.S.T.).

Dans un autre projet de réorganisation de 1920, présenté par deux bibliothécaires d’Aix-Marseille, ce sont des considérations pratiques qui ont été mises au premier plan. Ils souhaitaient modestement ‘« apporter quelques retouches à l’organisation de nos bibliothèques [universitaires], afin de les mettre mieux en harmonie avec l’importance sans cesse grandissante de la haute culture et du rôle qu’elle est appelée à remplir au temps présent ». 214

Ils ont donc proposé des réformes portant sur l’ensemble du fonctionnement des bibliothèques universitaires : locaux, personnel et recrutement, traitement et avancement, participation du bibliothécaire en chef au conseil de l’université, commission de la bibliothèque, budget et comptabilité, catalogues collectifs, échange de thèses et relations avec les bibliothèques municipales. Tout en se montrant favorables à la continuation du catalogue collectif des nouvelles acquisitions des bibliothèques universitaires commencé en 1893, ils n’ont pas pris de position aussi radicale que celle de M. Caullery sur le fonctionnement en réseau des bibliothèques universitaires, et ont été les premiers à critiquer les envois massifs de thèses étrangères, ‘« ce fallacieux et très onéreux service des échanges internationaux de thèses »’. Comme M. Caullery et bien d’autres, ils étaient aussi favorables à la coopération entre les bibliothèques universitaires et les bibliothèques municipales.

C’est un projet de réorganisation de grande ampleur qui a été conçu par Liliane Wetzel, alors bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire de Lille, vice-présidente du syndicat des bibliothécaires depuis 1937 et membre du comité de l’Association des bibliothécaires français. Ce document, non publié, a été peu souvent cité et n’a pas fait l’objet d’une analyse d’ensemble. Il s’agit d’un projet de réorganisation de l’ensemble des bibliothèques françaises, à l’exclusion de la Bibliothèque nationale. Certaines des idées qu’il contient ont été réalisées à la Libération, comme la création d’une direction des bibliothèques, la séparation de l’inspection générale des bibliothèques et de l’inspection générale des archives, ou encore la normalisation du catalogage. 215

Selon une tradition qu’elle a inaugurée, et qui devait rester fort en honneur parmi les professionnels français des bibliothèques universitaires, les aspects institutionnels de l’organisation de ces bibliothèques ont été privilégiés par L. Wetzel. Selon elle, l’absence d’organisation administrative au niveau national (direction ministérielle, service d’inspection générale spécifique) et au niveau régional avait pour effet que les bibliothécaires en chef des bibliothèques universitaires « dépendent tous de puissances locales (recteurs et maires), qui n’ont entre elles aucun rapport ». Cette critique avait à la fois un aspect institutionnel, favorable à la centralisation, et un aspect bibliothéconomique, le localisme des autorités administratives dont dépendaient les bibliothèques pouvant être considéré comme un obstacle à leur coopération.

Regrettant l’application défectueuse des dispositions qui prévoyaient la participation du bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire aux séances du conseil de l’université pour les délibérations relatives à cette bibliothèque, L. Wetzel insistait aussi sur l’autorité insuffisante du bibliothécaire en chef, qui résultait à la fois de cette situation et de l’absence d’assimilation hiérarchique avec le personnel enseignant de l’université.

Au titre des propositions, L. Wetzel prévoyait la prise en charge directe des bibliothèques universitaires par l’Etat, au motif que les universités avaient montré, par l’insuffisance des moyens qu’elles attribuaient à leur bibliothèque, leur incapacité à subvenir à leurs besoins. ‘« Ces bibliothèques, ainsi nationalisées, sont mises à la disposition des universités, qui doivent y trouver les ouvrages nécessaires à la scolarité des étudiants et la documentation indispensable à la recherche scientifique. » 216

