Deuxième partie
Genèse du modèle d’organisation déconcentré
(1945-1963 et 1945-1985)

Chapitre 5
Evolution des conceptions et des représentations de 1945 à 1954

Introduction

Le modèle d’organisation unitaire des bibliothèques universitaires de province, qui impliquait la réunion de leurs collections et de leurs services en un seul bâtiment, n’a jamais pu être entièrement réalisé. Cependant, l’obstination avec laquelle les pouvoirs publics s’étaient efforcés d’atteindre cet objectif a laissé des traces profondes dans la mentalité des professionnels de ces bibliothèques, pour qui le type idéal de la bibliothèque universitaire est resté durablement celui d’une bibliothèque unique et encyclopédique. Cette conviction n’a été atteinte ni par les exceptions qui avaient subsisté depuis l’origine, ni par la création de quelques sections de médecine qui se sont séparées ultérieurement de la bibliothèque universitaire centrale.

Le remplacement de ce schéma théorique par un autre modèle d’organisation largement déconcentré a eu trois causes principales. On peut d’abord constater, de 1945 à 1954, une évolution progressive des conceptions et des représentations des bibliothèques universitaires, dans laquelle sont intervenus des facteurs liés à la représentation des connaissances, en relation avec la question de la spécialisation, et au regard nouveau que les responsables de la direction des bibliothèques ont porté sur les bibliothèques spécialisées des universités. Après cette première phase, à partir de 1955, deux faits sont à l’origine de la nouvelle forme d’organisation des bibliothèques universitaires, la construction de nouveaux bâtiments, et l’évolution des conceptions de l’organisation. Il existe entre ces deux ordres de faits des interactions. Ainsi, la première doctrine de la construction des bibliothèques universitaires a d’abord été influencée par un modèle traditionnel de fonctionnement, dans lequel la séparation rigoureuse des espaces destinés aux utilisateurs, aux collections et aux professionnels était la règle. Elle a ensuite évolué pour tenir compte de nouvelles conceptions de l’organisation, qui se sont formées entre 1955 et 1960, et qui sont apparues au grand jour en 1961 et 1962.

Pour étudier ces différentes évolutions, il a paru nécessaire de s’écarter d’un mode d’exposition strictement chronologique. C’est pourquoi les chapitres qui suivent abordent successivement l’évolution des conceptions et des représentations au cours des dix années de 1945 à 1954 (chapitre 5), la politique des constructions de bibliothèques universitaires de 1955 à 1985 (chapitre 6) et l’évolution des idées sur l’organisation de ces bibliothèques entre 1955 et 1963. Il a paru préférable, en effet, d’étudier comme un tout la politique des constructions, dont le résultat a formé le socle matériel du modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires.

A l’intérieur de l’organisation générale de cette deuxième partie, l’étude de la période de 1945 à 1955 répond à une logique chronologique. Ces dix années peuvent être considérées essentiellement comme une période de préparation des changements organisationnels qui ont été réalisés au cours des décennies suivantes. Dans un cadre institutionnel rénové par la création d’une direction ministérielle unifiée des bibliothèques, cette préparation elle-même a reposé sur la formation et l’évolution des conceptions et des représentations relatives aux bibliothèques universitaires. Ces conceptions ont été construites à partir de thèmes pratiques, comme l’organisation des collections et des services ou l’aménagement des bâtiments, mais aussi à partir de questions plus générales comme l’articulation entre culture générale et savoirs spécialisés ou entre bibliothèques encyclopédiques et bibliothèques spécialisées. 255

Le lien entre la conception des savoirs et la représentation des bibliothèques d’étude et de recherche peut être perçu à partir du tableau que Jean Wyart, professeur à la faculté des sciences de Paris et directeur du centre de documentation du Centre national de la recherche scientifique, a tracé de la science de la fin du XIXe siècle.

