1. La définition de nouveaux principes d’organisation

A. Conceptions antérieures à 1960

Au cours des troisièmes journées d’étude des bibliothèques universitaires, qui eurent lieu à Paris du 19 au 21 décembre 1955, P. Lelièvre eut l’occasion de préciser cette appréciation, notamment dans l’introduction et dans les conclusions générales. Le thème d’ensemble de ces journées d’étude, « les bibliothèques et l’université », invitait à aborder plus particulièrement deux sujets principaux : les relations des bibliothécaires avec différentes catégories d’utilisateurs, et les politiques d’acquisition. C’est à propos de ce deuxième thème que P. Lelièvre formula quelques éléments de diagnostic sur la situation des bibliothèques universitaires. La constitution récente de ces bibliothèques ne leur permettait de proposer que des fonds anciens très fragmentaires, dont le caractère incomplet ne répondait pas aux besoins de l’historien, ni à ceux du critique, du philologue et du sociologue. Etroitement subordonnées à l’organisation et à l’orientation des enseignements des facultés, elles présentaient en outre des fonds assez incohérents, dans lesquelles les lacunes abondaient.

‘« ...pour avoir voulu adapter très étroitement nos bibliothèques universitaires aux exigences immédiates de l’enseignement, on a cru les faire sur mesure et l’on n’a réussi qu’à les faire étriquées. Qu’un enseignement nouveau soit créé, qu’un centre de recherches se fonde, et l’on s’aperçoit immédiatement que manquent les ouvrages les plus nécessaires et les périodiques fondamentaux. Nos bibliothèques universitaires souffrent aussi d’un autre mal dont elles ne se guérissent que lentement : elles sont très jeunes, beaucoup trop jeunes et, de ce fait, privées, non seulement de fonds anciens qu’elles auraient eu tout naturellement si elles avaient été les héritières directes des bibliothèques des universités d’Ancien Régime, mais aussi de cette tradition plusieurs fois séculaires dont on aimerait les voir dépositaires dans un pays de vieille culture comme le nôtre. C’est une véritable infirmité, particulièrement sensible par comparaison avec les bibliothèques des universités anglaises, allemandes ou italiennes. » 347

Ces déficiences provoquaient l’insatisfaction des étudiants comme celle des professeurs et des chercheurs. En ce qui concerne les premiers, P. Lelièvre regrettait surtout l’orientation de l’enseignement supérieur vers la diffusion de cours polycopiés, auxquels les étudiants avaient tendance à limiter leur curiosité. Il en résultait, selon lui, un confinement intellectuel dans une discipline de caractère scolaire, qui ne permettait pas aux étudiants de se familiariser avec la complexité du travail scientifique. Les lectures complémentaires en souffraient, la paresse d’esprit et le conformisme intellectuel gagnaient. Il serait bien difficile ensuite aux professeurs et aux chercheurs formés dans ces conditions, et écartés du commerce quotidien avec les livres, de sélectionner judicieusement dans une production surabondante les lectures les plus profitables. On se heurtait cependant aux exigences imposées par la « loi du nombre », qui ne permettaient pas de trouver à ce problème de solution satisfaisante. Dans ces conditions, il aurait été au moins souhaitable de parvenir à accueillir tous les étudiants dans des salles de travail par disciplines équipées d’ouvrages fondamentaux. 348

Les professeurs et les chercheurs auraient souhaité pouvoir utiliser la bibliothèque universitaire avec les mêmes facilités qu’une bibliothèque personnelle, mais des considérations liées à la conservation des documents s’opposaient souvent à la satisfaction de ce voeu. En outre, les moyens ne permettaient pas de procéder à des réformes qui auraient été utiles, comme le reclassement des documents par sujet à l’occasion du transfert d’une bibliothèque dans un nouveau bâtiment. Il fallait aussi tenir compte des différences dans l’utilisation de la bibliothèque par les spécialistes de différentes disciplines. Au-delà de la distinction sommaire entre sciences humaines d’une part et sciences de la nature et techniques d’autre part, une typologie plus fine, prenant en considération ‘« des démarches d’esprit, des méthodes, une organisation matérielle de la recherche »’, devait conduire à des solutions très diverses. Faute de moyens, il était difficile de donner à ces réflexions des conséquences pratiques immédiates. Mais la confrontation des demandes des utilisateurs et des règles techniques invoquées par les bibliothécaires n’en devait pas moins être poursuivie, car elle permettait de dissiper des malentendus assez fréquents. Les bibliothécaires devaient aussi rester attentifs à l’évolution du travail intellectuel et de la recherche scientifique pour adapter les bibliothèques à de nouveaux besoins. Mais il ne fallait pas se dissimuler que bien des problèmes rencontrés par les bibliothèques universitaires étaient d’abord des problèmes de l’enseignement et de la recherche, que ces bibliothèques ne pouvaient résoudre à elles seules. 349

