I. Les journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1949

Aux premières journées d’étude des bibliothèques universitaires, organisées en décembre 1949, fut présenté un exposé de François Pitangue, bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire de Montpellier, dans lequel se trouvait décrit un mode de fonctionnement coordonné de la bibliothèque universitaire et des bibliothèques des instituts et des laboratoires de l’université de Montpellier. Cette coordination était fondée sur une application scrupuleuse des dispositions de la circulaire du 10 janvier 1923 relative aux bibliothèques universitaires, précisée par des accords écrits entre le bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire et les professeurs responsables des laboratoires et des instituts qui géraient une bibliothèque. 294

F. Pitangue, dont le style un peu précieux trahit fréquemment des influences mallarméennes ou valéryennes, tentait d’abord de donner une définition des bibliothèques de laboratoires et d’instituts. C’était cependant une entreprise malaisée, en raison de la diversité des formes d’organisation que l’on pouvait rencontrer. Les bibliothèques de laboratoires proprement dites, qui étaient les seules auxquelles s’appliquait normalement la circulaire du 10 janvier 1923, existaient surtout dans les facultés de médecine, de pharmacie et des sciences. Les bibliothèques d’instituts de ces mêmes facultés regroupaient généralement les bibliothèques de plusieurs laboratoires, et avaient souvent des règles de fonctionnement plus formalisées. Certains instituts constituaient des entités autonomes, dont les objectifs n’étaient pas exclusivement universitaires mais aussi industriels. Ils avaient alors généralement un budget distinct, comme celui d’une faculté, dont les recettes pouvaient comprendre des subventions de collectivités diverses, publiques ou privées. Certains instituts relevaient parfois d’autres ministères que celui de l’éducation nationale. En droit et en lettres, les instituts étaient plutôt des services groupés autour d’un enseignement et comportant une bibliothèque. Là où il n’existait pas de section de la bibliothèque universitaire, cette bibliothèque prenait quelquefois le nom de « bibliothèque de la faculté, section de ... ».

Les étudiants et les enseignants qui fréquentaient ces bibliothèques avaient aussi accès à la bibliothèque universitaire, mais ils trouvaient dans ces bibliothèques spécialisées un service plus direct, à proximité de leurs lieux d’enseignement et de recherche. Le financement de ces bibliothèques était en général assuré par des droits de travaux pratiques, mais là où ces financements ne suffisaient pas, la bibliothèque universitaire était parfois sollicitée d’apporter son aide, sous la forme de dépôts de documents. En principe, les règlements de la fin du XIXe siècle n’autorisaient pas les dépôts, qui étaient cependant pratiqués mais que les bibliothécaires préféraient généralement éviter en raison des risques qu’ils présentaient. Cependant, plusieurs considérations pouvaient conduire à assouplir cette position. Les locaux des laboratoires et des instituts pouvaient être éloignés de la bibliothèque universitaire, et les horaires de celle-ci ne convenaient pas toujours aux étudiants et aux enseignants ; les locaux des bibliothèques universitaires n’offraient pas toujours assez de places assises (à Montpellier, 250 places pour 5.000 étudiants), et leur personnel était insuffisant ; le travail universitaire était devenu plus collectif, et les travaux pratiques, autrefois réservés aux facultés scientifiques, se répandaient aussi en lettres et en droit ; or, il fallait des livres dans ces lieux d’enseignement. C’est pourquoi F. Pitangue proposait de « réviser les positions anciennes pour de plus possibles satisfactions », et pour cela de distinguer les achats qui relevaient de la bibliothèque universitaire et ceux dont elle pouvait se dispenser. Il appartenait à la bibliothèque universitaire d’acquérir « les ouvrages et collections de culture générale supérieure », de préparation aux programmes d’enseignement supérieur ou relatifs aux travaux de recherche conduits à l’université. En revanche, les livres trop spécialisés sans rapport direct avec les programmes, ou qui ne correspondaient pas à l’orientation universitaire (chimie appliquée, par exemple), auraient mieux convenu aux bibliothèques spécialisées.

