1. Situation générale de l’enseignement supérieur et des bibliothèques universitaires

A. L’évolution des universités

Après la seconde guerre mondiale, un mouvement de croissance des effectifs des étudiants des universités s’est manifesté assez tôt. Ce mouvement était lui-même en relation avec des évolutions qui remontaient aux années 1930. En effet, l’origine lointaine de l’augmentation du nombre des étudiants des universités est à rechercher dans l’augmentation du nombre des élèves scolarisés dans l’enseignement secondaire. Celle-ci, à son tour, a été corrélée avec l’instauration progressive de la gratuité des études dans les lycées au cours des années 1930. 259

Le nombre des baccalauréats délivrés s’est accru parallèlement au nombre des élèves scolarisés dans l’enseignement secondaire. Il est passé de 27.315 en 1945 à 42.286 en 1956, soit une augmentation de 14.971 en onze ans, croissance nettement supérieure à celle qui avait été constatée au cours des périodes précédentes. On a constaté aussi que ‘« les effectifs de l’enseignement supérieur et le nombre de bacheliers annuellement sortis de l’enseignement secondaire progressent de façon comparable »’, à raison d’environ 55 pour cent en dix ans. 260

Au cours de la période de 1945 à 1954, le nombre des étudiants dans l’enseignement supérieur public est passé de 97.000 à 151.000, soit une augmentation de 55,6 pour cent, supérieure à celle de la décennie 1935-1944 (10,3 pour cent), qui avait été perturbée par la guerre et l’occupation, mais un peu inférieure à celle de la décennie 1925-1934 (64,3 pour cent). Il s’agit donc une croissance assez forte, mais d’une ampleur déjà connue dans le passé, du moins en pourcentage, car en valeur absolue la croissance annuelle moyenne des effectifs a été de plus de cinq mille par an, niveau qui n’avait encore jamais été atteint. 261

Commentant cette évolution pour la période de 1940 à 1956, Marie-Renée Mouton a observé : ‘« La seconde guerre mondiale ajoute en 1940 ses effets à ceux de la première (55.479 étudiants en 1940), mais un redressement s’opère dès l’année suivante (76.485), rapide et vigoureux (97.707 en 1945), et la rentrée 1946 se caractérise par un bond en avant (123.313)... Ce pallier atteint, la progression devient plus lente et son rythme évoque celui des années trente : accroissement global de 34.115 en dix ans de 1925 à 1934 ; de 34.176 en onze ans de 1946 à 1956 ». 262

Cependant, au cours de la décennie de 1945 à 1954, les classes d’âge de dix-huit à vingt-quatre ans n’étaient pas très nombreuses, en raison de la faible natalité des années 1930. De ce fait, l’augmentation du taux de scolarisation dans l’enseignement supérieur a été compensée par les effectifs réduits auxquels elle s’appliquait, et a produit des effets assez peu apparents. Il en a été très différemment à partir de 1963, année à partir de laquelle l’arrivée à l’âge de dix-huit ans de la génération plus nombreuse née en 1945 s’est conjuguée avec l’augmentation du taux de scolarisation pour entraîner une augmentation spectaculaire du nombre des étudiants dans les universités.

Car il est établi que le taux de scolarisation augmentait depuis 1936, alors que les classes d’âge scolarisables étaient chaque année moins nombreuses. Cette tendance a été repérée par les historiens de l’enseignement, qui ont invoqué pour l’expliquer l’évolution économique et sociale, qui faisait davantage appel au travail qualifié, et la transformation corrélative des mentalités. En particulier, selon la typologie des activités professionnelles proposée par Jean Fourastié, la part du secteur tertiaire (commerces et services) s’est accrue par rapport à celles des secteurs primaire (agriculture, pêche, mines) et secondaire (industrie). Dans ce dernier secteur, en outre, les emplois de cadres, de techniciens et d’employés de bureau d’étude se sont développés au détriment des emplois ouvriers. La conscience de ces transformations a provoqué un accroissement de la demande sociale d’instruction, d’autant plus que le niveau de vie des ménages, qui a recommencé à augmenter en 1951-1952 après la crise et l’inflation des années d’après-guerre, a permis de financer plus facilement les études des jeunes. Ces facteurs d’évolution, et les interactions entre la demande sociale d’éducation et les objectifs de modernisation et de développement des autorités politiques, ont été présentés en ces termes par Antoine Prost.

