C. La seconde guerre mondiale et l’occupation

La seconde guerre mondiale et l’occupation ont plongé les bibliothèques françaises, comme la plupart des institutions, dans une période de fonctionnement perturbé. Cependant, cette histoire est encore mal connue. 243

Avant le déclenchement des hostilités entre la France et l’Allemagne en juin 1940, des dispositions avaient été prises pour protéger les collections les plus précieuses des bibliothèques en les évacuant vers des régions éloignées des frontières. Cette mesure a concerné en particulier la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, dont toutes les collections furent transférées à Clermont-Ferrand avec l’université de Strasbourg repliée dans cette ville en septembre 1939. Nous n’avons pas pu déterminer si d’autres bibliothèques universitaires de province ont aussi fait l’objet de mesures d’évacuation partielle ou totale de leurs collections.

La convention d’armistice n’avait pas statué sur le sort des départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, dans lesquels, en principe, la souveraineté française continuait de s’exercer. Mais en réalité, des mesures d’annexion de fait furent prises par les autorités allemandes d’occupation, associées à une politique active de germanisation. En témoignent entre autres la création d’une université allemande à Strasbourg, et le retrait des livres français des bibliothèques publiques. 244

Parallèlement, une université française de Strasbourg avait été maintenue à Clermont-Ferrand. En août 1940, les autorités d’occupation exigèrent le retour à Strasbourg de tout l’équipement de l’université, y compris les livres de la Bibliothèque nationale et universitaire et ceux des instituts. L’accord du gouvernement de Vichy, obtenu sous la menace d’une saisie de bibliothèques de la zone occupée, fut suivi du retour à Strasbourg des collections de la Bibliothèque nationale et universitaire entre février et avril 1941, et de la remise des livres des instituts pendant l’été 1941. 245

Dans les bibliothèques universitaires qui n’avaient pas été soumises aux mêmes vicissitudes, l’activité, quand elle put être maintenue, dut être très ralentie par les difficultés d’approvisionnement en ouvrages étrangers, l’absence d’une partie du personnel, les réquisitions de locaux, les restrictions d’électricité et de chauffage, le couvre-feu, etc.

D’après Germain Calmette, les acquisitions étrangères des bibliothèques universitaires françaises entre 1940 et 1944 ont été pratiquement limitées à l’Allemagne. Le relèvement du droit de bibliothèque, qui passa en novembre 1943 de 90 F à 200 F et augmenta ainsi les ressources financières des bibliothèques universitaires, ne précéda que de peu le bombardement de Leipzig, centre important d’édition et de librairie en décembre 1943. Par la suite, la désorganisation des transports en Allemagne ne permit plus aux commandes d’être servies normalement. D’autres sources d’approvisionnement en documents étrangers sont restées possibles : la Belgique, les Pays-Bas, ou les pays scandinaves. En revanche, aucune commande ne put être émise vers l’Italie et l’Espagne, ni bien sûr vers la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Des dons et des achats rétrospectifs permirent, après la fin des hostilités, de reconstituer partiellement les collections interrompues. G. Calmette estimait cependant que la prédominance des publications savantes allemandes, qui était déjà en diminution avant 1940, appartenait en 1948 à une période révolue. 246

Les autorités militaires allemandes avaient constitué un « sous-groupe de protection des bibliothèques » (Untergruppe Bibliotheksschutz). L’administrateur général de la Bibliothèque nationale Bernard Faÿ, nommé après la révocation de Julien Cain, avait été désigné comme interlocuteur de ce service pour les questions relatives aux rapports des bibliothèques françaises avec les autorités d’occupation. Les bibliothèques universitaires françaises se trouvaient, jusqu’en novembre 1942, réparties en quatre zones : la zone non-occupée au sud de la Loire, la zone occupée, la zone Nord-Pas de Calais, qui dépendait du commandement militaire allemand en Belgique, et dans laquelle l’application des mesures de censure décidées par l’occupant obéissait à des règles particulières, et la zone Alsace-Moselle, où étaient appliquées des mesures d’annexion de fait et de germanisation forcée. 247

Les listes d’ouvrages censurés ont connu plusieurs versions successives : une liste dite « Bernhard », comprenant cent quarante-trois titres d’ouvrages hostiles au national-socialisme ; une liste « Otto » » de 1.060 titres, qui fut publiée par la Bibliographie de la France en octobre 1940 ; une troisième liste plus complète, intitulée « Littérature française indésirable » en octobre 1942, et une quatrième en mai 1943, complétée par une liste d’auteurs juifs de langue française. Dans la zone Nord-Pas de Calais, une liste publiée par le commandement militaire de Bruxelles et intitulée « Contre l’excitation à la haine et au désordre », qui répertoriait plus de 1.500 titres dont 1.200 en français, dut être appliquée. Le ministère de l’éducation nationale diffusa des circulaires enjoignant aux bibliothèques de retirer de leurs collections et de mettre sous clef les « écrits germanophobes ». Cette catégorie ne comprenait pas seulement les documents figurant explicitement sur les listes d’ouvrages censurés, mais aussi les oeuvres d’émigrés allemands comme Thomas Mann ou Stefan Zweig. Ces ouvrages pouvaient cependant être communiqués sur demande écrite et sous la responsabilité des bibliothécaires, en vue de travaux scientifiques. Des inspections eurent lieu dans les bibliothèques pour vérifier l’application de ces mesures. 248