La coordination des achats entre la bibliothèque universitaire et les bibliothèques des instituts et des laboratoires reposait à Montpellier sur l’application précise des dispositions de la circulaire du 10 janvier 1923. En vertu de ces usages locaux, les documents acquis par les instituts et les laboratoires sur leurs ressources propres étaient remis à la bibliothèque universitaire, qui les enregistrait sur un registre particulier et les cataloguait. Les fiches résultant de ce catalogage servaient à alimenter un catalogue collectif des bibliothèques de l’université, consultable à la bibliothèque universitaire ; deux exemplaires des fiches étaient remis à l’institut ou au laboratoire pour son propre catalogue. Ces pratiques avaient jusqu’alors bénéficié du soutien des recteurs, et l’agent comptable de l’université refusait d’honorer les factures de livres des instituts ou des laboratoires qui n’auraient pas été visées par le bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire. Selon F. Pitangue, des usages semblables existaient à Grenoble et à Marseille sciences.

Les conditions mises par la bibliothèque universitaire au dépôt d’une partie de ses collections dans des bibliothèques de laboratoires ou d’instituts étaient de durée (un an maximum) et d’accessibilité des bibliothèques dépositaires par des lecteurs extérieurs. On pouvait ainsi optimiser la répartition des manuels courants ou celle des ouvrages relatifs aux programmes d’enseignement, en général présents dans plusieurs bibliothèques, et consentir le dépôt d’ouvrages de recherche spécialisés. Pour cela, il fallait que l’organisme demandeur présentât une demande de prêt collectif, qui était inscrite sur un registre à feuillets mobiles dans lequel chaque laboratoire ou institut avait son feuillet propre. Le prêt ne pouvait dépasser la durée d’un an, et il était automatiquement annulé (ou renouvelé) à l’expiration de ce délai. L’organisme emprunteur était responsable de la conservation et de la restitution en bon état des documents déposés. La bibliothèque universitaire apportait une aide technique et assurait le contrôle permanent des dépôts. Des conventions, réglementant l’usage des collections et le fonctionnement des bibliothèques, étaient conclues sous l’autorité du recteur. La commission de la bibliothèque pouvait être appelée à donner un avis sur la coordination des acquisitions, sur le principe des dépôts et ses applications, ainsi que sur les litiges qui pouvaient surgir.

Cette description de modalités de coopération entre bibliothèque universitaire et autres bibliothèques de l’université reposait sur des principes assez souples et en même temps formalisés (référence à une circulaire ministérielle et existence de conventions écrites). Elle laissait entrevoir une conception de la bibliothèque universitaire très différente de celle qui avait été proposée la même année par G. Calmette, qui, tout en préconisant une division des bibliothèques par sections correspondant aux différentes facultés, laissait en dehors de l’organisation décrite les bibliothèques spécialisées. Il s’agissait bien de deux modèles d’organisation différents et même opposés. Dans le cas de Montpellier, à l’époque où ces usages étaient en vigueur, la bibliothèque universitaire était divisée en deux sites : une bibliothèque centrale et droit-lettres-sciences-pharmacie, et une section médecine. Le nombre important de disciplines couvert par la bibliothèque centrale pouvait être un encouragement à chercher des solutions permettant une certaine déconcentration des collections et de l’accueil du public. La solution décrite présentait plusieurs avantages. Elle laissait en l’état les structures existantes, sans se proposer de les réformer mais en organisant leur coopération. Ce scepticisme institutionnel peut avoir reposé sur une appréciation selon laquelle les structures existantes avaient leur utilité, qu’il n’appartenait pas au bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire de remettre en cause. Sur la base des modalités de coopération établies, qui permettaient à la fois le dépôt temporaire de documents de la bibliothèque universitaire dans d’autres bibliothèques de l’université et le traitement par la bibliothèque universitaire de tous les documents acquis par ces bibliothèques, il était possible de constituer un catalogue collectif des documents présents dans l’ensemble des bibliothèques de l’université, et d’avoir connaissance à tout moment de la situation des dépôts. Ces derniers étaient à la fois temporaires, contrôlables et révisables en cas de manquement aux dispositions contractuelles. L’utilisation de locaux extérieurs à ceux de la bibliothèque universitaire et de personnel relevant des facultés ou instituts permettait une déconcentration efficace des ressources documentaires, tout en maintenant la centralisation de leur traitement. L’ensemble de ces règles conduisait à un fonctionnement assez bien coordonné des ressources documentaires de l’université.

