Troisième partie
Le modèle d’organisation déconcentré

Chapitre 8
Description du modèle d’organisation déconcentré

Introduction

La politique de construction de bibliothèques universitaires en province de 1955 à la fin des années 1970, et les mesures prises en vue de leur organisation au début des années 1960, ont eu pour conséquence l’instauration et la diffusion généralisée d’un nouveau modèle d’organisation. Il s’agit du modèle d’organisation déconcentré, qui s’oppose fortement au modèle d’organisation unitaire ou concentré qui avait prévalu dans la période précédente. Dans le nouveau modèle d’organisation, a été réalisée une déconcentration très poussée des collections et des services bibliothéconomiques à l’intérieur de plusieurs sections, placées chacune auprès d’une ou de deux facultés, ce dernier cas étant surtout représenté par l’existence de sections communes aux facultés de droit et des lettres. La nouvelle forme des bibliothèques universitaires qui a résulté de ces réformes a été conçue comme celle d’un ensemble de sections, et l’existence d’autant de sections que de facultés d’une même université a été considérée comme le mode normal d’organisation de ces bibliothèques. 406

La première difficulté que présente l’analyse de ce modèle consiste à l’identifier. En effet, si ses concepteurs et ses promoteurs - les responsables de la direction des bibliothèques et certains bibliothécaires en chef de bibliothèque universitaire acquis à la cause de la réforme - ont bien eu conscience de la rupture qui était ainsi introduite par rapport au modèle d’organisation précédent, ils ne l’ont jamais décrit dans tous ses aspects comme le résultat auquel ils se proposaient de parvenir. Ils ne l’ont pas non plus présenté comme le choix le mieux adapté, parmi d’autres possibles, à la situation des bibliothèques universitaires françaises de l’époque et aux objectifs qu’ils se proposaient d’atteindre. En fait, la possibilité d’autres choix n’a jamais été étudiée sérieusement, et n’a jamais fait l’objet de discussions de fond. On ne peut donc l’évoquer qu’à travers certaines objections, peu nombreuses, émises par des utilisateurs et par des professionnels, et surtout au moyen de comparaisons avec les méthodes suivies dans quelques pays voisins. On doit aussi remarquer que ce nouveau modèle d’organisation n’a pas été testé avant d’être généralisé dans les villes universitaires anciennes et nouvelles. C’est à la suite de cette diffusion massive, portée par la vague des constructions des années 1960 et 1970, que ce modèle d’organisation en est venu à supplanter le modèle d’organisation antérieur, fondé sur la concentration théorique des collections et des services en un seul bâtiment. Les conditions dans lesquelles des choix d’organisation importants ont alors été opérés et mis en oeuvre suscitent donc un ensemble d’interrogations. C’est pourquoi nous nous proposons, dans cette troisième partie, de décrire ce modèle d’organisation (chapitre 8), d’en proposer une analyse critique (chapitre 9), et de procéder à une comparaison avec les méthodes suivies dans certains pays étrangers pour adapter les bibliothèques universitaires aux conditions nouvelles de l’enseignement supérieur (chapitre 10). Nous examinerons, dans une quatrième partie, comment ce modèle d’organisation s’est comporté à travers les profondes modifications subies par l’enseignement supérieur universitaire jusqu’en 1985.

Pour donner un exemple des interrogations que suscitent les choix d’organisation retenus dans le cadre du modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires de province, on peut rappeler que dans les réunions de 1961 au cours desquelles il a été présenté, sa description a été limitée à certaines caractéristiques de l’organisation d’une section particulière, nouvelle (placée auprès d’une faculté récemment créée) ou transférée (placée auprès d’une faculté transférée en banlieue). Cet intérêt exclusif pour l’organisation d’une seule composante de la bibliothèque universitaire a eu pour effet d’occulter, dans le discours et dans les préoccupations des promoteurs de la réforme, deux notions importantes et complémentaires de celle de section : celle de la bibliothèque centrale, c’est-à-dire de l’organisme auquel devaient être rattachées les sections, et celle de l’ensemble formé par la bibliothèque centrale et les sections, c’est-à-dire la bibliothèque universitaire considérée comme un tout. La lecture attentive des textes fondateurs de la réforme de 1961-1962 suggère que, sur le plan bibliothéconomique, la conception d’un fonctionnement d’ensemble ou coordonné des sections avec la bibliothèque centrale a été ignorée, même si une importance théorique a été reconnue à la notion de coordination. Le résultat de ces omissions a été de considérer, dès le stade de la conception de la nouvelle organisation, la bibliothèque universitaire comme constituée d’un ensemble de sections dans lesquelles devaient être effectuées des opérations bibliothéconomiques parallèles à l’intention de publics différents.

Après sa mise en place, le modèle d’organisation déconcentré a rarement été décrit a posteriori en dépassant le niveau de la section. Tout semble donc s’être passé comme si l’adoption presque sans discussion et la généralisation de ce modèle d’organisation lui avaient conféré une espèce d’évidence, au moins aux yeux des responsables français des bibliothèques universitaires. Ce sentiment d’évidence, qui avait conduit à l’adopter sans discussion et sans expérimentation, semble avoir par la suite constitué un facteur qui s’opposait à son analyse et à son évaluation. En dehors de quelques rares exceptions (un article d’une bibliothécaire canadienne, Michèle Audet, en 1968-1969, et un article de Jean-Louis Rocher de 1970), c’est seulement à une époque très récente que certaines interrogations sur ce modèle d’organisation ont commencé à apparaître, notamment dans des publications de Denis Pallier et Alain Gleyze. 407

Les préalables nécessaires à l’analyse du modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires de province sont donc de se départir de cette illusion d’évidence, et d’identifier ce modèle comme une forme d’organisation parmi d’autres possibles, dont la cohérence et la rationalité peuvent être mises en question. Il faut aussi considérer que les sources écrites ne constituent pas une base suffisante pour l’analyse, en raison de la rareté des descriptions a priori ou a posteriori qu’elles contiennent. Ce sont donc des données factuelles, en particulier la réalité des bibliothèques universitaires organisées sur ces bases, qui doivent constituer le matériau principal d’une telle étude. Ces données sont accessibles à la fois à travers la connaissance directe de quelques bibliothèques universitaires, et à travers les descriptions qui ont été données de l’organisation de certaines d’entre elles dans la littérature professionnelle et dans des documents d’archives.

