A. L’attachement au caractère encyclopédique des bibliothèques universitaires

L’attachement à des bibliothèques universitaires de caractère encyclopédique apparaît alors comme un trait dominant des mentalités professionnelles. On peut l’expliquer comme une adhésion à ce qui avait fait l’originalité de la constitution des bibliothèques universitaires, c’est-à-dire la réunion en une bibliothèque unique des bibliothèques des différentes facultés d’une même académie. Cette concentration des services, caractéristique de la période comprise entre 1855 et 1898, n’avait pas été entièrement réalisée dans toutes les académies, puisqu’il subsistait dans plusieurs villes universitaires des implantations distinctes de la bibliothèque universitaire dès la fin du XIXe siècle, et que des sections médicales nouvelles étaient venues s’y ajouter depuis le début des années 1930. Mais si la réalité ne s’était pas conformée partout aux principes sur lesquels reposait la constitution des bibliothèques universitaires, qui impliquaient la réunion en un service unique et si possible en un seul lieu de l’ensemble des collections, ces principes gardaient dans les mentalités professionnelles un caractère fondateur. Cet attachement à des bibliothèques universitaires de caractère encyclopédique s’est manifesté de façon diffuse dans la plupart des réunions et des publications professionnelles. Il a pris la forme, par exemple, d’une hostilité assez répandue à la pratique des dépôts de documents de la bibliothèque universitaire dans des bibliothèques d’instituts et de laboratoires, pratique qui semblait mettre en cause l’unité de la bibliothèque universitaire. A côté de ces manifestations diffuses, la défense et illustration des bibliothèques encyclopédiques a été formulée d’une manière plus élaborée par Pierre Lelièvre.

Celui-ci, qui exerçait depuis 1944 les fonctions d’adjoint au directeur des bibliothèques, se trouvait, en raison de la priorité donnée par Julien Cain à ses fonctions d’administrateur général de la Bibliothèque nationale, en position de faire prévaloir ses conceptions relatives aux missions et à l’organisation des bibliothèques universitaires. Son rôle a donc été déterminant tout au long de la période de 1945 à 1964, date à laquelle il quitta la direction des bibliothèques. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’importance de ses conceptions dans les choix qui ont été faits, notamment dans les premières années de la décennie 1960. Mais jusque vers le milieu des années 1950, P. Lelièvre s’est montré un partisan déterminé des bibliothèques encyclopédiques. Les conditions dans lesquelles il avait fait ses études à l’Ecole des chartes, et ses premières expériences de bibliothécaire responsable d’une bibliothèque municipale, encyclopédique par nature, à La Rochelle puis à Nantes, expliquent en partie cette position. Celle-ci était fondée aussi sur des considérations de caractère pédagogique. Dans un passage de son rapport inédit sur les bibliothèques de son secteur d’inspection de 1945 à 1954, P. Lelièvre rappelait l’importance qu’il convenait d’attacher, selon lui, à la formation générale des étudiants, et invoquait à l’appui de cette conviction ses propres souvenirs d’étudiant.

‘« Les études dites supérieures comportent une part de bachotage inévitable. On peut cependant considérer comme parfaitement scandaleux que les gens arrivent à conquérir un titre de licencié ou de certifié sans avoir guère fait autre chose que de « potasser » des cours multigraphiés, d’ailleurs vendus fort cher, et tenant les bibliothèques pour des chauffoirs malodorants et peu confortables où la dernière chose qu’on puisse espérer obtenir est un livre en bon état et celui dont on a besoin le jour où il faudrait pouvoir le lire. Il est scandaleux qu’on attache si peu d’importance à ce problème pourtant essentiel : la culture ou, si l’on aime mieux, la culture générale des étudiants. La direction des bibliothèques a eu grandement raison de se préoccuper de donner des livres aux paysans et aux ouvriers [allusion aux actions entreprises en faveur de la lecture publique urbaine et rurale], mais personne ne semble se soucier de la lecture publique [i.e. des lectures autres que directement utilitaires] des étudiants ; le problème est cependant non moins important. C’est Raoul Dautry qui a dit : « La valeur ingénieur doit se composer pour 50 pour cent de culture générale pour 25 pour cent de connaissances techniques professionnelles et pour 25 pour cent d’imagination ». Si c’est vrai - et ce doit l’être non seulement pour les ingénieurs mais pour tous ceux qui ont ou auront une responsabilité quelconque de chef - que penser de la formation que reçoivent actuellement nos étudiants et, spécialement, nos étudiants parisiens, étant donné les conditions de travail qui leur sont faites. Faut-il rappeler que nombre de normaliens ont dit et répété que ce qu’il y avait de plus valable dans leur culture, c’est ce qu’ils avaient acquis eux-mêmes en furetant sur les rayons de la bibliothèque de l’école. Chartiste, je ferais volontiers le même aveu... En fait, ce qui fait l’intérêt et l’efficacité des études supérieures, c’est la parole d’un maître et la lecture personnelle. Souhaitons que les maîtres dignes de ce nom soient aussi nombreux demain que dans la génération qui a compté Bergson, Ernest Lavisse ou Charles-Victor Langlois, mais prenons conscience du fait que, pour assurer aux étudiants les moyens d’une haute culture et d’un travail qui soit plus et mieux qu’un bachotage, il reste à faire un énorme effort et que, cet effort, c’est dans le domaine des bibliothèques qu’il faut le concevoir et l’effectuer. » 283

