Conclusion

L’étude de la période de 1920 à 1944 produit l’impression d’une période encore mal connue de l’histoire des bibliothèques universitaires françaises, en particulier de celles de province. On constate d’abord la persistance de règles d’organisation héritées de la fin du XIXe siècle, période fondatrice dans la continuité de laquelle les bibliothécaires se sont situés spontanément, soit qu’ils l’aient acceptée comme une évidence, soit qu’ils aient déploré cet immobilisme. Cette stabilité, qui était aussi celle de l’enseignement supérieur dans son ensemble, constitue le caractère dominant de l’époque, mais ne doit pas empêcher de percevoir des facteurs d’évolution, parmi lesquels la croissance des effectifs des universités, le développement des techniques de la documentation et les interrogations sur la formation des bibliothécaires. Ces évolutions ont créé le sentiment diffus, plus précis chez certains, que les bibliothèques universitaires devaient renouveler leurs méthodes pour surmonter ce que les plus optimistes ont appelé une « crise de croisance ». Cependant, la situation de sous-investissement commune à l’ensemble de l’enseignement supérieur n’a pas permis ce renouvellement.

Aucune administration n’était alors chargée d’orienter et de développer les bibliothèques universitaires. Celles-ci apparaissent donc comme enfermées dans leur université, où elles coexistent sans difficulté avec des bibliothèques spécialisées, généralement ressenties comme complémentaires et non comme concurrentes. Les liens entre les professionnels sont ceux qui s’établissent à l’intérieur des associations ou des syndicats. L’absence d’intérêt des pouvoirs publics est aggravé par l’indifférence des universités. La situation des bibliothèques universitaires apparaît donc comme celle de « services négligés », selon l’expression qui devait être employée en 1955 par Pierre Lelièvre. Dans cette situation d’abandon, ce sont les professionnels, leurs associations et leurs syndicats qui ont conduit des études et formulé des propositions de réforme. Entre les réformes de détail du fonctionnement des bibliothèques universitaires proposées par G. Fleury et M. Godefroy en 1920, et le projet global de réorganisation présenté par L. Wetzel en 1941, il y a eu un changement de dimension évident. La période de 1920 à 1944 peut donc à bon droit, dans l’état actuel de nos connaissances, être considérée comme le temps des projets. L’investissement intellectuel et l’engagement professionnel que ces projets ont nécessité ne devaient produire des effets qu’au cours de la période suivante.

Les évolutions de la période de 1920 à 1944 n’ont pas modifié fondamentalement les caractéristiques principales que les bibliothèques universitaires présentaient depuis leur création. Ces caractéristiques comportent deux aspects : l’éloignement par rapport aux savoirs spécialisés, et la coexistence, à l’intérieur des universités, avec des bibliothèques spécialisées organisées selon des principes opposés à ceux sur lesquels avaient été fondées les bibliothèques universitaires.

L’éloignement par rapport aux savoirs spécialisés peut être considéré comme une conséquence des circonstances de la création des bibliothèques universitaires par la réunion des bibliothèques des facultés. Cet événement a entraîné à la fois la rupture du lien institutionnel direct qui existait entre la bibliothèque et les institutions dispensatrices du savoir, et le relâchement des liens intellectuels entre l’enseignement supérieur et la recherche, et la bibliothèque généraliste ainsi constituée. Cette distance s’est manifestée à travers des caractères très apparents, comme la vocation encyclopédique des collections des bibliothèques universitaires, et leur regroupement au moins théorique en un seul site. Mais elle est apparue avec encore plus d’évidence dans la prédominance des aspects techniques sur les aspects scientifiques de leur organisation et de leur fonctionnement, dans le choix du mode de classement de leurs documents et dans les représentations de la profession de bibliothécaire, d’où découlait la conception d’une formation professionnelle généraliste dans laquelle la spécialisation scientifique n’était pas considérée comme un élément important.

A côté des bibliothèques universitaires encyclopédiques, ont existé depuis l’origine des bibliothèques spécialisées présentant des caractéristiques inverses. Ces bibliothèques ont toujours été fondées sur une conception selon laquelle il devait exister une relation directe et étroite entre les savoirs spécialisés et la documentation relative à ces savoirs, et leur organisation a été adaptée à des niveaux de spécialisation différenciés, dont témoignent des appellations comme celles de bibliothèques de facultés, d’instituts ou de laboratoires. Cette spécialisation pouvait être constamment adaptée, sans pesanteur institutionnelle, à l’évolution de l’enseignement supérieur et de la recherche. Elle s’accompagnait de formes d’organisation déconcentrées et d’une prédominance des aspects scientifiques sur les aspects techniques du fonctionnement. Elle avait pour conséquence que la formation technique du personnel était considérée comme moins importante que sa qualification scientifique.

La coexistence prolongée, à l’intérieur des universités, de bibliothèques présentant des caractéristiques inverses a créé les conditions objectives de leur complémentarité, qui a longtemps été considérée comme un phénomène normal, mais a cependant toujours conservé un caractère inorganisé et non-officiel.