‘« La France des années cinquante aborde sa modernisation économique avec la volonté de combler son retard et d’affronter la concurrence internationale, notamment en construisant un marché commun européen. Pour relever ce défi, développer l’enseignement devient nécessaire. La France souffre, à tous les niveaux, des comptables aux techniciens de la chimie ou de l’électronique, d’une pénurie de main d’oeuvre qualifiée. La formation professionnelle ne permet pas d’y remédier pleinement, si la formation générale est trop faible... En second lieu, l’innovation technologique passe par le développement de la recherche, sous toutes ses formes, c’est-à-dire par un développement de l’enseignement supérieur. L’idée est courante pami les technocrates du plan... On découvre que la France est déficitaire en matière de brevets industriels, que l’enseignement supérieur prend du retard... Les scientifiques emboîtent naturellement le pas. Le président Mendès-France réunit un petit groupe de savants chez lui pour discuter du problème de la recherche. Il en sort l’Association d’études pour l’expansion de la recherche scientifique (A.E.E.R.S.) qui organise à Caen en 1956 son premier colloque. L’idée d’une délégation générale à la recherche scientifique et technique sort de ce colloque. Mais la constitution même d’un groupe de pression éminemment oligarchique, à la jonction des universités, de la recherche scientifique, de la haute fonction publique et de l’industrie, est plus importante encore en elle-même que ses premiers succès. Accréditant dans les cercles où se prennent les décisions l’idée du rôle stratégique de la recherche dans le progrès économique, elle incite à déployer en ce domaine une politique ambitieuse qui, tout naturellement, oblige à considérer sous un jour différent l’ensemble de l’enseignement.

Par-delà ces considérations sur l’innovation, la productivité et la recherche, la croissance de l’enseignement trouve une justification plus profonde encore dans l’ampleur des changements sociaux, l’exode rural, l’industrialisation et l’essor du secteur tertiaire. Le développement de l’instruction est rendu indispensable par cette mutation. Dès 1955, ce thème est suffisamment vulgarisé pour que les gouvernants le reprennent à leur compte. » 263

La demande sociale de développement de l’enseignement a donc rencontré une préoccupation des gouvernants, pour lesquels ce développement constituait un facteur indispensable du progrès technique et de la croissance économique. Cette orientation, qui n’est pas sans rappeler l’action des groupes de pression qui, sous la Troisième République, poursuivaient l’objectif du développement de l’enseignement supérieur, conduisait logiquement à privilégier les études scientifiques et économiques. Il en fut bien ainsi en ce qui concerne la volonté des pouvoirs publics, les prévisions des planificateurs et les politiques d’équipement qui résultèrent de ces prévisions. Cependant, si les effectifs des facultés des sciences ont crû notablement au cours de la période 1945-1954, le nombre des étudiants en sciences était encore en 1954 inférieur à celui des étudiants en droit, et ne devait dépasser celui des étudiants en lettres que de 1957-1958 à 1961-1962 (tableau 5 A).

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Tableau 5 ANombre d’étudiants par facultés en 1945 et en 1954
[Note: SOURCE : Annuaire statistique de la France, t. 66, nouvelle série, n° 8, rétrospectif (Paris, 1961), p. 67.]

NOTE : Il n’est pas tenu compte des étudiants en théologie (80 en 1945, 313 en 1954).