Les mesures discriminatoires à l’égard des Juifs se sont appliquées aussi dans les bibliothèques universitaires. En zone occupée, celles-ci ne pouvaient recevoir de lecteurs juifs. En zone libre, un numerus clausus de 3 pour cent s’appliquait aux étudiants juifs. Certains bibliothécaires ont été relevés de leurs fonctions en application des lois qui excluaient les Juifs de la fonction publique. 249

Dans la phase finale de la guerre, les opérations militaires entrainèrent des fermetures de bibliothèques, mais aussi des destructions. Parmi les bibliothèques universitaires de province, furent ainsi détruites entièrement la bibliothèque universitaire de Caen, et partiellement d’autres bibliothèques comme la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg et la bibliothèque de la faculté des sciences de Marseille.

Parmi les questions restées obscures figure celle des projets et des mesures prises par le régime de Vichy pour réorganiser les bibliothèques, et des relations de ces projets et de ces mesures avec des dispositions prises après la Libération. Les éléments d’information réunis ci-dessous n’apportent à ces questions que des éléments de réponse partiels.

Il est acquis que le régime de Vichy a créé au sein du ministère de l’éducation nationale (direction de l’enseignement supérieur) un bureau des bibliothèques, dans lequel ont été réunies les attributions relatives aux bibliothèques exercées jusqu’alors par deux bureaux de cette direction. On peut voir dans cette réunion un premier pas vers la constitution d’un service administratif unifié des bibliothèques. 250

D’autres informations éparses témoignent aussi d’une volonté politique de centralisation et d’organisation. Ainsi, il a existé à la Bibliothèque nationale un bureau d’études, recherches et informations qui résultait de la transformation du bureau d’information sur les bibliothèques et la bibliothéconomie, et qui comprenait une section « bibliothèques de conservation et d’étude ». A la demande de ce bureau, fut créée une commission supérieure des bibliothèques, placée sous la présidence du directeur de l’enseignement supérieur et chargée d’étudier une réforme et de préparer un statut des bibliothèques. Cette commission comptait parmi ses membres Marcel Bouteron, qui fut le premier directeur des bibliothèques en 1944, et Pierre Lelièvre qui devint son adjoint. 251

Dans un rapport au ministre de juillet 1943, cette commission a proposé des mesures comme le renforcement des ressources des bibliothèques existantes, parmi lesquelles les bibliothèques universitaires ; l’institution d’une coopération pour les achats et le réalisation de catalogues de périodiques ; la mise en place d’un centre de coordination des bibliothèques universitaires ; la création d’un office de renseignement et des catalogues collectifs, de treize bibliothèques régionales et d’une bibliothèque nationale de prêt. 252

Le domaine voisin de l’information bibliographique et des échanges de publications a aussi été affecté par les difficultés politiques et économiques de la période de guerre et d’occupation. Entre la France et l’Allemagne, ces relations ont été dues à l’action du secrétaire général de la Maison de la chimie, Jean Gérard, qui avait été le principal organisateur du congrès mondial de la documentation à Paris en 1937. La Maison de la chimie possédait une très importante collection de périodiques scientifiques, et un équipement de grande qualité pour la réalisation de microfilms. Les périodiques scientifiques allemands n’étant plus livrés après l’armistice de juin 1940, J. Gérard obtint, par son intervention auprès du sous-groupe de protection des bibliothèques, le rétablissement des circuits de fourniture de documents allemands, mais aussi belges et néerlandais. Pendant l’occupation, J. Gérard fournit, par l’intermédiaire d’un service commercial d’information bibliographique appelé SOPRODOC, dont il était propriétaire, des informations sur les publications allemandes à l’intention des chercheurs français et sur les publications françaises à l’intention des Allemands. Les publications de langue anglaise, cependant, ne parvenaient ni en France ni en Allemagne, et n’étaient pas signalées par SOPRODOC. J. Gérard bénéficiait pour ses activités bibliographiques de l’autorisation d’imprimer et avait accès aux fournitures de papier. Il aurait été considéré par les Allemands comme l’un de leurs agents. 253

Il a existé aussi une publication bibliographique illégale, élaborée par le centre de documentation du Centre national de la recherche scientifique dirigé par Jean Wyart. Le C.N.R.S., dirigé par Frédéric Joliot, était un centre de résistance à l’occupant. Jean Wyart, qui bénéficiait de facilités pour franchir la ligne de démarcation entre la zone occupée et la zone libre, se procura les périodiques britanniques et américains reçus par le service scientifique de l’armée de l’armistice à Lyon. Il fut aidé dans cette entreprise par les sentiments anti-allemands des fonctionnaires de ce service. Ne disposant ni de l’autorisation d’imprimer, ni de stocks de papier, il put, grâce à des accords avec les éditions Hermann et le directeur de l’Ecole de papeterie de Grenoble, surmonter ces difficultés. Le Bulletin analytique du C.N.R.S. était publié mensuellement ; il comprenait les références des articles recensés, un court résumé, et donnait la possibilité de commander les articles sous la forme de microfilms. Contrairement à SOPRODOC, il signalait des articles scientifiques de langue anglaise. Malgré son caractère illégal, il ne fut pas inquiété. 254

Notes
243.