‘« Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la science avait accumulé, en peu de temps, un nombre considérable de découvertes bien coordonnées en de grandioses et fertiles synthèses. Il semblait qu’elle avait atteint son apogée, qu’aux faits connus viendraient s’ajouter dans l’avenir quelques faits nouveaux qui confirmeraient les théories bien établies. Quand, à cette époque, on eut à bâtir la nouvelle Sorbonne, abritant l’actuelle faculté des sciences de Paris, l’architecte fit, avec sécurité, un édifice définitif aux murs épais, à l’image du bel optimisme des savants. Mais, bientôt, la découverte de la radioactivité, la théorie des quanta de Planck, puis celle de la relativité d’Einstein allaient détruire cet optimisme et marquer le début d’une révolution des idées qui est loin d’être terminée. Et j’imagine que si l’on construit, comme il en est question, une nouvelle faculté des sciences, l’architecte, prudent et incertain de l’avenir, aménagera des laboratoires facilement transformables pour s’adapter aux nouvelles recherches qui ne manqueront pas, bientôt, de bouleverser nos connaissances. » 256

On pourrait aisément transposer ces propos aux conceptions de l’organisation des bibliothèques universitaires. De façon explicite, l’idée d’une bibliothèque universitaire encyclopédique répondait à des préoccupations pratiques, et cherchait avant tout à rationaliser l’organisation de la documentation et à éviter la multiplication des dépôts et des exemplaires. Mais elle avait aussi, de manière implicite, une signification symbolique, en matérialisant, comme l’a bien vu Germain Calmette, l’unité de la science. Il y a lieu cependant de se demander si l’unité de la science pouvait encore être considérée à la fin du XIXe siècle comme une réalité, ou si elle témoignait surtout de la nostalgie d’une étape déjà dépassée de l’évolution des connaissances. Pour G. Calmette, ‘« l’unification de la B.U. matérialisait en somme l’idée de l’unité de la science »’, mais

‘« le progrès scientifique, au XIXe siècle, au moment où cette concentration s’achevait partout, se marquait en sens contraire par la fragmentation de plus en plus poussée de la recherche en des domaines spécialisés... La floraison des instituts, à la fin du XIXe siècle fut, pour une grande part, le point d’aboutissement logique de cette tendance. Les B.U. ne pouvaient manquer de subir le contre-coup inévitable de cette évolution et la spécialisation triomphant dans la science devait tout particulièrement alourdir leur tâche. Or, des constructions nouvelles permirent à certaines d’entre elles de maintenir, malgré leur croissance, la centralisation des collections. N’était-ce pas là sacrifier à une conception déjà périmée ? » 257

Dans les bâtiments universitaires datant de la fin du XIXe siècle, y compris dans ceux des bibliothèques universitaires, on peut discerner une volonté d’harmonie et de symétrie qui correspond assez bien à l’idée que l’on peut se faire d’une science presque achevée. Ces représentations idéologiques ne sont pas restées sans conséquence pratique. Ainsi, l’espace réservé aux documents nouveaux a généralement été prévu comme si l’expansion des connaissances et donc celle des collections devaient être très limitées. En ce qui concerne l’opposition entre le caractère encyclopédique des bibliothèques universitaires et la persistance de sections isolées ou la création de sections nouvelles, elle peut aussi faire l’objet, à notre sens, d’une interprétation de même nature, même si des considérations pratiques l’expliquent aussi en grande partie. La séparation de la bibliothèque centrale de plusieurs sections de médecine et de pharmacie au cours des années 1930 et 1950 ne semble pas avoir été ressentie comme une mise en cause de la notion de bibliothèque encyclopédique, mais plutôt comme un mouvement de séparation, à partir des collections jusqu’alors indivises, d’un corpus de documents perçus comme trop techniques et trop spécialisés pour y avoir encore leur place. C’est de la même manière, semble-t-il, qu’a été interprétée, au début des années 1960, la création de plusieurs sections de sciences. Dans l’un ou l’autre cas, la séparation des collections n’avait pas présenté de graves difficultés. Là où elle a subsisté, la bibliothèque commune au droit et aux lettres a fini par représenter ce qui restait de la bibliothèque encyclopédique primitive. Elle correspondait à des disciplines irréductiblement liées à l’écrit, pour lesquelles la bibliothèque constituait un outil fondamental, qui n’était pas soumis à la concurrence d’autres lieux de travail comme le laboratoire ou l’hôpital. Inversement, les autres disciplines dont l’objet était l’étude de phénomènes naturels ou objectifs, et dont les méthodes de travail nécessitaient d’abord des lieux d’observation ou d’expérimentation, ont tendu à se séparer plus vite de cette construction idéale qu’était la bibliothèque universitaire encyclopédique, qui représentait pour elles un lieu de travail moins essentiel. 258

