III. Budget et collections

Les informations recueillies sur le budget des bibliothèques universitaires de province entre 1920 et 1944 font apparaître une baisse par rapport aux ressources dont ces bibliothèques ont pu disposer avant 1914. Cette évolution est conforme à celle qui peut être constatée pour la dotation en personnel. La ressource budgétaire principale a été constituée par le droit de bibliothèque, dont le montant a été plusieurs fois réévalué. Il s’y est ajouté des subventions versées par les universités et prélevées sur les subventions qu’elles percevaient elles-mêmes de l’Etat. Les subventions directes de l’Etat aux bibliothèques universitaires avaient en effet pris fin après 1903.

Le droit de bibliothèque, dont le montant de dix francs fixé en 1873 était resté stable jusqu’en 1925, avec une forte diminution de son pouvoir d’achat, fut porté à quarante francs en 1926. Bien que cette forte augmentation n’eût pas compensé entièrement la dépréciation de la valeur du franc, elle fut accompagnée de la suppression (à Paris) et de la diminution (en province) des subventions versées par les universités aux bibliothèques universitaires. La ressource principale des bibliothèques universitaires de province (plus de 50 pour cent) a donc été constituée, de 1926 à 1944, par le produit du droit de bibliothèque. Les réévaluations de ce droit intervenues en 1935 (soixante francs), en 1939 (quatre-vingt dix francs) puis en 1943 (deux cents francs) ont eu pour but de maintenir la valeur de cette ressource malgré la dépréciation rapide de la valeur de la monnaie. Certaines de ces augmentations ont d’ailleurs porté la valeur du droit de bibliothèque au-dessus de sa valeur originelle de dix francs de 1873. On peut donc estimer que malgré des fluctuations constantes, le montant de cette ressource a été maintenu. 237

En 1924, dans une période d’inflation rapide, le rapporteur du budget du ministère de l’instruction publique considéra comme particulièrement dérisoire le budget des bibliothèques universitaires de province pour 1925. Pour l’ensemble des bibliothèques universitaires (Paris, Strasbourg et Alger comprises), le budget du matériel s’élevait à 1,383 millions de francs, dont 0,792 million de francs pour les acquisitions. Notant que la comparaison avec le budget dont disposaient les bibliothèques des universités allemandes était affligeante (la bibliothèque de l’université de Rostock, la plus petite d’Allemagne, avait une dotation budgétaire supérieure à celle de la bibliothèque universitaire de Bordeaux), le rapporteur estimait qu’il aurait fallu pouvoir augmenter de 500.000 francs (63 pour cent) les crédits d’acquisition. 238

Une enquête effectuée par L. Wetzel sur les ressources budgétaires de douze bibliothèques universitaires de province en 1937 montre que le droit de bibliothèque représentait alors en moyenne 56 pour cent des recettes de ces bibliothèques ; les subventions de l’Etat, des universités et d’origine diverse représentaient le complément, soit 44 pour cent. Onze des douze bibliothèques qui avaient répondu à l’enquête percevaient une subvention de l’Etat ; celle de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg représentait à elle seule plus de la moitié du total. Dans l’ensemble, cette recette assurait un peu plus du quart des ressources totales. Six bibliothèques sur douze seulement percevaient une subvention complémentaire de leur université, d’un montant très variable. Cette recette intervenait pour près de 12 pour cent des ressources totales des douze bibliothèques universitaires. Des subventions diverses, perçues par quatre bibliothèques sur douze, représentaient un peu plus de 5 pour cent de ces recettes totales. Le droit de bibliothèque était donc la seule recette perçue par toutes les bibliothèques, et représentait en moyenne 56 pour cent de leurs ressources totales. D’après les commentaires de L. Wetzel, il semble que la subvention que l’Etat versait aux universités pour la bibliothèque universitaire n’était pas utilisée obligatoirement pour les dépenses de celle-ci. Elle pouvait aussi être affectée à des dépenses d’aménagement des locaux ou de fonctionnement d’organismes divers. Cette recette était en diminution constante depuis 1920. Quant aux subventions facultatives des universités aux bibliothèques universitaires, elles n’étaient perçues que par une partie de ces bibliothèques. L’augmentation des ressources procurées par le droit de bibliothèque avait produit l’impression fallacieuse que les bibliothèques pouvaient se suffire à elles-mêmes. Mais la réalité de cette augmentation pouvait être mise en doute, car entre 1935 et 1941, les prix des livres français avaient été multipliés par deux et la valeur de monnaies étrangères comme le dollar et le mark avait été multipliée par trois. 239

