V. Commentaires et mise en perspective

Ces analyses sur les bibliothèques d’instituts et de laboratoires nous permettent de saisir partiellement la réalité de ces bibliothèques entre 1945 et 1954, mais nous font aussi percevoir des changements dans l’attitude des autorités responsables des bibliothèques universitaires à l’égard des bibliothèques spécialisées des universités. Ces changements ont joué un rôle dans l’élaboration des conceptions relatives à l’organisation des bibliothèques universitaires et à leurs relations avec les autres bibliothèques des universités. On remarque toutefois que ces changements d’attitude se sont fondés sur une connaissance incomplète de la réalité des bibliothèques d’instituts et de laboratoires, puisque l’ancienneté de ces bibliothèques a généralement été sous-estimée. En outre, les jugements portés sur les bibliothèques spécialisées des universités ont été le plus souvent défavorables, sans qu’une analyse de leur place et de leur rôle dans l’enseignement supérieur et la recherche eût été proposée ou seulement tentée.

Sur les origines de ces bibliothèques, les faits principaux à l’origine de leur existence ont régulièrement été occultés. Il s’agit essentiellement du fait que le regroupement des bibliothèques des facultés, à partir duquel ont été constituées les bibliothèques universitaires dans le dernier quart du XIXe siècle, ne s’appliquait pas aux bibliothèques des unités plus petites que les facultés. Ces bibliothèques avaient donc pu soit continuer à exister à côté des bibliothèques universitaires lorsqu’elles existaient déjà, soit être créées et se développer après la constitution de celles-ci, leur création accompagnant généralement celle de laboratoires ou d’instituts spécialisés. Aucune organisation officielle n’ayant été définie pour ces bibliothèques, à l’exception d’un texte mineur, la circulaire du 10 janvier 1923, dont les bibliothécaires ont souvent donné une interprétation extensive, leur création et leur développement étaient des phénomènes entièrement libres. Rien n’empêchait donc la création, à côté de bibliothèques spécialisées vouées à la recherche, de bibliothèques d’une autre nature destinées à accueillir les étudiants d’une section de faculté (lettres, ou philosophie), ou même d’une faculté entière, notamment en droit. En outre, la personnalité civile reconnue aux facultés leur permettait de recueillir des dons et legs, et ceux qui se présentaient sous la forme de bibliothèques venaient accroître le nombre de ces bibliothèques indépendantes de la bibliothèque universitaire.

Sur le plan de l’organisation, on peut dire que la bibliothèque universitaire, encyclopédique ou non, est toujours pluridisciplinaire par rapport à d’autres bibliothèques plus spécialisées, ou encore qu’il existe toujours, dans une université, des bibliothèques plus spécialisées qu’elle-même, et jamais des bibliothèques qui le sont moins. La bibliothèque universitaire relève d’une organisation par fonctions, en ce qu’elle regroupe la documentation relative à un nombre variable de disciplines dans une structure transversale par rapport aux composantes de l’université qui sont chargées de ces disciplines. Sur le plan institutionnel, la traduction de cette réalité est le caractère de service commun de la bibliothèque universitaire. La difficulté propre à l’organisation des bibliothèques, qu’on ne retrouve pas lorsqu’il s’agit de services communs d’une autre nature, vient de ce qu’il existe une relation étroite entre les savoirs spécialisés et la documentation. Il y a donc fondamentalement deux manières d’organiser les services de bibliothèque. L’une, représentée par les bibliothèques universitaires, vise à faire assurer par une structure unifiée et transversale la fonction de documentation pour un ensemble de disciplines. L’autre, représentée par les bibliothèques spécialisées des universités, tend à placer la fonction de documentation dans une relation étroite avec l’enseignement supérieur et la recherche, en la situant à l’intérieur des composantes de l’université qui remplissent ces fonctions. Aucun de ces modes d’organisation n’a le privilège de la rationalité, et chacun d’eux présente à la fois des avantages et des inconvénients. L’unification de la fonction de documentation s’accompagne d’une certaine indifférence au contenu des documents, indifférence bien marquée dans le cas des bibliothèques universitaires par le mode de classement des documents qu’elles ont adopté. Cette organisation s’accompagne aussi d’une absence de spécialisation du personnel par rapport au contenu des documents ; en revanche, ce personnel est pourvu d’une qualification spécifique dans des domaines propres à la fonction de documentation elle-même. Ces différents caractères de la bibliothèque universitaire encyclopédique remontent aux textes fondateurs des années 1873 à 1886 ; ils sont cohérents entre eux et avec la volonté des pouvoirs publics de soustraire ces bibliothèques à l’autorité des facultés. Cette volonté, comme les conséquences qu’elle a comportées sur le plan de l’organisation et sur le plan intellectuel, explique que les aspects techniques ont toujours été plus développés que les aspects scientifiques dans les bibliothèques universitaires françaises de province.

