2. La déconcentration des collections

A. Pratiques de la déconcentration des collections

Dans le modèle originel d’une bibliothèque universitaire de province encyclopédique installée dans un bâtiment unique, les collections correspondant à toutes les disciplines étaient évidemment regroupées en un seul lieu. Ce caractère distinguait fortement la bibliothèque universitaire, pluridisciplinaire et unitaire, des bibliothèques spécialisées qui existaient à côté d’elle dans l’université. En raison des règles édictées par l’instruction générale du 4 mai 1878 concernant le service des bibliothèques universitaires, il n’était pas possible de distinguer facilement les documents relevant des enseignements et des recherches de chaque faculté. Cette instruction avait en effet imposé le classement des collections au moyens de critères matériels, par format et par ordre d’arrivée des documents, et avait par conséquent prohibé un classement reposant sur le contenu des documents, tel qu’on le rencontrait par exemple à la Bibliothèque nationale ou dans des bibliothèques universitaires parisiennes.

Ce type de classement répondait à des considérations pratiques, car il simplifiait le travail de traitement des documents et il permettait de stocker dans un espace généralement limité un nombre important de volumes. Ces avantages n’étaient pas négligeables dans une situation de faiblesse des effectifs et de capacité réduite des locaux. Ils avaient évidemment leur contrepartie, en rendant sans intérêt pratique l’accès des professeurs aux magasins où étaient conservés les documents, et en rendant obligatoire le passage par des intermédiaires (catalogues et personnel de la bibliothèque) pour se procurer un volume.

Encore qu’il n’existe pas d’éléments qui permettent de l’établir formellement, on peut soupçonner que ce mode de classement répondait peut-être aussi à d’autres préoccupations. Il avait pour effet d’empêcher, dans les bibliothèques universitaires unifiées, tout regroupement de collections qui aurait pu rappeler les anciennes bibliothèques de facultés. On peut donc le rapprocher d’autres décisions qui avaient également eu pour objet de rompre le lien qui existait précédemment entre les facultés et leur bibliothèque, notamment le fait d’avoir placé la bibliothèque universitaire unifiée sous l’autorité du recteur, ou l’interdiction de répartir le budget des acquisitions par facultés. Ce mode de classement apparaît donc idéologiquement en accord avec un ensemble de décisions qui avaient pour but de constituer, à partir de bibliothèques propres à chaque faculté, une bibliothèque universitaire unifiée, pluridisciplinaire et centralisée sous l’autorité du représentant de l’Etat. On pourrait aussi considérer que l’institution d’un corps de fonctionnaires spécifique, dont le recrutement était enlevé aux facultés, et dont la formation comprenait des matières dont le caractère commun était d’être étrangères à toute spécialisation par discipline, participait de la même volonté politique. Cet ensemble de décisions, dont la cohérence apparaît fortement, avait pour contrepartie que le lien entre les savoirs spécialisés d’une part et la bibliothèque universitaire et son personnel d’autre part se trouvait distendu. A son tour, cette situation avait eu pour conséquence le caractère ressenti comme étranger de la bibliothèque universitaire à l’intérieur de l’université, et le maintien ou la constitution à ses côtés d’autres bibliothèques dont la relation avec les savoirs spécialisés était plus étroite. Il n’en fallait sans doute pas plus pour que le mode de classement des collections dans les bibliothèques universitaires pût apparaître comme une manifestation d’indifférence criticable à l’égard de ce qui fait, aux yeux des spécialistes, la valeur des documents, c’est-à-dire leur contenu. Le prix des facilités que ce mode de classement avait permis était donc lourd sur le plan intellectuel et sur le plan symbolique. Il pouvait aussi sembler qu’il avait été conçu pour empêcher tout retour en arrière en rendant difficile le tri des collections par spécialité, car celui-ci aurait nécessité l’examen de tous les documents, ou tout au moins celui des registres d’inventaire qui en donnaient une image fidèle.

Nous savons cependant qu’il a existé dès la fin du XIXe siècle des bibliothèques universitaires installées en province sur plusieurs sites, et que des créations de sections médicales, impliquant le tri des collections correspondantes dans le fonds général, ont eu lieu entre 1930 et 1955. Tout permet de penser que dans ces deux cas, le principe de la déconcentration intégrale des collections avait été retenu. La section droit de Bordeaux comme la section sciences de Marseille ou la section médecine de Montpellier avaient reçu dès l’origine la totalité des documents correspondant à ces disciplines, livres anciens compris. C’est ce même usage qui a été suivi pour les sections médecine créées ultérieurement à Lyon, Nancy et Lille. La constitution à la bibliothèque centrale d’un catalogue collectif décrivant l’ensemble des collections de cette bibliothèque et des sections n’a pas été la règle.

