I. Objectifs fondamentaux

Les objectifs fondamentaux se structurent en deux catégories principales.

La première est centrée sur l’adaptation du parc immobilier des bibliothèques universitaires, en vue de permettre l’accueil d’un plus grand nombre d’utilisateurs et des conditions de fonctionnement plus rationnelles. Ces préoccupations, présentes dès le début des années 1950, n’avaient rien perdu de leur actualité puisque la rénovation du parc immobilier des bibliothèques universitaires était encore très partielle au début des années 1960. Au contraire, la croissance rapide des effectifs d’étudiants et d’enseignants et le développement de la recherche scientifique leur conféraient un caractère durable, qui explique l’importance des questions de construction dans la politique de la direction des bibliothèques, jusque vers le milieu des années 1970. En raison de ces circonstances, les responsables des constructions occupaient une position forte à l’intérieur du service technique de la direction des bibliothèques.

Une seconde catégorie d’objectifs était constituée par la volonté de donner aux bibliothèques universitaires un rôle scientifique, en les faisant participer, dans le domaine de la documentation, au travail de recherche scientifique alors en plein développement dans les universités. Cet objectif impliquait une rupture avec une longue tradition de gestion passive de documents considérés principalement comme des objets matériels, et une « conversion » des bibliothécaires à des attitudes nouvelles, comportant une attention plus soutenue au contenu des documents et aux besoins des utilisateurs. C’était en outre une orientation dont l’élaboration était assez récente.

Bien que ces objectifs aient été ceux de la direction des bibliothèques dans son ensemble, on peut attacher schématiquement un nom à chacune de ces catégories d’objectifs fondamentaux : la première relève des attributions qui ont été celles de Jean Bleton, alors que la seconde porte la marque de préoccupations qui ont surtout été celles de Pierre Lelièvre. Ces deux catégories d’objectifs n’occupaient pas la même place dans la politique de la direction des bibliothèques.

La question des constructions se situait au niveau des moyens ; elle avait été, depuis l’origine, l’un des axes principaux de cette politique. Des raisons objectives expliquaient cette priorité : les destructions résultant de la seconde guerre mondiale, et la vétusté et l’inadaptation de la plupart des bâtiments occupés par les bibliothèques universitaires de province. En raison de la priorité accordée à la politique des constructions, celle-ci était conduite par une équipe identifiée au sein du service technique de la direction. Cette équipe avait accumulé, au moment où furent prises les décisions qui conduisirent à placer une section de la bibliothèque universitaire auprès de chaque faculté créée ou délocalisée, une expérience de plus de dix ans dans la construction de bibliothèques universitaires. La conception de la construction des bibliothèques universitaires développée par cette équipe s’appuyait sur une certaine représentation du fonctionnement de ces bibliothèques, représentation décrite dans plusieurs articles de J. Bleton qui ont été analysés au chapitre 6. Elle portait la marque des circonstances dans laquelle elle avait été élaborée, celles d’une époque dans laquelle les collections et les services de la plupart des bibliothèques universitaires de province étaient concentrés en un bâtiment unique.

La doctrine relative au rôle scientifique que devaient jouer les bibliothèques universitaires se situait au niveau des objectifs ; elle ne pouvait pas se prévaloir de la même ancienneté. Elle s’était forgée progressivement à partir de 1945, et n’avait encore, vers 1955, qu’une forme incomplète. C’est dans la seconde moitié des années 1950 et au tout début des années 1960 que cette doctrine trouva sa cohérence. Mais à l’inverse de la politique des constructions, dont les résultats étaient visibles depuis plus d’une décennie, la doctrine du rôle scientifique des bibliothèques universitaires n’avait jamais été appliquée. Elle ne pouvait d’ailleurs l’être que dans des circonstances qui rendraient possible une modification complète de la conception du rôle de ces bibliothèques, et l’attribution de moyens importants. Il n’a été possible d’entrevoir la réalisation de ces circonstances qu’au début des années 1960, quand des perspectives favorables à la fois à des constructions nombreuses, à des créations d’emplois et à des attributions de crédits plus importantes sont apparues dans le cadre du quatrième plan d’équipement. Le principal avocat de ce rôle scientifique des bibliothèques universitaires était P. Lelièvre. Les fonctions d’adjoint au directeur des bibliothèques qui étaient les siennes conféraient à ses positions beaucoup d’autorité. On ignore cependant dans quelle mesure les conceptions qu’il défendait étaient partagées, au sein même de la direction des bibliothèques et dans la profession. Il est probable qu’en raison de leur caractère innovant, elles faisaient l’objet d’une approbation moindre que celle dont bénéficiait la politique des constructions, qui était perçue favorablement par tous les membres de la profession.