Par rapport à ce modèle d’organisation par fonctions, les bibliothèques d’instituts et de laboratoires représentent une option inverse, celle d’une organisation par spécialités. Cette option s’explique fondamentalement par la proximité entre les activités d’enseignement et de recherche, dont l’objet est la constitution et la diffusion de savoirs spécialisés, et la documentation conçue comme une activité auxiliaire mais inséparable de ces deux fonctions. Dans ce modèle, différentes fonctions (recherche, enseignement et documentation) se trouvent unifiées à l’intérieur d’une même spécialité, en vue d’un objectif de nature scientifique et pédagogique. La spécialité est prédominante par rapport aux fonctions, et l’aspect scientifique l’emporte donc sur les aspects techniques. La subordination de la documentation à la spécialisation qu’impliquent nécessairement l’enseignement supérieur et la recherche est poussée jusqu’à ses conséquences logiques. Ainsi, il est moins important d’avoir une bibliothèque organisée selon les règles de l’art bibliothéconomique que d’avoir des collections qui constituent un outil bien adapté aux finalités poursuivies. A la limite, ces collections peuvent avoir un aspect informel qui peut passer pour du désordre. Les questions techniques liées au traitement et au classement des documents sont considérées comme secondaires par rapport au contenu de ces documents ; en conséquence, la formation technique des personnels chargés de gérer ces mêmes documents, lorsque le besoin d’un personnel spécialisé se fait sentir, est elle-même considérée comme secondaire par rapport aux compétences dans la ou les disciplines en cause. Cette orientation vers le contenu rend aussi plus facile la prise en considération de documents spéciaux, comme les cartes, que les bibliothèques unifiées auraient tendance à négliger. Cette analyse très simple permet de percevoir que les bibliothèques universitaires unifiées sont fondées sur un principe d’organisation inverse de celui des bibliothèques organisées par spécialités, ces dernières pouvant être définies d’une façon plus ou moins large, et que les caractéristiques inverses des unes et des autres découlent logiquement des principes de leur organisation. Les bibliothèques spécialisées, qui subissent l’attraction de la spécialisation nécessaire à l’enseignement supérieur et à la recherche, sont en cohérence avec cette spécialisation. L’attrait de ces bibliothèques sur les spécialistes qui les créent, qui les développent et qui les utilisent, vient évidemment de cette caractéristique intellectuelle, mais aussi du contrôle direct qu’ils peuvent exercer sur elles et des facilités d’utilisation qu’elles leur procurent. La bibliothèque universitaire, dont la définition est plus large, se trouve ainsi nécessairement rejetée du côté d’une plus grande généralité, car ni son mode d’organisation ni les compétences de son personnel ne lui permettent de s’affirmer sur le terrain de la spécialisation.

L’une et l’autre de ces logiques ont leur cohérence et leur valeur, ce qui explique qu’elles aient été l’une et l’autre développées, en France comme dans d’autres pays. Il existe cependant une difficulté pour coordonner leur fonctionnement, car chaque forme d’organisation tend spontanément, à partir de sa définition de départ, à occuper un espace intellectuel assez vaste, à l’origine de nombreux recouvrements. La tendance de la bibliothèque universitaire unifiée est plutôt de ne pas dépasser un certain niveau de spécialisation. Celle des bibliothèques de spécialités est d’occuper un ensemble de domaines spécialisés, sans coordination entre eux et avec peu de perspectives pluridisciplinaires. Mais pour percevoir comme un tout ce double dispositif et se donner pour objectif de le coordonner, il faut nécessairement se situer en dehors de lui. Cela explique peut-être que la question n’a été posée qu’à un moment où il existait une autorité publique chargée des bibliothèques dans leur ensemble, bien que ses compétences ne s’étendissent pas aux bibliothèques spécialisées des universités.

