B. La déconcentration et la spécialisation, formules d’avenir pour les bibliothèques universitaires ?

A côté de cet attachement aux bibliothèques universitaires encyclopédiques, dont on trouve chez P. Lelièvre l’expression la plus élaborée, mais qui était généralement partagé par les bibliothécaires de la même époque, se manifestait aussi un esprit de prospective devant les conséquences que la spécialisation croissante des connaissances pouvait avoir sur l’organisation des bibliothèques universitaires. L’un des premiers témoignages en est une communication de Germain Calmette, alors conservateur de la bibliothèque de l’université de Paris, aux journées d’étude organisées par la bibliothèque de l’université de Liège qui avaient pour thème ‘« Les problèmes de la documentation dans les bibliothèques universitaires ». 286

La communication de G. Calmette a été centrée sur une conception de l’organisation des bibliothèques universitaires conforme au découpage des facultés, selon le modèle qui existait à Paris depuis l’origine. La bibliothèque de l’université de Paris comprenait en effet à cette époque une « section » lettres et sciences à la Sorbonne, une section droit, une section médecine et une section pharmacie. A ces bibliothèques répondant aux différentes facultés, s’étaient ajoutées après la première guerre mondiale la bibliothèque-musée de la guerre, devenue ultérieurement Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, la Bibliothèque d’art et d’archéologie, issue des collections d’histoire de l’art réunies par le couturier Jacques Doucet, et la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Malgré ces ajouts récents, l’influence du découpage des facultés demeurait très perceptible dans l’organisation des bibliothèques de l’université de Paris. Pour proposer la généralisation de ce modèle, G. Calmette partait du constat du caractère inachevé du mouvement d’unification des bibliothèques des facultés dans les autres villes universitaires.

‘« L’histoire des B.U. [bibliothèques universitaires] semble se résumer en un mouvement cyclique ; après avoir tendu à la centralisation de leurs collections, elles les ont souvent largement décentralisées ; elles recherchent, aujourd’hui, une position d’équilibre en réagissant contre les effets d’une dispersion quelquefois poussée à l’excès. » 287

Selon G. Calmette, le mouvement d’unification des bibliothèques des facultés de province qui avait abouti à la création des bibliothèques universitaires était en contradiction avec le développement de la spécialisation scientifique qui était déjà à l’oeuvre à la fin du XIXe siècle, et reposait donc sur une conception dépassée. Les exemples étrangers montraient, en Allemagne, le développement simultané de bibliothèques centrales généralement installées sur un seul site, et de nombreuses bibliothèques spécialisées auprès des instituts, les unes et les autres disposant de moyens importants. Ce type d’organisation était aussi représenté en France par la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. Aux Etats-Unis, certaines universités n’avaient pas constitué à l’origine de bibliothèque centrale, mais la plupart en avaient créé une ultérieurement à côté des bibliothèques spécialisées. Il apparaissait donc qu’en Allemagne comme aux Etats-Unis, deux pays qui proposaient des modèles d’organisation des bibliothèques différents entre eux et différents du modèle français, on n’avait jamais conçu les bibliothèques universitaires comme devant comporter un établissement unique. Le modèle unitaire français des bibliothèques universitaires apparaissait donc comme atypique.

‘« La fusion de toutes les bibliothèques en une seule n’apparaît plus désirable, même si elle était matériellement possible : d’où la suggestion de rester à mi-chemin, en construisant de grandes bibliothèques spéciales. » 288