Un directeur régional aurait été chargé du contrôle administratif et financier des bibliothèques de son ressort. Ordonnateur des dépenses et chef hiérarchique du personnel de la bibliothèque universitaire de l’académie, il aurait exercé les pouvoirs détenus alors par le recteur, mais il aurait dû être un « technicien », c’est-à-dire un bibliothécaire de profession. Le lien entre la bibliothèque universitaire, dont la responsabilité aurait ainsi été confiée à un organisme extérieur à l’université, et l’université dont elle devait demeurer (selon une phraséologie traditionnelle) le « laboratoire central » aurait reposé entièrement sur une commission de la bibliothèque, organe scientifique chargé de déterminer la politique d’acquisition. Cette commission aurait été présidée par le recteur, et le directeur de la bibliothèque universitaire en aurait été membre de droit. La commission aurait aussi compris des délégués des étudiants, désignés par les associations corporatives. Elle aurait disposé, selon une proportion traditionnelle, des trois cinquièmes des crédits d’achat, les deux cinquièmes restant étant à la disposition du directeur de la bibliothèque. Elle aurait réglé par ses délibérations les questions relatives à l’utilisation de la bibliothèque. Dans ces conditions, ‘« le directeur de la bibliothèque n’a plus aucune raison d’être appelé à siéger au conseil de l’université »’, puisque celui-ci ne jouait plus aucun rôle dans le financement de la bibliothèque universitaire.

La conception de cette organisation semble avoir reposé à la fois sur une tendance centralisatrice favorable à l’extension du rôle de l’Etat, sur des courants de pensée apparus au cours des années 1930 et qui privilégiaient le rôle des « techniciens », mais aussi sur le sentiment de frustration éprouvé par les bibliothécaires des bibliothèques universitaires à l’égard des professeurs et des assemblées délibérantes des universités. La solution envisagée consistait à faire relever la bibliothèque universitaire d’une autorité professionnelle entièrement indépendante de l’université, et à inverser en quelque sorte les rôles puisque les représentants des facultés auraient alors été invités à siéger dans une commission bibliothéconomique au lieu que les bibliothécaires attendissent, souvent en vain, d’être invités dans les conseils des universités. Ces analyses partielles n’épuisent pas l’intérêt d’un document qui mériterait une étude particulière plus approfondie. 217

Notes
211.

« Projet d’une direction des bibliothèques », texte publié dans L’Information universitaire du 25 novembre 1922 et reproduit en partie dans la Revue des bibliothèques, t. 32, n° 10-12, octobre-décembre 1922, p. 448-449. Une demande dans le même sens fut présentée par l’Association des bibliothécaires français en 1928 selon P. Poindron, qui cite aussi d’autres projets de réorganisation administrative des années 1930. P. Poindron, « Naissance d’une direction » dans Humanisme actif, mélanges d’art et de littérature offerts à Julien Cain (Paris, 1968), t. 1, p. 53-55.

212.

M. Caullery, « Les Réformes à faire dans les facultés des sciences », op. cit.

213.

M. Caullery, « Les Réformes à faire dans les facultés des sciences », op. cit., p. 67-68. La conception de la complémentarité entre bibliothèque universitaire et bibliothèques spécialisées apparaît ici partagée par un enseignant, dont les positions rappellent celles de la faculté des sciences de Montpellier en 1884, cf. chapitre 3.

214.

G. Fleury, M. Godefroy, « Pour une nouvelle organisation des bibliothèques universitaires », op. cit.

215.

L. Wetzel, Etude sur la réforme des bibliothèques françaises, op. cit. Dans un article publié en 1961, l’auteur a rappelé les circonstances de l’élaboration de cette étude, qui lui avait été commandée, au début de la guerre, par les deux inspecteurs généraux des bibliothèques et des archives, Charles Schmidt et Emile Dacier, et qui a été réalisée avec leur concours. L. Wetzel, « Les Bibliothèques universitaires et l’évolution de l’enseignement supérieur », Revue administrative, t. 14, n° 82, 1961, p. 378. Ce document, d’une centaine de feuillets multigraphiés, est divisé en deux parties : « I. Exposé critique de la situation actuelle » et « II. Projet de statut de la lecture et de la documentation publiques ». Certaines des propositions contenues dans cette étude ont pu avoir une influence sur l’organisation administrative des bibliothèques après la Libération.

216.

L. Wetzel, Etude sur la réforme des bibliothèques françaises, op. cit., « II. Projet de statut de la lecture et de la documentation publiques », p. 27.

217.

Selon Liliane Wetzel elle-même, cette organisation administrative aurait suscité « l’inquiétude des responsables des grandes bibliothèques universitaires parisiennes qui ne voyaient pas très bien comment concilier l’appartenance indispensable à l’université (et l’enseignement supérieur) et une obédience à une autre direction régissant les bibliothèques de toute nature... » L. Wetzel, « Les Bibliothèques universitaires et l’évolution de l’enseignement supérieur », Revue administrative, op. cit., p. 378.