1.Diagnostic de départ, objectifs généraux et stratégie

A. Diagnostic de départ

Les sources utilisées permettent d’affirmer que le diagnostic relativement vague d’adaptation imparfaite des bibliothèques universitaires à leurs missions, qui avait été posé dès 1955 par Pierre Lelièvre, a été précisé entre cette date et le début des années 1960. Le classement des documents par format et par ordre d’entrée, et l’incompatibilité de ce classement avec le libre accès aux documents des étudiants avancés et des spécialistes ont alors été unanimement considérés comme les symptôme majeurs de cette inadaptation. Sous sa forme la plus synthétique, ce diagnostic a été formulé par Pierre Lelièvre aux journées d’étude des bibliothèques scientifiques de janvier 1961.

‘« Le classement purement matériel des collections des bibliothèques universitaires (Instructions de 1878) selon le format et l’ordre d’entrée des volumes, n’est plus adapté aux nécessités de la recherche. Cette structure désuète a entraîné les usagers à ne plus fréquenter les bibliothèques. Parallèlement, on constate une prolifération souvent anarchique de bibliothèques d’instituts. » 431

On trouve la mention de ce diagnostic dans d’autres documents de la période comprise entre 1955 et 1965. Dès 1955, P. Lelièvre avait constaté avec regret, aux journées d’étude des bibliothèques universitaires, qu’il n’était pas possible de répondre à la demande de certains utilisateurs qui auraient souhaité, à l’occasion du transfert d’une bibliothèque universitaire dans de nouveaux locaux, que ses collections fussent reclassées par grandes disciplines. Les obstacles alors invoqués étaient les difficultés d’ordre intellectuel posées par le choix d’un cadre de classement rationnel, et surtout les problèmes de temps, de place et de personnel qui rendaient cette opération inenvisageable pour des collections de plusieurs centaines de milliers de volumes. On n’envisageait pas alors que la modification du classement pût ne concerner que les documents les plus récemment acquis. A une date proche de celle des journées d’étude des bibliothèques scientifiques de janvier 1961, ce même diagnostic avait aussi été formulé dans l’introduction du document Bibliothèques universitaires, principes d’une réforme de structure. A ce moment, les contours de la réforme avaient été définis, et un système de classification avait été choisi. D’autres propos témoignent de l’importance qui a été accordée au principe du classement des documents par sujets, par exemple ceux de P. Salvan en 1961, ceux de P. Lelièvre en 1963 et ceux de J.-L. Rocher en 1965.

‘« Aucune justification intellectuelle ne peut être donnée du classement par format : c’est une simple commodité, mais en réformer l’usage est difficile. Un ami helléniste, professeur dans une grande université de province, m’écrivait tout récemment pour me dire à peu près ceci : “Notre bibliothèque universitaire doit bientôt déménager pour prendre possession de ses nouveaux locaux. Ne peut-on en prendre occasion pour reclasser les collections par grandes disciplines ?...” Comment ne pas admettre ce voeu pour légitime ?... Malheureusement, indépendamment des difficultés d’ordre intellectuel que pose le choix d’un cadre de classement systématique rationnel, clair et durable, il y a des problèmes de temps, de place et de personnel qui sont, avec les moyens dont nous disposons, pratiquement insolubles. » 432

Cette critique recouvrait deux réalités distinctes, et dessinait « en creux » des objectifs d’une plus grande portée que la simple réforme du mode de classement des documents. Il s’agissait à la fois d’une critique de la séparation rigoureuse entre les espaces réservés aux documents (magasins à livres) et les salles dans lesquelles les lecteurs étaient admis (salles de lecture de différente nature), et d’une critique d’un mode de classement des documents fondé sur des critères purement matériels. Les deux réalités étaient d’ailleurs liées, puisque le libre accès aux documents ne présentait pas d’intérêt avec un tel type de classement.