L’opposition entre le caractère encyclopédique et la spécialisation des bibliothèques a aussi d’autres aspects, notamment sur le plan culturel et pédagogique, auxquels la réalité symbolique de la bibliothèque ne semble pas étrangère. On trouve fréquemment dans les documents de l’époque des rappels de la nécessité de l’équilibre entre disciplines dans la constitution des collections - équilibre que seule pouvait garantir une bibliothèque encyclopédique -, ou encore du besoin des étudiants de fréquenter des bibliothèques pluridisciplinaires pour n’être pas trop tôt enfermés dans une spécialisation qui pourrait nuire à leur culture générale et à leur formation intellectuelle. Cette nécessité d’une culture générale était alors invoquée même pour des formations conduisant à des professions comme celles de médecin ou d’ingénieur. L’attachement de la plupart des professionnels et des décideurs des années 1945 à 1954 et même au-delà, au caractère encyclopédique des bibliothèques universitaires, permet de comprendre l’ampleur de la révision aux termes de laquelle ils ont été conduits, au cours de la décennie suivante, à prendre des décisions qui remettaient radicalement en cause cette forme d’organisation. Bien au-delà des aspects pratiques, organisationnels ou architecturaux, ces décisions ont nécessité la révision d’un ensemble de conceptions intellectuelles et culturelles encore très prégnantes et liées à la dimension symbolique qui s’attachait à la bibliothèque encyclopédique.

Notes
255.

Les sources principales pour l’étude de cette période sont des publications de l’époque, parmi lesquelles le Bulletin d’informations de la direction des bibliothèques de France, publié mensuellement de 1952 à 1955, dont le Bulletin des bibliothèques de France a pris la suite à partir de janvier 1956 ; le Bulletin d’informations de l’Association des bibliothécaires français, dont la publication a repris en 1946, et les Cahiers des bibliothèques de France, collection dont les numéros 1 et 3 ont recueilli les comptes rendus des journées d’étude des bibliothèques universitaires organisées en 1952 et en 1955. Les principales sources intéressant l’histoire des bibliothèques universitaires françaises de 1945 à 1975 ont été recensées par D. Pallier, « Les Bibliothèques universitaires de 1945 à 1975, chiffres et sources statistiques », Bulletin des bibliothèques de France, t. 37, n° 3, 1992, p. 58-73.

256.

J. Wyart, « Le Mouvement scientifique en France de 1900 à 1950 », Revue des deux mondes, n° 14, 15 juillet 1950, p. 217-218.

257.

G. Calmette, « Centralisation et décentralisation de la bibliothèque universitaire, l’exemple de Paris » dans Les Problèmes de la documentation dans les bibliothèques universitaires, journées d’étude organisées par la bibliothèque de l’université de Liège, 24-27 octobre 1949 (Liège, 1950), p. 83.

258.

On peut voir aussi un indice du caractère particulier des disciplines médicales dans le fait que l’intérêt pour les techniques de la documentation s’y est manifesté plus tôt que dans d’autres domaines. Cf., en particulier, A. Hahn, « La Documentation dans le domaine des sciences médicales », dans Les Problèmes de la documentation dans les bibliothèques universitaires, journées d’étude organisées par la bibliothèque de l’université de Liège, 24-27 octobre 1949, op. cit., p. 104-112 ; A. Hahn, « Les Bibliothèques des universités et la recherche médicale », dans Les Bibliothèques et l’université, 1955 (Paris, 1957), p. 25-50.