La conviction de P. Lelièvre, et le caractère passionné avec lequel il exprimait ses opinions, apparaissent dans cette citation, où se retrouve aussi le souvenir de ses années d’étude à l’Ecole des chartes. D’autres passages témoignent aussi de son attachement à un idéal de haute culture pour les étudiants des universités, idéal qui ne pouvait être atteint selon lui que par la fréquentation assidue de bibliothèques encyclopédiques. Abordant, vers la fin de ce même rapport inédit, la question des bibliothèques spécialisées des instituts et des laboratoires, il remarquait que celles-ci, dont il ne mettait pas en doute l’utilité, coexistaient souvent avec des bibliothèques de facultés ouvertes aux étudiants, dans lesquelles les collections se réduisaient à un fonds limité d’ouvrages d’étude. C’était cette limitation à des ouvrages de caractère scolaire qui lui paraissait criticable.

‘« Tout autre est le problème posé par ces petites bibliothèques d’étude assez nombreuses dans les facultés de lettres ou les facultés de droit et qui sont composées principalement de manuels, de recueils, de textes et de grands traités. Si le chercheur y peut trouver à l’occasion une référence ou y faire une vérification, ce type de bibliothèque semble, avant tout, destiné aux étudiants. Elles sont utiles sans doute pour décongestionner les bibliothèques universitaires encombrées et nous avons à diverses reprises suggéré la création à l’université de Paris de salles de travail pourvues de collections d’usuels, reconnaissant ainsi une nécessité et admettant la validité de la formule.

Elle n’est cependant pas sans inconvénients. Si, reprenant une remarque prédécemment faite, nous admettons que la culture générale de l’étudiant est un des éléments essentiels à une bonne formation intellectuelle et à une bonne préparation professionnelle, il faut bien reconnaître que ces bibliothèques élémentaires de vulgarisation spécialisée présentent de très graves défauts. D’une part les spécialisations n’étant pas vraiment poussées, elles ne donnent pas à l’étudiant une juste appréciation de la complexité et de l’étendue d’une véritable culture scientifique ; d’autre part, limitées à l’objet précis d’une discipline scolaire, elles n’incitent pas aux recherches et aux lectures marginales pourtant si importantes et souvent si suggestives ; enfin elles cantonnent, elles confinent l’étudiant dans le strict domaine des normes scolaires. Parlant un jour, avec le directeur de l’Ecole supérieure de médecine de Rennes, de la bibliothèque et de ce qu’il faudrait en faire lorsque l’école serait devenue faculté, j’ai été très frappé de l’une de ses remarques. Le fonds médical est aujourd’hui confondu avec les collections municipales et il serait indispensable, pour la recherche, de constituer une véritable bibliothèque médicale : le projet d’une bibliothèque commune aux deux facultés de sciences et de médecine a été envisagé et retenu en principe. Le Dr Lamache observait « qu’un bon médecin traitant doit avoir des connaissances étendues en psychologie, de la lecture, bref ce qu’on appelle une culture générale » et, de ce point de vue, l’obligation faite aux étudiants en médecine de venir travailler à la bibliothèque municipale lui paraissait heureuse.