Ces deux catégories d’objectifs fondamentaux ne se trouvaient donc pas au même degré d’élaboration par rapport à la situation créée par le mouvement de création et de délocalisation de facultés (au départ limité à des facultés scientifiques) de la fin des années 1950 et du début des années 1960. Elles n’avaient pas non plus le même poids dans la politique de la direction des bibliothèques.

Pour la politique de construction, l’adaptation à la nouvelle situation comprenait une révision à la fois quantitative et qualitative. Il ne s’agissait plus, en effet, de construire un bâtiment par bibliothèque universitaire comme cela avait été fait à Caen, à Dijon ou à Grenoble et, exceptionnellement, un bâtiment indépendant pour une section de la bibliothèque universitaire placée auprès d’une faculté éloignée des autres, comme à Lille médecine ou à Marseille sciences. La nouvelle politique impliquait la réalisation d’un bâtiment de bibliothèque auprès de chaque faculté créée ou transférée, et tout laissait prévoir que le nombre de ces créations et de ces transferts serait très important. Le rôle et l’importance des responsables des constructions se trouvaient renforcés du seul fait de ces circonstances. Les constructions ne devaient pas seulement être multipliées ; elles devaient aussi répondre à une conception nouvelle, celle de la bibliothèque à deux niveaux dans laquelle de nombreux documents devaient être classés en libre accès. Dans ce modèle composite, on peut considérer que le premier niveau, réservé aux étudiants débutants, constituait une réponse à la fois à la croissance des effectifs à accueillir et au souci de modernisation des conditions de travail, alors que le second niveau, avec ses secteurs spécialisés, portait la marque de l’ambition de donner aux bibliothèques universitaires un rôle scientifique et de leur permettre de rivaliser avec les bibliothèques spécialisées des universités.

Pour cette deuxième catégorie d’objectifs fondamentaux, la situation était toute différente, car il s’agissait de la première possibilité d’expérimentation du rôle scientifique que l’on voulait conférer aux bibliothèques universitaires. Tout était donc à organiser : à l’intérieur des nouveaux bâtiments, l’espace réservé aux étudiants avancés, aux professeurs et aux chercheurs ne devait pas être conçu comme un espace indifférencié, à l’exemple des salles des professeurs des anciennes bibliothèques, ni divisé de façon rigide par disciplines ou sous-disciplines, comme dans les bibliothèques d’instituts et de laboratoires. Il devait être conçu, de manière originale, comme faisant une place à la fois à la spécialisation et aux relations entre disciplines. De ce fait, le second niveau des bibliothèques universitaires était divisé en secteurs aux frontières souples et révisables. Pour cela, les règles de classement assez contraignantes imposées par le choix de la classification décimale universelle, pouvaient et devaient être adaptées en fonction des attentes des utilisateurs et des tendances qui se dessineraient dans l’évolution des disciplines. Proposer à l’intérieur d’une section de bibliothèque universitaire des espaces spécialisés par grandes disciplines constituait une innovation importante. Le succès de cette innovation ne pouvait pas être garanti, car d’autres bibliothèques extérieures à la bibliothèque universitaire assuraient déjà cette fonction de documentation spécialisée. En l’assumant aussi, la bibliothèque universitaire se plaçait, par rapport aux bibliothèques d’instituts et de laboratoires, en position de concurrence, avec l’objectif de reconquérir au moins en partie le public des spécialistes, et de réduire à terme le rôle des bibliothèques spécialisées. La création de sections de la bibliothèque universitaire auprès des différentes facultés pouvait être considérée comme une circonstance favorable à ces objectifs. On pouvait présumer en effet que les spécialistes fréquenteraient plus volontiers une bibliothèque dédiée à un grand groupe de disciplines (les sciences, par exemple) qu’une bibliothèque encyclopédique, surtout si elle proposait des documents en libre accès, classés par sujets, un choix important d’ouvrages de référence et des facilités de reproduction rapide des documents. Il y avait donc un lien étroit entre l’objectif de donner aux bibliothèques universitaires un rôle scientifique et celui de réduire le rôle des bibliothèques spécialisées des instituts et des laboratoires, simplement en raison du fait qu’il n’y avait pas place, sur les nouveaux campus, pour deux dispositifs concurrents de bibliothèques spécialisées. Celles qui étaient placées sous l’autorité directe des facultés et de leurs composantes échappaient au contrôle de la direction des bibliothèques, et avaient, surtout depuis 1955, été considérées par elle avec une certaine suspicion. Cependant, il n’était pas possible de garantir que les objectifs scientifiques des bibliothèques universitaires pourraient être atteints, alors que l’intensification et l’infléchissement de la politique des constructions ne présentaient pas les mêmes incertitudes. On ne pouvait en effet être assuré que les bibliothèques universitaires auraient les moyens, en ressources humaines et en crédits, pour jouer un rôle scientifique qui leur permettrait de réduire l’influence des bibliothèques d’instituts et de laboratoires, et on ne pouvait non plus être sûr que les professeurs, les chercheurs et les étudiants avancés assureraient le succès des salles spécialisées du deuxième niveau des nouvelles bibliothèques universitaires. De fait, quelques années plus tard, une bibliothécaire québécoise, Michèle Audet, constata que l’expérience du second niveau des bibliothèques universitaires n’était pas concluante. D’autres constatations ont aussi été faites dans le même sens, et seront analysées au chapitre 11. 436