Dans le cas des bibliothèques universitaires françaises, G. Calmette observait avec raison que le mouvement d’unification des bibliothèques de facultés, à l’origine de la constitution des bibliothèques universitaires de province, n’avait pas été conduit à son terme. Il existait en effet, en 1949, neuf bibliothèques universitaires de province unifiées sur quinze : Besançon, Caen, Clermont-Ferrand, Dijon, Grenoble, Lille, Poitiers, Rennes et Strasbourg. Les six autres étaient restées « sectionnées », ce que G. Calmette interprétait comme le fait que certaines facultés avaient conservé leur bibliothèque propre. Il y avait ainsi des sections médicales à Marseille, Bordeaux, Lyon, Montpellier et Nancy, une section droit à Bordeaux, et une section sciences à Marseille. On trouvait aussi des « dépôts groupés », droit-lettres et médecine-sciences à Toulouse, et droit-lettres-sciences, « vestiges de la centralisation traditionnelle », à Lyon, Montpellier et Nancy. Paris avait un ensemble complet de bibliothèques placées auprès de chaque faculté, à l’exception du « dépôt groupé » de la bibliothèque de la Sorbonne (lettres-sciences). En conclusion, selon G. Calmette,

‘« Les circonstances ont donc, en France, en contrariant les vues officielles du XIXe siècle, favorisé le maintien d’une structure imparfaitement centralisée qui semble, aujourd’hui, répondre aux conditions généralement tenues comme les plus favorables au travail intellectuel. » 289

En réalité, les « vestiges de la centralisation traditionnelle » comprenaient non seulement les dépôts groupés (à l’exception des sections médecine) de Lyon, Montpellier et Nancy, mais aussi les neuf bibliothèques universitaires de province installées sur un seul site. A s’en tenir à ces seuls chiffres, il était donc difficile de percevoir une évolution vers une organisation par faculté telle qu’elle existait à Paris. La division en sections distinctes des bibliothèques universitaires d’Aix-Marseille, de Bordeaux, de Montpellier et de Toulouse remontait à l’origine de ces bibliothèques et, dans le cas d’Aix-Marseille, était imposée par l’implantation des facultés dans deux villes différentes. A Lyon et Nancy, la création d’une section médecine-pharmacie au cours des années 1930 avait été le seul fait marquant dans le sens de la déconcentration des bibliothèques universitaires de province pendant l’entre-deux-guerres. Enfin, l’affirmation selon laquelle une organisation des bibliothèques par facultés, indépendamment des autres conditions du fonctionnement des bibliothèques universitaires, correspondait mieux que d’autres aux exigences du travail intellectuel, ne se trouvait pas démontrée. Selon G. Calmette, cette organisation aurait présenté l’intérêt de rapprocher les bibliothèques de leurs utilisateurs, dans chacune des facultés, mais il ne convenait pas d’envisager un niveau de spécialisation plus fin, sauf peut-être pour les disciplines scientifiques, domaine dans lequel il existait peu de grandes bibliothèques. En dehors de ce cas particulier, la spécialisation des recherches devait être en quelque sorte compensée par l’existence d’un noyau central de collections, où se trouverait accumulée « la mémoire commune des efforts dispersés dans le temps et dans l’espace ». Ces derniers propos témoignent aussi d’un certain attachement à la formule d’une bibliothèque pluridisciplinaire. 290

Ces propositions devaient sans doute beaucoup à la situation particulière des bibliothèques universitaires de Paris, eu égard à leur organisation administrative, à l’importance de la population étudiante à desservir (plus de 50.000 étudiants en 1949) et au nombre des volumes qu’elles conservaient (2,8 millions). Ces différences d’échelle rendaient assez difficile la comparaison avec des bibliothèques universitaires de province de taille beaucoup plus modeste, et permettaient d’expliquer une organisation administrative et bibliothéconomique nettement différente. On conçoit donc que la généralisation du modèle d’organisation parisien n’était sans doute pas alors une nécessité. Bien qu’il existe des ressemblances frappantes entre la forme de l’organisation proposée et celle qui devait être mise en oeuvre dans les villes universitaires de province au début des années 1960, ces ressemblances ne semblent pas pouvoir s’expliquer par l’influence, au début des années 1960, de la forme d’organisation préconisée par G. Calmette en 1949. Les documents du début des années 1960 ne contiennent en effet aucune référence à cette communication. L’influence diffuse des idées qui y ont été exprimées ne peut cependant pas être exclue. 291

Si la spécialisation était l’une des perspectives de l’évolution des bibliothèques universitaires, elle devrait nécessairement avoir des conséquences sur les qualifications exigées des bibliothécaires.