L’article de M. Kühlmann, « Les Bibliothèques dans la tourmente » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 4, Les Bibliothèques au XXe siècle, 1914-1990, op. cit., ne concerne que pour une faible part les bibliothèques universitaires. Quelques autres publications peuvent être utilisées, parmi lesquelles la conférence d’Henri Lemaître, « Les Bibliothèques françaises pendant l’occupation », Mélanges de la bibliothèque de la Sorbonne, t. 10, 1990, p. 191-203.

244.

L. Strauss, « L’Université de Strasbourg repliée, Vichy et les Allemands », op. cit., p. 93-96 ; M. Kühlmann, « Les Bibliothèques dans la tourmente », op. cit., p. 241.

245.

L. Strauss, « L’Université de Strasbourg repliée, Vichy et les Allemands », op. cit., p. 104.

246.

G. Calmette, « La Crise actuelle des bibliothèques universitaires de Paris », op. cit., p. 15-16. Une enquête dans les bibliothèques universitaires françaises avait recensé, en 1939, 978 ouvrages en cours et périodiques allemands, 259 britanniques et 208 américains. Ibid., p. 17.

247.

Selon Pamela Spence Richards, les missions du sous-groupe de protection des bibliothèques, qui comprenait neuf bibliothécaires sous la présidence de E. Wermke, directeur de la bibliothèque municipale de Breslau (aujourd’hui Wroclaw) étaient d’inventorier les collections de livres en France, de déterminer ce qui « appartenait » à l’Allemagne, et de faciliter les échanges de publications entre la France et l’Allemagne. A cette fin, de nombreux documents utiles à la recherche et à l’érudition en Allemagne devaient être photocopiés. Cet organisme aurait joué un rôle effectif de protection des bibliothèques contre les dégradations et les abus de l’armée allemande et des officiels du parti national-socialiste. Il avait aussi un rôle de relations publiques, pour faire oublier la mauvaise impression causée, notamment aux Etats-Unis, par la deuxième destruction en vingt-cinq ans de la bibliothèque de l’université de Louvain (Leuven) en Belgique. Ce rôle de protection des collections aurait été reconnu après la guerre par des bibliothécaires français. Mais le sous-groupe de protection des bibliothèques s’est aussi attaché à faire respecter les règles relatives au retrait des bibliothèques des ouvrages interdits. P. S. Richards, « Scientific information in occupied France », op. cit., p. 297-299 ; M. Kühlmann, « Les Bibliothèques dans la tourmente », op. cit., p. 225.

248.

M. Kühlmann, « Les Bibliothèques dans la tourmente », op. cit., p. 226-235 ; la p. 234 reproduit une circulaire du ministre de l’éducation nationale aux recteurs de décembre 1942, les informant de la publication de la nouvelle liste d’ouvrages censurés « Littérature française indésirable », et prescrivant le retrait des magasins et des salles de lecture des bibliothèques des « écrits germanophobes ».

249.

M. Kühlmann, « Les Bibliothèques dans la tourmente », op. cit., p. 226 ; Les Facs sous Vichy, universitaires et universités de France pendant la seconde guerre mondiale, op. cit., p. 4.

250.

P. Poindron, « Naissance d’une direction » dans Humanisme actif, mélanges d’art et de littérature offerts à Julien Cain, op. cit., t. 1, p. 53 ; H. Comte, Les Bibliothèques publiques en France, op. cit., p. 174-175.

251.

M. Kühlmann, « Les Bibliothèques dans la tourmente », op. cit., p. 226.

252.

A. Daumas, « Les Bibliothèques d’étude et de recherche », op. cit., p. 138. Ces informations s’appuient sur des documents d’archives, A.N., F 17 bis 90.15, art. 22. Il n’est pas possible, dans l’état actuel des recherches, de déterminer si ces projets ont eu un lien avec le document élaboré par Liliane Wetzel, Etude sur la réforme des bibliothèques françaises, op. cit., ou s’ils ont inspiré certaines mesures prises après la Libération.

253.

P. S. Richards, « Scientific information in occupied France », op. cit., p. 299-300.

254.

J. Wyart, « Jean Wyart, la fondation du C.N.R.S. et l’information scientifique », Cahiers pour l’histoire du C.N.R.S, 1939-1989, n° 2, 1989, p. 22-25 ; P.S. Richards, « Scientific information in occupied France », op. cit., p. 300-303 ; J. Meyriat, « Un Siècle de documentation, la chose et le mot », Documentaliste-Sciences de l’information, t. 30, n° 4-5, juillet-octobre 1993, p. 195.