Alors que la plus grande partie des recettes provenait des étudiants, les dépenses concernaient en majorité des documents destinés à la recherche. Les étudiants finançaient donc des acquisitions qui ne leur étaient pas destinées.

‘« Or depuis 1935 les budgets des bibliothèques [universitaires] n’ont cessé de décroître. Le produit des droits de bibliothèque des étudiants, au lieu d’être affecté à des achats de manuels ou d’ouvrages de fond, a été consacré au maintien d’un minimum d’abonnements à des revues françaises ou étrangères et à l’acquisition d’ouvrages destinés à la recherche scientifique des professeurs. C’est là une des tares fondamentales du régime des bibliothèques universitaires : les étudiants, qui paient des droits de bibliothèque manquent des instruments de travail les plus indispensables, tandis que les achats nécessaires à la recherche scientifique ne sont assurés ni par une contribution de la Caisse nationale de la recherche scientifique, ni même par une subvention de l’Etat. Dans la plupart des universités, ce sont les étudiants qui sont sacrifiés par la commission d’achat de la bibliothèque, où ils ne comptent, d’ailleurs, aucun représentant. Les neuf dixièmes du budget sont consacrés à des abonnements étrangers extrêmement coûteux ; la carence de la bibliothèque est l’une des nombreuses raisons qui expliquent l’exode des étudiants de province vers l’université de Paris. » 240

Cette inadaptation du montant des ressources aux besoins des bibliothèques universitaires avait eu pour conséquence des suppressions d’abonnements, l’interruption de certaines collections, notamment d’origine étrangère, et une forte diminution des travaux de reliure. Le niveau des ressources des bibliothèques universitaires françaises a été comparé à plusieurs reprises à celui des bibliothèques universitaires étrangères.

En 1920, Maurice Caullery compara les budgets des bibliothèques universitaires de cinq universités allemandes (dont Strasbourg) et de cinq universités françaises en 1913-1914. Le budget d’achat de documents de la bibliothèque universitaire de Besançon était alors de 10.150 francs, trois fois moins que celui de la bibliothèque de la plus petite université allemande, celle de Rostock. Pour Bordeaux et Lyon, les chiffres étaient aussi environ trois fois inférieurs à ceux de Göttingen et de Leipzig. 241

En 1941, L. Wetzel proposa un mode de financement des bibliothèques universitaires fondé sur l’importance de leurs collections, qui aurait permis selon elle de donner une base objective à la répartition des subventions. A partir des données extraites d’annuaires des universités, elle réalisa un tableau comparatif des collections et des budgets des bibliothèques universitaires en France, en Allemagne, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, synthétisé dans le tableau 4 D.

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Tableau 4 DCollections et budgets des bibliothèques universitaires
[Note: SOURCE : L. Wetzel, Etude sur la réforme des bibliothèques françaises (s.l.n.d. [c. 1941]), « Annexe 3 ». Données extraites de Minerva, Jahrbuch der gelehrten Welt (1936) et de Index generalis (1939).]

NOTE : Bibliothèques universitaires françaises de province, Strasbourg non compris. Il n’est pas certain que le nombre des volumes ait été décompté partout d’une manière homogène. Pour la France, il semble limité aux volumes de monographies. Si l’on ajoute les collections de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, on peut estimer qu’il y avait dans les bibliothèques universitaires françaises de province environ quatre millions de volumes à la fin des années 1930.