‘« Comment le bibliothécaire universitaire pourrait-il d’autre part ignorer cette tendance à l’“éclatement” de la bibliothèque encyclopédique ? Certains l’appellent de leurs voeux, d’autres considèrent comme inévitable la division en sections indépendantes, chacune d’entre elles étant pourvue de ses instruments de travail de base, de ses livres et de ses revues spécialisées, de ses catalogues matières - la « centrale » se réduisant à une salle de références au service des étudiants novices avec un catalogue collectif alphabétique d’auteurs... Que cet effacement - provisoire ou définitif - de la bibliothèque encyclopédique nous inquiète ou non, c’est un fait dont il faut tenir compte dans le développement de la bibliothèque universitaire. » 292

Selon P. Salvan, le développement du nombre des publications et leur spécialisation croissante allaient faire apparaître le besoin, pour toutes les activités en relation avec le contenu des documents (choix des acquisitions, indexation, renseignements bibliographiques), de « qualifications scientifiques de plus en plus précises ». Ces missions particulières qui incomberaient aux bibliothécaires des bibliothèques universitaires seraient-elles compatibles avec le statut de 1952, avec le « cadre unique et la formation professionnelle polyvalente qu’il exige » ? Il existait bien sûr des compétences communes aux bibliothécaires de toutes les catégories de bibliothèques : une culture générale étendue et la connaissance d’une ou de plusieurs langues, qui étaient en principe garanties par les titres universitaires requis pour le recrutement. La formation professionnelle, qui précédait alors le concours, apportait les compétences techniques nécessaires. Ces dispositions paraissaient suffisantes pour la gestion de collections composées en majorité d’ouvrages ressortissant au domaine des humanités. Mais il subsistait le problème grave des spécialisations en sciences exactes, alors que le recrutement de scientifiques dans les bibliothèques souffrait de la concurrence exercée par les carrières de l’enseignement, de la recherche et de l’industrie. Ces questions n’avaient pas de réponse satisfaisante, et P. Salvan ne pouvait qu’énumérer quelques possibilités qui auraient permis théoriquement de mieux adapter le recrutement des bibliothécaires à la diversité des postes à pourvoir. 293

Peu de temps après la mise en place du nouveau statut unifié des bibliothécaires en 1952, des doutes se sont donc élevés sur l’adéquation de ce dispositif statutaire à la diversité des emplois à pourvoir dans les bibliothèques universitaires. Ces interrogations témoignent, plus qu’au début des années 1930, d’une prise de conscience de la diversité des spécialisations scientifiques souhaitables dans les bibliothèques universitaires, et marquent une distance supplémentaire avec les conceptions héritées du passé qui faisaient de la culture historique la préparation intellectuelle la mieux adaptée à la formation des bibliothécaires. Dans le prolongement de ces préoccupations, des projets furent ultérieurement élaborés pour permettre la diversification du recrutement et la spécialisation des bibliothécaires appelés à travailler dans les sections spécialisées des bibliothèques universitaires, mais ces projets n’ont jamais connu de réalisation.

Notes
286.

G. Calmette, « Centralisation et décentralisation de la bibliothèque universitaire, l’exemple de Paris », op. cit., p. 83-89. Le thème assez général indiqué par le titre des journées d’étude se trouvait en fait restreint à la question des relations entre la bibliothèque universitaire « centrale » et les bibliothèques des instituts et des laboratoires, sujet alors d’actualité pour la bibliothèque de l’université de Liège, qui s’installait dans des locaux nouvellement aménagés, mais aussi préoccupation partagée par de nombreux bibliothécaires de différents pays d’Europe occidentale qui ont participé à cette rencontre.

287.