La remarque me paraît juste, mais elle m’incite à souligner les inconvénients que présente la confusion que l’on fait parfois entre la bibliothèque de recherche et la bibliothèque destinée aux étudiants. Pour le chercheur, encore une fois, l’objectif doit être de faire de la bibliothèque l’outil le plus commode, le mieux adapté et d’usage le plus aisé ; pour l’étudiant, il importe au contraire de le mettre dans le climat et dans les conditions qui stimulent et qui favorisent son développement intellectuel dans tous les domaines. Tout ce qui risque de le confirmer dans une spécialisation trop poussée avant qu’il ait atteint à la maturité intellectuelle est dangereux, non pas seulement pour son avenir d’homme, mais même pour sa formation de futur chercheur. » 284

Il était donc logique que P. Lelièvre conclût son rapport sur les bibliothèques universitaires de son secteur d’inspection par un plaidoyer en faveur des bibliothèques universitaires encyclopédiques :

‘« Mais dès maintenant, et sur les seuls éléments qui constituent mon information présente, je suis fermement convaincu de la nécessité de préserver l’existence des bibliothèques encyclopédiques et de favoriser leur développement. Ces bibliothèques gardent pour le chercheur et, en tout cas, pour tous ceux qui s’occupent des sciences humaines, une importance évidente et demeurent pour l’historien au sens large du terme, des laboratoires essentiels au même titre que les dépôts d’archives. Mais c’est aussi leur valeur sur le plan de la formation des esprits qui, dans le cadre des bibliothèques universitaires, mérite d’être considérée. » 285

Notes
283.

P. Lelièvre, Dix ans d’inspection (1945-1954), rapport sur les bibliothèques du secteur de M. Lelièvre, op. cit., « Rapport sur les bibliothèques universitaires de 1945 à 1954... », p. 33-34. Ces réflexions ont eu un écho dans les conclusions par P. Lelièvre des journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955 : « Le véritable privilège des normaliens de la rue d’Ulm, ce n’est pas d’être logés et de recevoir un traitement, c’est d’avoir, à toute heure, libre accès à l’une des plus riches bibliothèques scientifiques de Paris. Mesure-t-on bien quelle différence cela fait entre eux et leurs camarades de la Sorbonne ? En fait, l’étudiant moyen travaille avec un nombre incroyablement réduit d’ouvrages : n’est-ce pas un paradoxe que, dans un monde où les collections des bibliothèques se chiffrent par millions et où, pour certaines disciplines, le nombre des périodiques spécialisés est de plusieurs dizaines de milliers de titres, on fasse des études supérieures et on acquière des titres et des diplômes avec des cours multigraphiés et la pratique de quelques manuels ? Qu’y pouvons-nous ? Pas grand-chose peut-être - au moins dans l’immédiat... Mais nous devons souligner et dénoncer l’incohérence de cette situation et l’inquiétude qu’elle provoque. Ne craignons pas de dire que c’est la politique générale de l’enseignement et de la recherche qui est en cause ; les bibliothèques universitaires ne sont qu’une des pièces du système et elles ne peuvent, à elles seules, résoudre ce problème complexe. Elles le peuvent d’autant moins que les moyens dont elles disposent sont dérisoirement limités. » « Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 19, 20, 21 décembre 1955, compte rendu » dans Les Bibliothèques et l’université, 1955, op. cit., p. 219.

284.

P. Lelièvre, Dix ans d’inspection (1945-1954), rapport sur les bibliothèques du secteur de M. Lelièvre, op. cit., « Rapport sur les bibliothèques universitaires de 1945 à 1954... », p. 36-37. P. Lelièvre a fréquemment manifesté le souci d’invoquer à l’appui de ses positions l’opinion d’universitaires ou d’autorités scientifiques. On peut voir dans la distinction opérée entre les besoins des étudiants et ceux des chercheurs, et dans les propos sur l’organisation des bibliothèques qui conviennent le mieux aux uns et aux autres, une première ébauche des analyses qui devaient conduire à la conception des bibliothèques universitaires « à deux niveaux » au début des années 1960. Les projets concernant la création d’une bibliothèque commune aux facultés de médecine et des sciences à Rennes ne se sont pas réalisés.

285.

P. Lelièvre, Dix ans d’inspection (1945-1954), rapport sur les bibliothèques du secteur de M. Lelièvre, op. cit., « Rapport sur les bibliothèques universitaires de 1945 à 1954... », p. 38. La comparaison entre les bibliothèques à caractère encyclopédique et les dépôts d’archives se serait mieux appliquée aux bibliothèques municipales qu’aux bibliothèques universitaires, de fondation récente et généralement dépourvues de documents anciens.