On comprendrait mal l’insistance des promoteurs de la réforme des bibliothèques universitaires sur cette question si on la réduisait à une question technique. Le mode de classement « purement matériel » des documents, qui ne « répondait pas aux besoins de la recherche » semble avoir été considéré sous deux aspects : celui d’un obstacle à une organisation plus moderne et plus accueillante des collections, mais aussi comme la marque d’une indifférence criticable, héritée d’un passé avec lequel on souhaitait opérer une rupture visible, au contenu des documents. Cette indifférence était très probablement ressentie comme un facteur de dévalorisation à la fois des bibliothèques, qui pouvaient être perçues comme de simples dépôts de documents traités comme des objets matériels (des boîtes, écrivait P. Lelièvre), et des bibliothécaires, gestionnaires ou intendants préposés à la gestion de ces objets. On supposait donc que les inconvénients pratiques du mode de classement par format et par ordre d’entrée, mais aussi la charge symbolique dévalorisante qui résultait de ce mode de classement, avaient eu ensemble pour effet de détourner les utilisateurs des bibliothèques, à la fois parce qu’elles ne leur proposaient pas les commodités nécessaires à leur travail, et parce qu’elle leur offraient l’image de dépôts de documents dont l’aspect scientifique était ignoré ou négligé.

Cette critique du mode de classement des documents rejoignait ainsi d’autres constats douloureux faits par P. Lelièvre dans son rapport inédit de 1955 : la place disproportionnée prise dans les fonctions des bibliothécaires des bibliothèques universitaires par des tâches matérielles d’exécution ou d’administration subalterne, et leur manque de disponibilité pour remplir leur fonction scientifique. 433

La critique insistante du mode de classement des documents par format et par ordre d’entrée dessine donc en creux l’un des objectifs généraux de la réforme des bibliothèques universitaires des années 1960 : celui de donner aux bibliothèques universitaires une fonction scientifique, en les faisant participer aussi, à travers leur fonction de documentation, au mouvement de la recherche. Elle présente donc des aspects plus riches que ce que son caractère technique laisserait attendre. Pour autant, elle peut donner lieu à plusieurs observations.

La critique du mode de classement des documents par format et par ordre d’entrée a certainement été entendue de la part de plusieurs utilisateurs, et peut-être d’un grand nombre d’entre eux. Cependant, la position réelle de l’ensemble ou, du moins, d’une partie significative de ces utilisateurs sur le mode de classement en cause ne nous est pas connue, car elle n’a jamais fait l’objet d’une enquête. Le diagnostic formulé par la direction des bibliothèques ne s’est appuyé que sur un nombre restreint de témoignages. On peut remarquer que pour exposer ce que l’on croyait être la position des utilisateurs, on recourait alors fréquemment à deux procédés : la reconstitution d’une position vraisemblable mais fondée sur des suppositions, ou la généralisation de propos tenus par quelques personnes. C’est sur la base de témoignages en nombre réduit, confirmés à ses yeux par des objectifs qui résultaient de sa propre analyse de la situation, que la direction des bibliothèques a construit son diagnostic. Cette construction a rencontré l’accord de la fraction la plus active des bibliothécaires lorsqu’elle leur a été présentée, et n’a pas rencontré d’objections de la part des autres. Sa répétition lui a ensuite conféré le statut d’une vérité évidente dans le milieu professionnel. 434

A côté du caractère insuffisamment établi de ce diagnostic, il faut aussi mentionner son caractère incomplet. La désaffection de nombreux professeurs à l’égard de la bibliothèque universitaire pouvait probablement être constatée dans la plupart des universités. Mais le caractère exclusif de l’explication de cette désaffection par le mode de classement des documents surprend. Il était en effet possible d’imaginer d’autres motifs de cette faible fréquentation, par exemple la pauvreté des collections, surtout dans le domaine scientifique, l’inadaptation des horaires d’ouverture, l’existence de bibliothèques parallèles, ou encore le fait que la bibliothèque universitaire était ressentie comme un service au fonctionnement assez lourd, sur lequel chaque professeur ne pouvait avoir que peu d’influence. Ces autres explications n’étaient pas nécessairement fondées, mais elles auraient au moins pu être formulées à titre d’hypothèses. On constate cependant que la pauvreté des collections, si elle a été reconnue, n’a pas été retenue comme une explication au même titre que le mode de classement des documents. Il en a été de même pour les horaires d’ouverture ou d’autres considérations pratiques. L’existence de bibliothèques parallèles a été analysée plutôt comme une conséquence du découragement causé par un mode de classement inadapté, et comme une anomalie à corriger. Enfin la question de l’autorité chargée du contrôle de la bibliothèque universitaire, sous-jacente à une certaine lourdeur de fonctionnement, n’a pas été évoquée par la direction des bibliothèques. Elle pouvait d’ailleurs difficilement l’être, car l’unité de la bibliothèque universitaire et sa centralisation sous l’autorité du recteur constituaient pour cette direction des données non négociables de la situation. 435