Le rapprochement du nombre des volumes des bibliothèques universitaires et du montant de leur budget n’a qu’une pertinence relative. Il ne tient pas compte, en particulier, du fait que les dépenses d’acquisition d’une bibliothèque universitaire ne sont pas nécessairement proportionnelles à l’importance de ses collections. Ce rapprochement et le ratio que nous en avons extrait ne sont cependant pas sans intérêt, car ils permettent d’apprécier les moyens attribués aux bibliothèques universitaires pour l’accroissement de leurs collections. Il apparaît, de ce point de vue, que les bibliothèques des Etats-Unis disposaient alors de moyens considérables qui devaient leur permettre de se développer rapidement. Quant aux bibliothèques universitaires allemandes, au nombre de vingt et une, soit 1,5 fois le nombre des universités françaises de province sans Strasbourg, leurs collections étaient alors quatre fois plus importantes et leurs moyens financiers près de quatorze fois supérieurs à ceux des bibliothèques françaises.

Il est possible de comparer les données relatives aux collections des bibliothèques universitaires de province publiées dans la dernière édition de l’Annuaire des bibliothèques et des archives en 1927 (pour l’année 1925) et dans l’étude de L. Wetzel pour l’année 1937. En raison des difficultés d’évaluation du nombre des titres de périodiques, souvent indiqué en volumes et non en titres, nous limitons cette comparaison au nombre des volumes de monographies et de thèses, et à un échantillon de dix bibliothèques universitaires présentes dans ces deux sources.

Il y a eu en dix ans un accroissement de 760.300 volumes de monographies et de 416.700 volumes de thèses. On pourrait, à partir de ces chiffres, établir des moyennes honorables de 6.300 volumes de monographies et de 3.500 volumes de thèses par an et par bibliothèque, mais ces moyennes seraient trompeuses car il existait des écarts de forte amplitude entre les bibliothèques. Par exemple, la bibliothèque universitaire de Nancy disposait de dommages de guerre qui lui ont permis de faire des acquisitions beaucoup plus importantes que celles des autres bibliothèques. Si l’on laisse de côté les thèses, obtenues par échange et dont l’acquisition n’était donc pas liée au niveau des ressources budgétaires, on obtient le tableau suivant pour les monographies (tableau 4 E).

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Tableau 4 EAccroissement des collections de monographies entre 1925 et 1937
[Note: SOURCE : Annuaire des bibliothèques et des archives, nouvelle édition publiée par A. Vidier (Paris, 1927) ; L. Wetzel, Etude sur la réforme des bibliothèques françaises (s.l.n.d. [c. 1941]), « Annexe 2 ».]

NOTE : * : résultat anormalement élevé.

Certains des accroissements indiqués par ce tableau semblent trop importants, en particulier ceux d’Aix-Marseille, Poitiers, et surtout Montpellier. Cela peut tenir à des difficultés de comparaison à partir de sources qui ne sont pas entièrement homogènes. Si l’on ne tient compte ni de ces bibliothèques, ni de celle de Nancy, on obtient une échelle de moyennes annuelles comprise entre 514 (Caen) et 3.393 (Bordeaux), qui permet d’estimer entre 500 et 3.500 volumes par an l’accroissement moyen des collections de monographies des bibliothèques universitaires de province entre 1925 et 1937. Cela représenterait en moyenne moins d’un volume par an et par étudiant. 242

Notes
237.