Ce travail d’analyse et d’évaluation se présente donc à bien des égards comme une première tentative, qui ne peut s’appuyer que sur quelques rares travaux antérieurs. Notre position de départ est que le mode d’organisation adopté et généralisé à la suite des réformes du début des années 1960 n’était pas le seul possible, et qu’il n’était pas nécessairement cohérent avec un objectif important de la direction des bibliothèques, qui consistait à maintenir l’unité des bibliothèques universitaires déconcentrées. Nous nous interrogeons, dans la conclusion de cette partie, sur la possibilité de choix d’organisation différents de ceux qui ont été retenus.

Notes
406.

« Ceci [i.e. le mouvement de transfert des facultés vers des quartiers suburbains] nous a amené [sic] à entreprendre la construction de nouvelles bibliothèques et, presque toujours, du fait de l’éloignement des facultés les unes par rapport aux autres, à faire “éclater” la bibliothèque universitaire ; nous ne pouvions plus avoir une seule bibliothèque universitaire au centre de la ville quand les facultés étaient aux quatre points cardinaux de la ville, et nous avons dû créer des sections correspondant précisément à chacune de ces facultés. Nous ne sommes pas descendus plus loin, c’est-à-dire... que nous avons des sections lettres, droit, sciences, médecine... Avant la naissance de ce mouvement, il existait presque partout... des sections médecine ; actuellement [en 1965, P. Poindron étant alors adjoint au directeur des bibliothèques et de la lecture publique], il existe presque partout des sections sciences. » P. Poindron, « Les Bibliothèques universitaires françaises et la politique de la direction des bibliothèques » dans Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, colloque international tenu à l’université de Liège du 20 au 21 octobre 1965 (Liège, 1967), p. 53. D’autres passages de la même intervention montrent que la direction des bibliothèques était entièrement convertie, en 1965, à la division intégrale des bibliothèques universitaires et à l’implantation de sections auprès de chacune des facultés, le seul correctif envisagé à cette dispersion étant le maintien, quand cela était possible, d’une section commune aux facultés de droit et des lettres. M. Audet estimait cependant, après sa visite des bibliothèques universitaires françaises en 1967, que le « jumelage » des bibliothèques de droit et des lettres, comme à Bordeaux, allait « à l’encontre de l’orientation actuelle qui est de construire une bibliothèque pour chacune des facultés ». M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France », Bulletin de l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française, t. 14, n° 3, septembre 1968, p. 99. En 1976, lorsque fut prévu le recueil systématique de statistiques dont une partie concernait chacune des implantations de chaque bibliothèque universitaire, les concepteurs des questionnaires dressèrent une sorte de typologie des bibliothèques universitaires selon le degré de dispersion de leurs implantations. Ils partirent de l’idée que la structure de référence d’une bibliothèque universitaire de province était l’existence d’une section par faculté, bien que ce modèle ne se trouvât réalisé que dans quelques villes universitaires. Ils admettaient que très peu de bibliothèques universitaires correspondaient à ce schéma idéal, et qu’il existait plusieurs autres structures possibles : bibliothèque formée par une section unique (ce qui est contradictoire dans les termes), plusieurs sections par discipline (exemple de Marseille, avec trois sections sciences et deux sections médecine), plusieurs implantations par section (exemple de Toulouse médecine), sections regroupant plusieurs disciplines (le plus souvent droit et lettres). « Enquête statistique générale auprès des bibliothèques universitaires pour 1974, statuts et structures des bibliothèques universitaires et niveaux des réponses », document interne du service des bibliothèques, 14 juin 1976.

407.

L’une des rares descriptions a posteriori du modèle d’organisation déconcentré se trouve dans l’article d’A. Daumas, « Les Bibliothèques universitaires », Bulletin des bibliothèques de France, t. 18, n° 7, juillet 1973, p. 316-327. En dehors des deux articles de M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France », op. cit. et « Les Bibliothèques universitaires de France, deuxième partie », Bulletin de l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française t. 15, n° 1, mars 1969, p. 31-48, et de certains passages de celui de J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », Bulletin des bibliothèques de France, t. 15, n° 11, novembre 1970, p. 545-573, les premières interrogations sur le choix de ce modèle d’organisation, en particulier sur la division des bibliothèques universitaires en sections, ont été formulées par D. Pallier, « Les Sections des bibliothèques universitaires, histoire d’un choix », Bulletin des bibliothèques de France, t. 40, 1995, n° 4, p. 52-65. Une première version de ce travail, sans nom d’auteur, a été publiée sous le titre « Sources relatives aux sections des bibliothèques universitaires », Rapport annuel de l’inspection générale des bibliothèques, 1993, p. 35-67. Quelques doutes sur la pertinence du modèle d’organisation adopté, notamment l’absence de services bibliothéconomiques communs aux différentes sections d’une même bibliothèque universitaire ont été exprimés par A. Gleyze, « Les Années de crise des bibliothèques universitaires » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 4, Les Bibliothèques au XXe siècle, 1914-1990 sous la direction de M. Poulain (Paris, 1992), p. 673-681.