On doit donc constater que le diagnostic de départ de la direction des bibliothèques avait un caractère principalement intuitif. Certes, parmi tous les maux dont souffraient les bibliothèques universitaires du début des années 1960, il était possible de mentionner leur système de classement des documents. Mais cette particularité ne pouvait pas être considérée comme le seul élément qui appelait la critique, ni même peut-être comme le principal. D’autre part, le raisonnement selon lequel ce mode de classement inadapté était le seul motif de la désaffection des utilisateurs et la cause indirecte de la constitution de nombreuses bibliothèques parallèles n’a jamais été démontré. Ce diagnostic de départ est donc plus une construction intellectuelle que le résultat d’une observation. Il a permis de présenter comme une suite de causes et de conséquences plusieurs des symptômes d’inadaptation des bibliothèques universitaires de l’époque. Après avoir été accepté par les bibliothécaires les plus actifs, qui ont joué un rôle d’entraînement à l’égard de leurs collègues, il n’a jamais été discuté dans le milieu professionnel, ni confronté à d’autres conceptions, par exemple celles des professeurs de facultés. Il constituait donc une base fragile pour le choix d’objectifs généraux et la détermination d’une stratégie.

Notes
431.

« Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », Bulletin des bibliothèques de France, t. 6, n° 5, mai 1961, p. 216.

432.

Les Bibliothèques et l’université, 1955 (Paris, 1957), p. 9-10 (intervention de P. Lelièvre). P. Salvan, qui s’était fait une spécialité de l’étude des systèmes de classification, prétendait que « les lecteurs préfèrent un mauvais classement systématique au classement purement matériel » : « Ce classement matériel prescrit par les instructions de 1878, il est temps d’y renoncer et de faire une bibliothèque plus accueillante, présentée en accès libre, classée systématiquement, au moins pour la documentation vivante. Nous espérons ainsi ramener vers les bibliothèques le public scientifique qui les boude parce qu’elles ne sont pas adaptées à ses intérêts. » « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », op. cit., p. 226. « Il y a deux manières de classer les livres ; ou bien on s’applique à les grouper dans un ordre logique qui correspond aux sujets traités, ou bien on les range comme des boîtes à mesure de leur entrée, en fonction de leurs dimensions et principalement de leur hauteur. Le premier classement a une valeur scientifique, même si le cadre de classification est discutable ; le second est un classement purement matériel qui ne vaut que pour la commodité du personnel et l’économie de place qu’il permet. La première formule est de loin la meilleure, à condition bien entendu que le travailleur ait accès aux rayons sans l’intermédiaire d’un employé. » P. Lelièvre, « Bibliothèques universitaires d’aujourd’hui et de demain », L’Architecture française, n° 251-252, juillet-août 1963, p. 6. J.-L. Rocher analysait en ces termes la situation des bibliothèques universitaires avant les réformes de 1961-1962 : « Le fonctionnement des bibliothèques universitaires a été longtemps soumis aux impératifs de la conservation des livres et de l’économie de personnel, de crédits, de locaux : d’où la division en salles de lectures, accueillant le plus grand nombre de lecteurs possible et en magasins recevant le plus grand nombre possible d’ouvrages que leur classement par format permettait de serrer sur les rayons et qui n’étaient accessibles que par l’intermédiaire des catalogues et des gardiens. L’absence de contact direct avec le livre avait peu à peu conduit les professeurs à utiliser la bibliothèque comme un simple dépôt où puiser les livres, emportés pour une durée indéterminée, tandis que les étudiants la considéraient comme une salle de permanence. Ainsi donc, malgré le labeur des bibliothécaires, soucieux d’enrichir les fonds, les universitaires se désintéressaient-ils d’une bibliothèque qui ne leur offrait guère de commodités de travail. » J.-L. Rocher, « Communication » dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, compte rendu du colloque tenu à Genève..., 27 septembre-1er octobre 1965 (Montréal, s.d. [c. 1966]), p. 33.