En ce qui concerne les qualifications du personnel, la création d’un corps unique de bibliothécaires en 1952 s’est située dans le prolongement de toutes les mesures qui avaient organisé les bibliothèques universitaires comme une structure transversale par rapport aux spécialités, mais elle a encore accentué ce caractère en intégrant dans un même corps les bibliothécaires des bibliothèques d’étude et de recherche et les bibliothécaires de lecture publique. Il peut y avoir eu, dans cette organisation statutaire, un facteur de divergence supplémentaire entre les bibliothèques universitaires et les bibliothèques spécialisées. Des causes intellectuelle et institutionnelles ont également été à l’oeuvre, puisqu’il est vraisemblable que le développement des bibliothèques de l’un ou de l’autre type est déterminé par des circonstances différentes. Les bibliothèques unifiées se développent surtout en raison de l’importance culturelle attachée à l’interdisciplinarité, de l’existence d’un organe de coordination national, de l’attribution de moyens par le pouvoir central et de l’existence de normes techniques ; le développement des bibliothèques spécialisées repose sur le mouvement de spécialisation des connaissances, sur la place faite à cette spécialisation dans la conception des programmes d’enseignement supérieur et de recherche, et sur l’étendue du pouvoir de décision des autorités locales, notamment en matière d’allocation de moyens. L’antinomie entre ces deux modèles apparaît aussi dans l’énumération de ces facteurs. Il est aisé de voir que dans les années 1950 étaient à l’oeuvre des facteurs culturels en conflit, comme l’importance croissante de la spécialisation, mais aussi l’attachement de certains décideurs à une forme de culture générale qui excluait une spécialisation trop précoce. Sur ce point, les conceptions de P. Lelièvre étaient en accord avec les conceptions pédagogiques qui avaient conduit à la création d’une année propédeutique en lettres et en sciences. Ces facteurs culturels se combinaient avec des facteurs institutionnels, parmi lesquels l’existence d’une forte centralisation administrative et d’une direction unifiée des bibliothèques, la faible autonomie des universités, des bibliothèques universitaires placées sous l’autorité du recteur, des subventions ministérielles spécifiques pour ces bibliothèques, et une politique de normalisation. Les promoteurs et les avocats des bibliothèques spécialisées des universités se sont peu exprimés, de sorte que les analyses qui nous en sont parvenues reposent presque exclusivement sur les propos et les écrits des bibliothécaires, à une époque où ceux-ci ont commencé à ressentir l’existence de ces bibliothèques à côté des bibliothèques universitaires comme un phénomène irrationnel. P. Lelièvre a d’ailleurs remarqué que la question des bibliothèques spécialisées des universités aurait dû idéalement être abordée « avec une liberté d’esprit que les bibliothécaires ont rarement et en dehors de tout préjugé professionnel ». La tension entre le caractère encyclopédique et la spécialisation au cours des décennies suivantes s’est trouvée posée comme une question à la fois interne aux bibliothèques universitaires (devaient-elles être divisées en sections selon les divisions entre facultés ? - question de déconcentration interne) et une question extérieure aux bibliothèques universitaires mais interne aux universités (comment organiser - ou réduire - la dualité entre des structures documentaires à vocation large et des bibliothèques plus spécialisées ? - qui révélait une situation de déconcentration externe). Cette tension allait se trouver à l’arrière-plan des décisions prises pour orienter les bibliothèques universitaires vers un nouveau modèle d’organisation au cours des décennies 1960 et 1970.

Entre 1945 et 1954, les débats sur les missions et l’organisation des bibliothèques universitaires ont gardé un caractère assez théorique. De ce fait, les constructions de bibliothèques universitaire ont été conçues à l’écart de ces débats, et ont été fondées principalement sur des objectifs de rationalisation de leur fonctionnement.