En regroupant les effectifs des facultés de médecine et de pharmacie, on constate que la part respective des différentes facultés était restée à peu près identique à ce qu’elle était au début du siècle. Les étudiants en droit, dont les effectifs avaient dépassé ceux des étudiants en médecine en 1909, étaient encore les plus nombreux en 1945 et en 1954. La progression régulière des facultés des sciences et des lettres se poursuivait, mais ne devait connaître d’évolution rapide qu’après 1957. Cet équilibre ancien entre les effectifs des facultés était cependant à la veille de bouleversements, puisque les facultés des lettres devaient occuper le premier rang en 1955, et les facultés des sciences le second en 1956, mais d’une manière éphémère.

En ce qui concerne les enseignants du supérieur, leurs effectifs ont crû parallèlement à ceux des étudiants, mais une tendance à la diversification des fonctions s’est affirmée. Avant 1940, les professeurs de l’enseignement supérieur n’étaient que 1.600 environ. L’encadrement des étudiants, alors au nombre de 80.000, était très léger, et la pratique pédagogique dominante était le cours magistral. En sciences et en médecine, la nécessité des manipulations avait conduit à faire appel à des préparateurs ou chefs de travaux puis assistants, chargés d’encadrer les travaux pratiques. Dans les autres facultés, il n’y avait que des professeurs et des maîtres de conférences. Les assistants en lettres apparurent en 1942, et les assistants en droit au milieu des années 1950, mais ils restèrent minoritaires dans ces facultés jusqu’au milieu des années 1960. Dans l’ensemble, au cours de la décennie de 1945 à 1954, le nombre des enseignants du supérieur a évolué pour atteindre environ six mille personnes, effectif dans lequel le nombre des enseignants de rang magistral (professeurs et maîtres de conférences) est resté globalement majoritaire. 264

L’organisation de l’enseignement supérieur s’est caractérisée au cours de ces années par une tendance à l’allongement des études, avec la création en 1948, en sciences et en lettres, d’une année propédeutique qui a existé jusqu’en 1966. C’était une année intermédiaire entre le baccalauréat et les études de licence, sanctionnée par un certificat comportant plusieurs appellations en sciences et deux options (classique et moderne) en lettres ; le rôle de cette année intermédiaire était celui d’une adaptation progressive à l’enseignement supérieur. En particulier, la spécialisation qui régnait à partir de la licence était tempérée en propédeutique par une certaine pluridisciplinarité. En droit, où il n’existait pas d’année propédeutique, une quatrième année de licence fut introduite en 1954. Une autre tendance fut marquée la même année par l’institution d’une thèse de troisième cycle en sciences, qui visait à développer la formation à la recherche, et à diversifier les débouchés des étudiants scientifiques vers les carrières correspondantes. En lettres, l’ouverture progressive à des disciplines nouvelles s’était manifestée par la création en 1947 d’une licence de psychologie, dont l’un des quatre certificats devait être délivré par une faculté des sciences. La thèse de troisième cycle a été instituée en lettres en 1958.

Dans l’ensemble, les structures de l’enseignement supérieur sont restées identiques à celles de la période précédente : il y avait seize académies en métropole (quinze en province), et une seule université par académie. Cependant, il existait des établissements d’enseignement supérieur situés hors de la ville siège de l’académie et de l’université : instituts littéraires ou juridiques, rattachés à la faculté correspondante de l’université du chef-lieu de l’académie (par exemple à Nice, à Pau et à Tours) et écoles nationales de médecine et de pharmacie, résultant de la prise en charge par l’Etat des écoles préparatoires et des écoles de plein exercice de médecine et de pharmacie, jusqu’alors financées par les municipalités. Cette nationalisation intervint en 1954 et 1955, et s’accompagna dès cette dernière année de la transformation en facultés mixtes de médecine et de pharmacie de trois de ces écoles situées à Clermont-Ferrand, Rennes et Nantes. L’enseignement supérieur médical et pharmaceutique était depuis le XIXe siècle répandu dans des villes où il n’existait pas de faculté ou d’université. A Clermont-Ferrand et à Rennes, la nouvelle faculté fut rattachée à l’université de ces villes. A Nantes, qui n’était pas alors une ville universitaire, elle fut rattachée à l’université de Rennes. Il était en effet possible d’avoir plus d’une faculté du même « ordre » dans la même université. Cette technique d’« essaimage » fut employée aussi au cours des décennies suivantes, avant que la loi d’orientation de l’enseignement supérieur du 12 novembre 1968 n’admît l’existence, dans une même académie, de plusieurs universités. Au cours de la décennie de 1945 à 1954 ont en outre été créés de nouveaux établissements d’enseignement supérieur, comme les instituts d’études politiques en 1945, et les écoles nationales supérieures d’ingénieurs, qui résultaient de la transformation d’instituts de faculté ou d’université dont l’enseignement conduisait à un diplôme d’ingénieur. Ces créations et ces aménagements n’ont pas remis en cause la stabilité générale des structures universitaires. L’université de Strasbourg, qui avait été transférée à Clermont-Ferrand au début de la guerre de 1939-1940, fut réinstallée à Strasbourg, où elle recommença à fonctionner en mars 1945. 265