433.

« Aucune autre bibliothèque n’imposait aux bibliothécaires de connaître jusque dans le détail les tâches les plus humbles ; aucune ne leur imposait de sacrifier le côté intellectuel de leur métier aux exigences quotidiennes des tâches techniques les plus subalternes. » P. Lelièvre, Dix ans d’inspection (1945-1954), rapport sur les bibliothèques du secteur de M. Lelièvre (s.l.n.d. [1955] ; non publié), « Rapport sur les bibliothèques universitaires de 1945 à 1954... », p. 20.

434.

Un exemple de reconstitution vraisemblable de la position des utilisateurs est donné par cette citation de P. Lelièvre aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955 : « Que souhaite, au fond, l’usager ? Son voeu, même informulé, serait de pouvoir utiliser la bibliothèque publique exactement comme il fait de la sienne : aller à son gré sur les rayons, feuilleter les livres, choisir ceux qui l’intéressent, les regrouper à portée de main sur sa table de travail et les y tenir à volonté pour le temps qu’il lui plaît, obtenir enfin, et dans les plus courts délais, toutes les publications qui sont relatives à ses recherches du moment, voire à son propos de demain. Ajoutons qu’il déteste d’être contraint par un horaire limité ; que rien ne l’irrite comme de trouver porte close, si ce n’est d’être invité à sortir au moment où il se voit en veine de conclure après avoir, pendant des heures, attendu les volumes désirés. » Les Bibliothèques et l’université, 1955, op. cit., p. 7-8. Des exemples de généralisation de propos tenus par quelques personnes se trouvent dans « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », op. cit., p. 219 (la structure à deux niveaux des nouvelles sections a été approuvée par le doyen de la faculté des lettres de Montpellier, qui « serait prêt à confier à ce moment-là tous les fonds des bibliothèques d’instituts à la bibliothèque universitaire ») et dans « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », Bulletin des bibliothèques de France, t. 7, n° 2, février 1962, p. 71-72 (plusieurs doyens de faculté des sciences ont jugé intéressante cette même formule de bibliothèque universitaire, après avoir marqué leur préférence pour les bibliothèques d’instituts et de laboratoires placées sous leur autorité directe). J. Cain semble avoir reçu ces témoignages partiels avec prudence. « A une question de M. Cain qui se demande si cette collaboration sera acceptée par tous les professeurs, M. Lelièvre répond que cela reste à prouver, mais qu’il faut être optimiste. » Ibid., p. 72. J. Cain accueillait aussi avec quelques réserves l’opinion selon laquelle le classement des documents par format et par ordre d’entrée aurait été le principal motif de la désaffection des professeurs pour la bibliothèque universitaire : « Le professeur et le chercheur se sont quelquefois détournés en partie de la bibliothèque universitaire, peut-être parce que le classement des livres par ordre d’entrée n’y facilitait pas l’accès direct aux documents et de nombreuses bibliothèques d’importances très diverses ont vu le jour auprès des instituts et des laboratoires ». Ibid., p. 58 ; souligné par moi. Il est vrai que l’absence d’accès direct aux documents n’avait jamais constitué un obstacle à la fréquentation de la Bibliothèque nationale.

435.

On peut mentionner ici qu’en République fédérale d’Allemagne, l’existence de nombreuses bibliothèques d’instituts à côté de la bibliothèque universitaire a plutôt été analysée comme une conséquence du fait que cette dernière constituait un organisme entièrement indépendant de l’université. J.P. Danton, Book selection and collections, a comparison of German and American university libraries (New York ; London, 1963), p. 43-57.