De même, lors des opérations de partage des collections à la suite de la création de nouvelles sections dans des bibliothèques universitaires anciennes, la règle suivie a été celle de la déconcentration totale des collections correspondant à la définition de la nouvelle section, sans fixation d’aucune limite dans le temps. Dans le cas des nouvelles sections scientifiques, qui ont été les premières constituées, ont donc été transférés tous les livres anciens de caractère scientifique du XVIe au XVIIIe siècle, voire les incunables lorsqu’il en existait. Ces collections, avec celles du XIXe siècle et les collections plus récentes, ont donc constitué le fonds transféré de la nouvelle section. Il n’y a eu que très peu de restrictions à cet usage général, et elles ont été dues à des initiatives locales. 411

Les documents consultés ne laissent apparaître aucun doute sur le bien fondé de cette mesure, qui semble avoir été perçue comme un corollaire obligatoire de l’« abandon de la bibliothèque encyclopédique », dont on envisageait alors que le type ne subsisterait que dans quelques grandes bibliothèques, comme la Bibliothèque nationale et la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. 412

Le temps n’était pourtant pas très éloigné du plaidoyer en faveur de la bibliothèque encyclopédique, considérée comme plus favorable à la culture générale des étudiants et à leur formation intellectuelle que les collections plus spécialisées. Cette position, qui avait été particulièrement défendue par P. Lelièvre en 1955, et à laquelle on peut penser que J. Cain était aussi acquis, avait été abandonnée en 1960-1961 sous la pression des circonstances. Cela n’a pas empêché P. Poindron de revenir sur cette question au colloque international sur les bibliothèques universitaires organisé à l’université de Liège en 1965, en des termes presque identiques à ceux qu’employait P. Lelièvre dix ans plus tôt.

‘« Je crois que la bibliothèque universitaire a une mission particulière à remplir pour l’étudiant... Il me semble qu’il y a actuellement un risque pour l’étudiant, c’est celui de le spécialiser trop vite. Il risque d’être trop tôt enfermé dans sa spécialité, de ne lire que les ouvrages que le professeur lui demande de lire et d’oublier un peu trop les autres lectures... Je crois qu’une bibliothèque universitaire, qu’elle soit unique ou qu’elle soit répartie en sections, peut donner la possibilité à l’étudiant de ne pas se limiter trop étroitement à la discipline qu’il a choisie. » 413
Notes
411.

Un document de juin 1973 l’Amicale des directeurs de bibliothèques universitaires a constaté que « la bibliothèque entièrement encyclopédique n’a survécu pratiquement nulle part à la dispersion des locaux universitaires. Les sections médecine étaient déjà séparées en général. La création de sections sciences n’a pas entraîné, tout au moins entre 1960 et 1968, de difficultés majeures quant à la définition et aux limites de leurs fonds de livres. Les zones de contestation, surtout entre la géologie et la géographie, n’ont pas empêché de les scinder de l’ensemble droit-lettres ». Des restrictions au principe de répartition intégrale des collections ont été signalées à Dijon et à Toulouse.

412.

Cf., notamment, « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », Bulletin des bibliothèques de France, t. 6, n° 5, mai 1961, p. 218, p. 219, et p. 223 ; « Instructions pour la création des nouvelles sections scientifiques universitaires », Bulletin des bibliothèques de France, t. 6, n° 11, novembre 1961, p. 526 ; « Instructions concernant les nouvelles sections et les sections transférées des bibliothèques des universités (à l’exclusion des sections médecine), 20 juin 1962 », Bulletin des bibliothèques de France, t. 7, n° 8, août 1962, p. 405-407.

413.

P. Poindron, « Rapport final » dans Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, op. cit., p. 155. Ces propos de P. Poindron sont construits sur l’opposition entre bibliothèque universitaire, qui garde un caractère généraliste même si elle est divisée en sections, et bibliothèques d’instituts et de laboratoires, à vocation spécialisée. Cette opposition, et le lien entre caractère encyclopédique et culture générale d’une part, caractère spécialisé et spécialisation prématurée d’autre part, forment un véritable passage obligé dans les interventions des responsables de la direction des bibliothèques entre 1955 et 1965.