Notes
259.

La loi de finances du 27 décembre 1927 (article 89) a instauré la gratuité des classes de sixième, cinquième, quatrième et troisième dans les établissements d’enseignement public auxquels était ou serait annexée une école primaire supérieure ou une école technique. La loi de finances du 30 décembre 1928 (art. 106) a étendu cette gratuité aux autres classes secondaires des mêmes établissements. La loi de finances du 16 avril 1930 (art. 157) a supprimé la « rétribution scolaire » dans les classes de sixième de tous les établissements publics d’enseignement, quels qu’ils soient, « en vue de réaliser progressivement la réforme de la gratuité complète de l’enseignement secondaire ». Les lois de finances de 1931 et de 1932 ont étendu cette gratuité respectivement aux classes de cinquième et de quatrième. Enfin, par la loi de finances de 1933, toutes les classes secondaires sont devenues gratuites. Cette réforme se traduisit par un gonflement immédiat des effectifs des lycées, car elle coïncidait avec la vague démographique qui avait suivi la fin de la première guerre mondiale (enfants nés en 1919, ayant atteint onze ans en 1930). La gratuité de l’enseignement secondaire fut supprimée sous le régime de Vichy (loi et décret du 15 août 1941), mais ces mesures furent abrogées à la Libération et n’eurent donc pas d’effet durable. A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967 (Paris, 1968), p. 415-416 ; Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, publiée sous la direction de Louis-Henri Parias, t. 4, L’Ecole et la famille dans une société en mutation par Antoine Prost (Paris, 1981), p. 230.

260.

M.-R. Mouton, « L’Enseignement supérieur en France de 1890 à nos jours, étude statistique », dans La Scolarisation en France depuis un siècle, colloque tenu à Grenoble en mai 1968 (Paris ; La Haye, 1974), p. 183.

261.

Annuaire statistique de la France, t. 66, nouvelle série n° 8, rétrospectif (Paris, 1961), p.
67 ; M.-R. Mouton, « L’Enseignement supérieur en France de 1890 à nos jours, étude statistique », op. cit., p. 185.

262.

M.-R. Mouton, « L’Enseignement supérieur en France de 1890 à nos jours, étude statistique », op. cit., p. 185.

263.

Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, t. 4, L’Ecole et la famille dans une société en mutation, op. cit., p. 244-246. Notations identiques dans A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, op. cit., p. 440, et M.-R. Mouton, « L’Enseignement supérieur en France de 1890 à nos jours, étude statistique », op. cit., p. 188.

264.

Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, t. 4, L’Ecole et la famille dans une société en mutation, op. cit., p. 280-283.

265.

Bulletin officiel du ministère de l’éducation nationale [puis] Bulletin officiel de l’éducation nationale, 1944-1954, passim ; J.-C. Passeron, « 1950-1980, l’université mise à la question, changement de décor ou changement de cap ? » dans Histoire des universités en France sous la direction de J. Verger (Toulouse, 1986), p. 367-419.