L’objectif de donner aux bibliothèques universitaires un rôle scientifique en était donc à sa première tentative, et le succès de celle-ci était grevé par bien des incertitudes. En revanche, la politique des constructions n’avait à subir que des modifications limitées. On peut d’ailleurs constater dans les faits que les adaptations apportées à cette politique ont été peu importantes, et même certainement insuffisantes.

Certes, l’ancien plan ternaire dans lequel se trouvaient distinguées trois zones, celle des magasins, celle des salles de lecture et celle des services intérieurs fut remplacé par un plan à deux niveaux, dans lequel les espaces réservés aux magasins et aux salles de lecture s’interpénétraient, avec un effacement général des distinctions trop marquées entre services ouverts au public et services intérieurs. Mais en dehors de cette adaptation voulue par les instructions du 20 juin 1962, d’autres indications montrent que la politique des constructions a été assez peu infléchie par les nouvelles conceptions des bibliothèques universitaires. On constate d’abord que des bâtiments conçus au départ pour héberger une bibliothèque universitaire entière ont pu être ultérieurement reconvertis à l’usage d’une seule section, comme ce fut le cas à Caen et à Dijon. La conception d’un bâtiment destiné à une section de bibliothèque universitaire n’était donc pas fondamentalement différente de celle d’un bâtiment réalisé pour une bibliothèque complète. Dans des villes universitaires où différentes sections de la bibliothèque universitaire ont été réunies sur le même campus, comme à Bordeaux ou à Grenoble, on a édifié sur ces campus une section par faculté, comme là où les facultés avaient été dispersées en des points différents de l’agglomération, par exemple à Montpellier ou à Toulouse. Ces indices permettent de penser qu’après l’affirmation de la doctrine selon laquelle il devait y avoir une section de la bibliothèque universitaire auprès de chaque faculté, les responsables des constructions à la direction des bibliothèques ont continué à édifier des bâtiments conçus pour accueillir des bibliothèques complètes avec tous leurs services. Cela signifie que ces constructions n’ont pas été guidées par des principes d’organisation rationnelle des bibliothèques déconcentrées, et ont seulement transposé en les adaptant aux nouvelles conditions et aux nouvelles prescriptions (un bâtiment par faculté, bibliothèque divisée en deux niveaux) les conceptions utilisées dans la période précédente. En particulier, il n’a jamais été envisagé dans le cadre de la politique des constructions, de formules différentes de celle qui consistait à édifier, pour une bibliothèque universitaire, trois ou quatre bâtiments d’une superficie à peu près équivalente destinés à accueillir des sections conçues comme des bibliothèques complètes. Il importe à ce stade, avant d’en rechercher les causes, de noter cette insuffisance de l’adaptation de la politique des constructions aux conditions nouvelles créées par la décision de placer une section de bibliothèque universitaire auprès de chaque faculté. Cette décision aurait dû impliquer, en raison de la déconcentration importante qui en résultait, une révision complète de la conception des bâtiments de ces bibliothèques. Cette révision n’a pas été effectuée par les responsables des constructions de la direction des bibliothèques, puisque les bâtiments prévus pour les nouvelles sections ont été conçus comme ceux qui avaient été destinés, dans la période précédente, à accueillir des bibliothèques complètes. Elle n’a pas non plus fait l’objet de directives qui auraient pu orienter la politique des constructions dans un sens mieux adapté à la nouvelle situation. