Conclusion

L’analyse de la doctrine de l’organisation des bibliothèques universitaires élaborée par la direction des bibliothèques au cours des années 1959 à 1963 fait apparaître à la fois des objectifs très ambitieux, des incertitudes importantes sur les moyens permettant de les atteindre, et des lacunes surprenantes. Les objectifs en matière d’acquisitions n’avaient pas été chiffrés mais apparaissaient comme très élevés. Or rien ne garantissait ni la compétence des bibliothécaires chargés de les effectuer dans des domaines qui pouvaient se trouver très éloignés de leur formation universitaire, ni leur capacité à affirmer leur initiative dans ce domaine après une longue période de passivité, ni l’importance des moyens dont ils pourraient disposer une fois passée la période transitoire pendant laquelle les bibliothèques universitaires bénéficieraient de crédits d’équipement. La possibilité de pratiquer les horaires d’ouverture très étendus qui avaient été prévus dépendait entièrement de créations d’emplois massives et assez improbables, car même les prévisions très ambitieuses formulées par la commission de l’équipement scolaire, universitaire et sportif du quatrième plan n’auraient pas permis de constituer les deux équipes nécessaires pour assurer ces horaires en 1970. Il semble d’ailleurs que devant de telles prévisions, bien des bibliothécaires de l’époque aient eu une réaction d’incrédulité : la réalité qui leur était présentée était trop éloignée de celle qu’ils connaissaient pour qu’ils pussent seulement la concevoir. Ainsi, les prévisions d’effectifs pour la future section lettres de la bibliothèque universitaire de Nancy avaient été élaborées par le directeur de cette bibliothèque sur des bases assez modestes, ce qui attira cette observation de P. Lelièvre :

‘« ...l’effectif qu’il [le conservateur de la bibliothèque universitaire de Nancy] prévoit p[ou]r la nouvelle bibliothèque des lettres prouve qu’il n’a pas compris que le fonctionnement des bibl[iothèques] à sections spécialisées suppose un personnel plus n[om]breux et plus qualifié. » 404

La question des moyens et des compétences n’était pas le seul sujet de préoccupation. L’option stratégique qui avait été prise de concurrencer ouvertement les bibliothèques d’instituts et de laboratoires sur le terrain de la documentation spécialisée pour affirmer la vocation des bibliothèques universitaires à acquérir, traiter et communiquer cette documentation, était elle-même pleine de risques. Elle tournait le dos à une stratégie de collaboration avec des bibliothèques à l’existence desquelles les professeurs des facultés étaient très attachés. Elle créait délibérément d’autres bibliothèques spécialisées que celles qui existaient déjà, et accroissait ainsi considérablement les besoins globaux de financement. Elle se proposait de limiter le nombre, le rôle et l’importance des bibliothèques spécialisées existantes, mais ses chances d’y parvenir étaient assez réduites. En effet, la question du classement des documents qui avait été mise en avant pour expliquer la désaffection des professeurs à l’égard des bibliothèques universitaires constituait au mieux une explication partielle, qui laissait entièrement de côté la question de l’autorité chargée de contrôler ces bibliothèques. Or cette question jouait, selon toute apparence, un rôle crucial dans le souhait des professeurs de constituer et de maintenir des bibliothèques spécialisées. Dès les journées d’étude des bibliothèques universitaires de novembre-décembre 1961, il apparaissait que les subventions attribuées aux universités par la direction de l’enseignement supérieur ne faciliteraient pas le dépérissement des bibliothèques d’instituts et de laboratoires qui était souhaité par la direction des bibliothèques. 405

A ce stade, nous pouvons conclure provisoirement que même si les moyens nécessaires pour faire fonctionner les nouvelles bibliothèques étaient si importants qu’il était peu réaliste de penser les obtenir, la difficulté principale résidait peut-être surtout dans l’orientation stratégique qui avait été choisie. Celle-ci se proposait de concurrencer ouvertement les bibliothèques spécialisées des instituts et des laboratoires afin de parvenir, à terme, à en supplanter au moins une partie. Mais cette stratégie était fondée, comme nous le verrons, sur une analyse insuffisante des causes de l’existence de ces bibliothèques, et elle appréciait mal le rapport de forces qui devait déterminer à terme l’issue de la compétition que la direction des bibliothèques avait engagée. Enfin l’organisation interne des bibliothèques universitaires elles-mêmes, telle qu’elle avait été déterminée par les réunions de 1961 et les instructions de 1962, présentait des insuffisances assez graves pour laisser à cette formule assez peu d’espoirs de prospérer et même de survivre dans une autre situation que celle d’une expansion continue des moyens, que rien ne permettait de garantir.

Notes
404.

Ces prévisions, établies d’après l’effectif réel de la section médecine de la bibliothèque universitaire de Nancy, étaient de un bibliothécaire, un sous-bibliothécaire, une dactylo et trois gardiens ou magasiniers. Cet exemple de sous-estimation manifeste du personnel nécessaire pour faire fonctionner une bibliothèque de plus de 5.000 mètres carrés montre le décalage qui existait entre les projets très ambitieux de l’administration et les conceptions du fonctionnement des bibliothèques universitaires qui étaient celles de certains bibliothécaires « de terrain », habitués de longue date à une situation de pénurie. A.N., F 17 bis 15630 (versement n° 771373, art. 13, Nancy).

405.

Après des propos de P. Lelièvre faisant état de l’intérêt avec lequel plusieurs doyens de facultés des sciences avaient accueilli les projets de nouvelle organisation des bibliothèques scientifiques et notamment la création dans ces bibliothèques de salles spécialisées au second niveau, Julien Cain demanda « si cette collaboration [avec la bibliothèque universitaire] sera acceptée par tous les professeurs ». « Cela reste à prouver », répondit P. Lelièvre, ajoutant « mais il faut être optimiste. » P. Lelièvre fondait cet optimisme sur le fait que les doyens bénéficiaient maintenant d’une autorité reconnue, et qu’ils pouvaient jouer un rôle important pour inciter les professeurs de leur faculté à cette collaboration. Mais les échanges de vues avec la direction de l’enseignement supérieur sur la question des bibliothèques d’instituts n’avaient pas eu de conclusions bien précises. Aussi J. Cain ne pouvait-il que remarquer : « ...il s’agira de l’utilisation des crédits que la direction de l’enseignement supérieur a mis si généreusement à la disposition des professeurs, des chaires et, si les conversations qui se sont poursuivies avec M. Capdecomme [directeur de l’enseignement supérieur] prennent une allure plus précise et plus réaliste, je crois que nous pourrons les rallier à nos vues. » C’était, comme on le voit, plus un souhait qu’une certitude. « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 72.