En francs de 1914, les valeurs des augmentations successives du droit de bibliothèque peuvent être estimées à 7,60 F en 1926, 13,85 F en 1935, 12,60 F en 1939 et 13,30 F en 1943. Il y a donc eu une tendance à l’augmentation de la valeur réelle de ce droit à partir de 1935, traduisant une politique de transfert de la charge du financement des bibliothèques universitaires sur les utilisateurs. Les valeurs portées sur le graphique publié dans H. Comte, Les Bibliothèques publiques en France, op. cit., p. 228, se situent autour de douze francs de 1873 en 1935 et 1943, et autour de onze francs de 1873 en 1939. En 1920, G. Fleury et M. Godefroy avaient demandé une forte augmentation du droit de bibliothèque, qui aurait dû selon eux être porté à cinquante francs. G. Fleury, M. Godefroy, « Pour une nouvelle organisation des bibliothèques universitaires », op. cit., p. 217. Pour ce qui concerne les bibliothèques universitaires parisiennes, G. Calmette a noté que le quadruplement du montant du droit de bibliothèque intervenu en 1926 avait permis pour la première fois de couvrir l’ensemble des dépenses de ces bibliothèques au moyen de cette seule recette. « Pendant dix-neuf ans [de 1926 à 1944], le droit de bibliothèque avait donc suffi à entretenir le budget de matériel des bibliothèques universitaires [de Paris]. Période assez longue pour laisser paraître normal un mode de financement qui, replacé dans la perspective historique, ne saurait être considéré aujourd’hui, avec le recul des années, que comme le fruit d’une conjoncture exceptionnelle. » G. Calmette, « La Crise actuelle des bibliothèques universitaires de Paris, op. cit., p. 33.

238.

Bulletin de l’Association des bibliothécaires français, t. 18, n° 4-6, juillet-décembre 1924, p. 106-107. Cette appréciation rejoignait celle des professeurs des facultés des lettres, pour lesquels la situation des bibliothèques universitaires françaises pouvait être considérée comme lamentable, notamment du point de vue de leurs ressources financières : « Les budgets de nos bibliothèques sont, en valeur relative [i.e. en valeur réelle] très nettement inférieurs à ce qu’ils étaient avant la guerre, où déjà pourtant nous déplorions leur extrême insuffisance ». Revue des bibliothèques, t. 33, n° 10-12, octobre-décembre 1923, p. 427-428. Extrait d’un rapport présenté à l’assemblée générale du personnel enseignant des facultés des lettres par Louis Halphen, professeur à l’université de Bordeaux. Le même diagnostic avait été posé par deux bibliothécaires dès 1920 : « Nos budgets, qui avant la guerre étaient absolument insuffisants, devront être doublés pour nous permettre de faire face au renchérissement. Celui-ci atteint toutes nos dépenses : achats de livres et abonnements, reliure, chauffage, installations mobilières, frais de bureau, etc. ». G. Fleury, M. Godefroy, « Pour une nouvelle organisation des bibliothèques universitaires », op. cit., p. 217.

239.

L. Wetzel, Etude sur la réforme des bibliothèques françaises, op. cit., « I. Exposé critique de la situation actuelle », p. 13-14 et « Annexe 2 ». Données reprises dans L. Wetzel, « Les Bibliothèques universitaires et l’évolution de l’enseignement supérieur », op. cit., p. 377.

240.

L. Wetzel, Etude sur la réforme des bibliothèques françaises, op. cit., « I. Exposé critique de la situation actuelle », p. 14-15. Comme le droit de bibliothèque constituait la ressource principale des bibliothèques universitaires, le montant de leurs recettes était étroitement dépendant du nombre des étudiants ; or ce nombre a diminué entre 1934 et 1937. L’idée selon laquelle les bibliothèques universitaires auraient dû bénéficier directement ou indirectement d’une partie des crédits attribués à la recherche scientifique a aussi été avancée par G. Calmette, « La Crise actuelle des bibliothèques universitaires de Paris », op. cit., p. 22 et par J. Cain, « Le Rôle des pouvoirs publics et des bibliothèques » dans Encyclopédie française, t. 18, La Civilisation écrite dirigé par J. Cain (Paris, 1939), p. 18’18.12-18’18.13. Elle n’a jamais été suivie d’effet, probablement en raison de la séparation institutionnelle entre les universités et les établissements publics de recherche.

241.

M. Caullery, « Les Réformes à faire dans les facultés des sciences », op. cit., p. 66.

242.

Certaines informations ponctuelles permettent des recoupements. Ainsi, la bibliothèque universitaire de Lyon a accru ses collections en 1932-1933 de 2.500 volumes de monographies, chiffre proche de celui que nous avons estimé. Revue internationale de l’enseignement, t. 88, 1934, p. 175.