Si ce mode d’organisation n’a pas prévalu malgré ses avantages, c’est peut-être parce que les responsables des bibliothèques universitaires répugnaient à passer des accords pour déposer certaines collections de la bibliothèque universitaire dans d’autres bibliothèques, et cette répugnance elle-même peut avoir été causée par des expériences malheureuses. Mais c’est plus sûrement, comme nous le verrons, que cette organisation coordonnée de la bibliothèque universitaire et des bibliothèques d’instituts et de laboratoires a rencontré dans d’autres circonstances une opposition résolue de la part de Pierre Lelièvre. Cette opposition s’est manifestée avec éclat aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955, et semble avoir joué un rôle déterminant dans les conceptions de l’organisation des bibliothèques universitaires qui ont été présentées aux journées d’étude de 1961. Il apparaît en tout cas que les dispositions en vigueur à Montpellier n’ont été considérées que comme un élément d’une situation locale, et n’ont jamais été prises pour base d’une réflexion d’ensemble. L’esprit de tolérance et de coopération que manifeste l’exposé de F. Pitangue constitue aussi un témoignage révélateur d’une mentalité professionnelle qui ne considérait pas comme une anomalie la coexistence entre bibliothèque universitaire encyclopédique et bibliothèques spécialisées, mais qui devait bientôt céder la place à un état d’esprit différent. 295

Notes
294.

F. Pitangue, « Bibliothèques d’instituts et de laboratoires » dans Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 15-17 décembre 1949 (Paris, 1949 ; non publié). Les rapports présentés à ces premières journées d’étude des bibliothèques universitaires sont conservés à la Bibliothèque nationale de France sous la cote 4° Q 3996. Un dossier relatif à ces mêmes journées d’étude est conservé aux Archives nationales, A.N. F 17 bis 15618, versement n° 771373, article 1. La circulaire du 10 janvier 1923 relative aux bibliothèques universitaires comportait deux parties, l’une relative à la convocation du bibliothécaire en chef aux séances du conseil de l’université (rappel de dispositions en vigueur depuis 1920 mais rarement respectées), et l’autre relative à la mise à la disposition du bibliothécaire de l’université des inventaires des bibliothèques des laboratoires, pour qu’une copie pût en être prise et déposée à la bibliothèque universitaire. C’est cette seconde partie qui est mentionnée quand il est question des relations des bibliothèques universitaires avec les bibliothèques des laboratoires. Les bibliothécaires ont spontanément donné à ce texte mineur une interprétation large, en lui conférant une valeur réglementaire, et en étendant ses dispositions aux bibliothèques d’instituts, qui n’étaient en principe pas concernées. La communication des inventaires des bibliothèques des laboratoires à la bibliothèque universitaire était fondée sur le constat que les bibliothèques des laboratoires pouvaient acquérir des livres qui ne se trouvaient pas à la bibliothèque universitaire, et sur la volonté d’éviter des achats en double. La consultation des ouvrages des bibliothèques des laboratoires pouvait s’effectuer soit au laboratoire, soit au moyen d’un prêt de courte durée à la bibliothèque universitaire. Circulaire du 10 janvier 1923 relative aux bibliothèques universitaires, Bulletin administratif du ministère de l’instruction publique, n° 2506, 15 février 1923.

295.

Un résumé des dispositions en usage à Montpellier fut présenté par le docteur André Hahn, bibliothécaire en chef de la bibliothèque de la faculté de médecine de Paris, aux journées d’étude organisées par la bibliothèque de l’université de Liège en octobre 1949. A. Hahn, « Les Rapports des bibliothèques d’instituts et de laboratoires avec la bibliothèque centrale universitaire, l’exemple d’une université française » dans Les Problèmes de la documentation dans les bibliothèques universitaires, journées d’étude organisées par la bibliothèque de l’université de Liège, 24-27 octobre 1949, op. cit., p. 113-115. Y. Ruyssen, dans son rapport analysé plus loin sur les bibliothèques d’instituts et de laboratoires présenté aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955, a exprimé le regret que les usages suivis à Montpellier n’eussent pas été appliqués ailleurs. Y. Ruyssen, « Les Bibliothèques d’instituts et de laboratoires et leurs relations avec la bibliothèque universitaire » dans Les Bibliothèques et l’université, 1955, op. cit., p. 63-64. Malgré les réserves qu’il formulait sur les bibliothèques d’étude ou salles de travail à l’usage des étudiants, P. Lelièvre leur a reconnu aussi le mérite de « décongestionner les bibliothèques universitaires encombrées ». P. Lelièvre, Dix ans d’inspection (1945-1954), rapport sur les bibliothèques du secteur de M. Lelièvre, op. cit., « Rapport sur les bibliothèques universitaires de 1945 à 1954... », p. 36.