En ce qui concerne la question des structures, P. Lelièvre s’était, dans la conclusion de son rapport inédit de 1955, déclaré « fermement convaincu de la nécessité de préserver l’existence des bibliothèques encyclopédiques et de favoriser leur développement ». Pour le chercheur, au moins dans le domaine des sciences humaines, ces bibliothèques demeuraient à ses yeux ‘« des laboratoires essentiels au même titre que les dépôts d’archives. »’ Pour l’étudiant, elles présentaient une valeur éminente sur le plan de la formation des esprits, en évitant de le « confirmer dans une spécialisation trop poussée avant qu’il ait atteint à la maturité intellectuelle ». Mais malgré cette position de principe, P. Lelièvre reconnaissait la nécessité absolue de bibliothèques spécialisées pour la recherche. 350

En décembre 1955, dans les conclusions générales des journées d’étude des bibliothèques universitaires, P. Lelièvre constatait la persistance de la tendance à la dispersion de la documentation dans les universités, mais aussi, dans certains cas, une volonté de rapprochement. ‘« “Eclatement” des bibliothèques universitaires, dépôts de livres dans des instituts et des laboratoires, prolifération de bibliothèques parallèles »’ témoignaient de la première tendance, liée à l’évolution rapide des sciences et des techniques, à la tendance à la spécialisation, à des « considérations topographiques » et aux conditions de l’enseignement et de la recherche. On pouvait déceler une tendance inverse au regroupement de bibliothèques dispersées à la faculté de médecine de Strasbourg, où le doyen, J. Callot, avait constitué un centre bibliographique commun à vingt-sept bibliothèques spécialisées. A terme, cette entreprise aurait pu déboucher ‘sur « le regroupement de cette documentation dans une bibliothèque médicale centrale »’. Un tel regroupement aurait constitué un niveau intermédiaire entre l’idéal de la bibliothèque encyclopédique et la dispersion de nombreuses bibliothèques spécialisées. Ces considérations rappellent celles qui avaient été développées par Germain Calmette aux journées d’étude organisées par la bibliothèque de l’université de Liège en 1949. 351

Des nuances apparaissaient donc par rapport à la position de principe favorable à une bibliothèque universitaire de caractère encyclopédique, mais il était une conception de la bibliothèque universitaire que P. Lelièvre refusait absolument. Cette conception avait été évoquée aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955 par Jean Wyart, professeur à la faculté des sciences de Paris et directeur du service de documentation du Centre national de la recherche scientifique. Elle n’était pas très éloignée de la politique de coordination entre la bibliothèque universitaire et les bibliothèques d’instituts et de laboratoires qui avait été mise en place à Montpellier, et qui avait été présentée par François Pitangue aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1949. Dans son intervention de 1955 sur les bibliothèques et la recherche scientifique, J. Wyart avait indiqué que certains périodiques n’avaient pas vocation à être conservés, après consultation, dans les laboratoires ; ils pouvaient alors être renvoyés « au fonds commun de la bibliothèque centrale ». Cette conception impliquait une pratique de dépôt de documents de la bibliothèque universitaire dans les instituts et les laboratoires, et un retour des documents à la bibliothèque universitaire après la période de leur utilisation. Elle était assez caractéristique de méthodes de travail propres aux laboratoires des facultés des sciences, et du caractère rapidement périssable de la documentation scientifique. Elle n’impliquait pas en elle-même que la bibliothèque universitaire dût se limiter à ce rôle de fournisseur de documents à des bibliothèques spécialisées et de « récupérateur » de ces documents après utilisation. Elle fut cependant vivement combattue par P. Lelièvre, qui défendit à deux reprises une conception de la bibliothèque universitaire comme « organisme complet ».

‘« M. Lelièvre revient alors sur un point de l’exposé de M. Wyart relatif au rôle des bibliothèques universitaires. J’avais retenu, dit-il, que vous souhaitiez disposer, dans votre laboratoire, de périodiques essentiels pour vos recherches, au moment de leur publication, en ayant ensuite la possibilité de les envoyer à la bibliothèque universitaire pour qu’ils y soient reliés et conservés. Je me demande si cette conception va bien dans le sens de l’action que nous menons nous-mêmes pour développer les bibliothèques universitaires comme des organismes vivants. La bibliothèque comme simple dépôt, comme conservatoire de documents plus ou moins périmés, c’est là une conception déjà ancienne ; ce n’est pas la nôtre. Nous ne devons pas être victimes d’une terminologie qui demeure équivoque. Lorsque nous parlons de « bibliothèque », nous n’entendons pas par là un fonds de 100 ou 300.000 volumes, un simple magasin de livres, mais un organisme complet. La tâche du bibliothécaire est de coordonner les suggestions, les besoins des divers usagers pour donner à cet organisme vie et équilibre. La bibliothèque universitaire ne saurait donc être une collection de laissés pour compte des laboratoires. »’

[...]

‘« Les ressources offertes par les collections des laboratoires et des instituts ne doivent pas demeurer confidentielles. Les bibliothèques [universitaires] peuvent contribuer à leur bonne conservation et à leur bon usage. Toutefois, nous sommes fort éloignés de l’opinion de ceux qui transformeraient volontiers la bibliothèque universitaire centrale en une sorte de magasin d’approvisionnement où chercheurs et professeurs viendraient puiser, pour leur commodité momentanée. Cette conception sommaire et désinvolte du rôle de la bibliothèque centrale existe. Elle n’ose pas toujours s’exprimer ouvertement et elle s’abrite volontiers derrière les nécessités supérieures du travail intellectuel. Les bibliothécaires ne sauraient s’y rallier ; ils sont conscients du fait que la bibliothèque est un organisme où l’on doit entretenir la vie, un organisme complexe, avec ses membres, ses organes, son cerveau, un organisme qu’il n’est pas question d’amputer si l’on veut qu’il maintienne son activité et qu’il garde toute son efficacité. Répétons-le, la bibliothèque universitaire ne doit être, ni un entrepôt pour les collections périmées, ni un service de matériel exécutant passivement les commandes des usagers. » 352

Les principaux acquis de la réflexion de la direction des bibliothèques sur l’organisation des bibliothèques universitaires à la fin de 1955 peuvent donc être synthétisés sous la forme suivante : constat de l’insuffisance des bibliothèques universitaires, et en particulier de leurs collections ; perplexité devant la croissance du nombre des étudiants qui empêchait de les accueillir dans de bonnes conditions et de leur offrir les possibilités de lectures diversifiées et approfondies que l’on estimait devoir leur convenir ; conscience de la difficulté de donner satisfaction à certaines demandes considérées comme légitimes de professeurs et de chercheurs, par exemple le classement des documents par sujet, qui aurait permis le libre accès aux collections ; conscience de la nécessité d’analyser de plus près les méthodes de travail liées aux différentes disciplines ; opposition résolue à une conception de la bibliothèque universitaire considérée comme subalterne et impliquant une certaine forme d’intégration avec les bibliothèques d’instituts et de laboratoires.

Le point commun à l’ensemble de ces conceptions était le souhait de voir les bibliothèques universitaires jouer un rôle actif d’accompagnement de l’enseignement et de la recherche, en particulier par la constitution de collections adaptées, dont elles devaient conserver la maîtrise. Participaient de ce voeu la revendication d’un rôle scientifique, et pas seulement de fourniture passive de documents, pour les bibliothèques universitaires, un niveau élevé d’exigence pour la formation des étudiants, ou encore le souhait d’un classement des documents fondé sur leur contenu. Ces lignes directrices ont été ultérieurement développées. Elles impliquaient la définition de politiques d’acquisition beaucoup plus ambitieuses que par le passé. On devait trouver dans les bibliothèques universitaires,

‘« une véritable politique d’achats, qui, tout en maintenant l’équilibre entre les disciplines, soit en même temps une politique d’avenir, qui tienne compte dans toute la mesure possible des développements prévisibles de la recherche et de l’enseignement. L’élaboration d’une telle politique est l’une des responsabilités essentielles du bibliothécaire. Il doit, cela va sans dire, y associer les membres de l’enseignement. Mais c’est à lui d’en définir l’harmonie et d’en préserver l’équilibre. » 353

Le constat de l’insuffisance des collections des bibliothèques universitaires conduisait donc à définir une politique d’acquisition plus ambitieuse et plus respectueuse de l’équilibre entre disciplines, dont les bibliothécaires devaient être les principaux maîtres d’oeuvre.

D’autres journées d’étude des bibliothèques universitaires eurent lieu en décembre 1958. Les thèmes qui y furent étudiés prolongeaient la réflexion sur les politiques d’acquisition mais ne comportaient pas d’analyses nouvelles sur l’organisation des bibliothèques universitaires. 354

Notes
347.

« Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 19, 20, 21 décembre 1955, compte rendu » dans Les Bibliothèques et l’université, 1955, op. cit., p. 218. Ces observations ont été reprises dans « Les Bibliothèques et l’université, journées d’étude des bibliothèques universitaires, Paris, 19-21 décembre 1956 [sic pour 1955] », op. cit., p. 13. Les remarques sur le caractère très fragmentaire des fonds anciens conservés par les bibliothèques universitaires renvoient à une conception des bibliothèques comme dépôts de documents constituant essentiellement des matériaux pour la recherche historique. Cette conception a été favorisée en France par le transfert aux bibliothèques publiques, notamment municipales, des collections de livres anciens issues des confiscations de l’époque révolutionnaire. Si cette situation gênait la recherche historique et littéraire, elle ne présentait pas les mêmes inconvénients dans les domaines médical et scientifique. Les observations sur la subordination étroite des acquisitions aux programmes de l’enseignement ou aux « curiosités des professeurs » attirent l’attention sur les modalités de la constitution des collections dans les bibliothèques universitaires. Celle-ci semble s’être faite surtout à partir des demandes des utilisateurs, et n’avoir que rarement pris en considération les développements prévisibles de l’enseignement et de la recherche. Le caractère hétérogène des collections qui résultait de cette absence de politique d’acquisition suivie a été assez rarement remarqué, car il a souvent été occulté par un discours idéologique sur la nécessité de préserver l’équilibre entre les différentes disciplines et l’harmonie des collections.

348.

P. Lelièvre, Dix ans d’inspection (1945-1954), rapport sur les bibliothèques du secteur de M. Lelièvre, « Rapport sur les bibliothèques universitaires de 1945 à 1954... », op. cit., p. 36-37 ; « Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 19, 20, 21 décembre 1955, compte rendu », op. cit., p. 218-219 ; « Les Bibliothèques et l’université, journées d’étude des bibliothèques universitaires, Paris, 19-21 décembre 1956 [sic pour 1955] », op. cit., p. 12-13 et p. 24.

349.

« Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 19, 20, 21 décembre 1955, compte rendu », op. cit., p. 7-11 ; « Les Bibliothèques et l’université, journées d’étude des bibliothèques universitaires, Paris, 19-21 décembre 1956 [sic pour 1955] », op. cit., p. 11-12 et p. 24.

350.

P. Lelièvre, Dix ans d’inspection (1945-1954), rapport sur les bibliothèques du secteur de M. Lelièvre, « Rapport sur les bibliothèques universitaires de 1945 à 1954... », op. cit., p. 36-38.

351.

J. Callot, « Le Problème des bibliothèques à la faculté de médecine de Strasbourg » dans Les Bibliothèques et l’université, 1955, op. cit., p. 17-24 ; « Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 19, 20, 21 décembre 1955, compte rendu », ibid., p. 174 et p. 215-216 ; « Les Bibliothèques et l’université, journées d’étude des bibliothèques universitaires, Paris, 19-21 décembre 1956 [sic pour 1955] », op. cit., p. 23 ; G. Calmette, « Centralisation et décentralisation de la bibliothèque universitaire, l’exemple de Paris » dans Les Problèmes de la documentation dans les bibliothèques universitaires, journées d’étude organisées par la bibliothèque de l’université de Liège, 24-27 octobre 1949 (Liège, 1950), p. 83-89. Dans cette communication, l’organisation des bibliothèques universitaires en sections placées auprès des différentes facultés avait été présentée comme un moyen terme entre la dispersion propre aux bibliothèques spécialisées et la conception ancienne d’une bibliothèque universitaire encyclopédique.

352.

« Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 19, 20, 21 décembre 1955, compte rendu », op. cit., p. 174-177 (exposé et interventions de J. Wyart), p. 180 et p. 217 (observations critiques de P. Lelièvre). Les observations de P. Lelièvre sont synthétisées ailleurs en quelques phrases : « Quant à la bibliothèque universitaire, elle ne doit être vis-à-vis des autres bibliothèques de l’université ni un « magasin d’intendance » destiné à alimenter des dépôts de livres, ni un lieu de débarras pour des collections périmées. La bibliothèque universitaire est un organisme complet et doit subsister comme tel. C’est en fonction de ce principe que doit être envisagé en particulier le problème des acquisitions. ». « Les Bibliothèques et l’université, journées d’étude des bibliothèques universitaires, Paris, 19-21 décembre 1956 [sic pour 1955] », op. cit., p. 23 ; en italique dans le texte.

353.

« Les Bibliothèques et l’université, journées d’étude des bibliothèques universitaires, Paris, 19-21 décembre 1956 [sic pour 1955] », op. cit., p. 23.

354.

« Journées d’étude des bibliothèques de France », Bulletin des bibliothèques de France, t. 4, n° 1, janvier 1959, p. 21-53. Les principaux thèmes étudiés au cours de ces journées d’étude furent l’édition du livre d’étude en France et l’information bibliographique dans les bibliothèques universitaires. Un dossier relatif à ces journées d’étude est conservé aux Archives nationales sous la cote F 17 bis 15620 (versement n° 771373, article 3).