G. Calmette, « Centralisation et décentralisation de la bibliothèque universitaire, l’exemple de Paris », op. cit., p. 83. La mention d’un mouvement de décentralisation des collections succédant à une période initiale de centralisation est peut-être une allusion à la pratique des dépôts de documents dans des bibliothèques spécialisées, mais elle peut aussi avoir une justification rhétorique, pour favoriser la présentation d’une évolution en trois temps.

288.

G. Calmette, « Centralisation et décentralisation de la bibliothèque universitaire, l’exemple de Paris », op. cit., p. 85. Les propos de G. Calmette n’ont pas distingué nettement entre l’installation d’une bibliothèque universitaire sur un ou plusieurs sites (déconcentration interne), et l’existence à côté de cette bibliothèque universitaire « centrale » de bibliothèques spécialisées (déconcentration externe). L’existence à Paris de « grandes bibliothèques spéciales » organisées par facultés, présentée ici comme un moyen terme entre la dispersion des collections dans de nombreuses bibliothèques spécialisées et la centralisation intégrale de ces collections en un seul bâtiment, n’avait pas été choisie délibérément pour combiner les avantages de ces deux formules, mais était le résultat d’une évolution historique propre aux bibliothèques universitaires parisiennes. L’idée selon laquelle des bibliothèques universitaires organisées par faculté représenteraient un moyen terme entre une bibliothèque universitaire à site unique et la dispersion des collections entre de nombreuses bibliothèques spécialisées a été de nouveau avancée entre 1960 et 1965.

289.

G. Calmette, « Centralisation et décentralisation de la bibliothèque universitaire, l’exemple de Paris », op. cit., p. 85-86. L’organisation administrative des bibliothèques de l’université de Paris, alors régie par le décret du 9 novembre 1946, qui plaçait les bibliothèques du système facultaire sous l’autorité du doyen de la faculté correspondante, différait complètement de celle des bibliothèques universitaires de province, placées sous l’autorité des recteurs. Cependant, cette dernière situation avait aussi été connue à Paris sous le régime du décret du 30 mars 1930. D. Pallier, « Bibliothèques universitaires, l’expansion ? », op. cit., p. 381 et p. 394.

290.

« La décomposition de la B.U. en quelques grandes bibliothèques spéciales rapprocherait utilement la B.U. décentralisée de ceux qui sont appelés à en être les usagers habituels, et qui s’y attacheraient sans doute davantage s’ils s’y reconnaissaient mieux et s’en trouvaient moins éloignés. » G. Calmette, « Centralisation et décentralisation de la bibliothèque universitaire, l’exemple de Paris », op. cit., p. 87. G. Calmette n’a pas évoqué la question de l’autorité (doyen ou recteur) sous laquelle ces bibliothèques auraient été placées, et n’a pas fait de rapprochement entre la forme d’organisation qu’il préconisait et celle des anciennes bibliothèques de facultés.

291.

G. Calmette a préconisé, en particulier, une déconcentration complète des services bibliothéconomiques identique à celle qui a été réalisée dans les nombreuses sections mises en service après 1961 : « A partir du moment où la B.U. centrale aurait transféré à des sections une partie de son domaine, les prérogatives techniques devraient nécessairement suivre ce transfert avec le personnel compétent qui se trouverait détaché. », et il a laissé en dehors de l’organisation proposée les bibliothèques des instituts et des laboratoires. G. Calmette, « Centralisation et décentralisation de la bibliothèque universitaire, l’exemple de Paris », op. cit., p. 87.

292.

P. Salvan, « Le Personnel des bibliothèques universitaires » , op. cit., p. 29-30.

293.

P. Salvan, « Le Personnel des bibliothèques universitaires », op. cit., p. 30-41. Paule Salvan s’intéressait particulièrement à l’indexation des documents au moyen de classifications spéciales, et traduisit le livre de Brian C. Vickery, Faceted classification, sous le titre La Classification à facettes (Paris,1963) ; elle fut le premier directeur de l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires fondée en 1963.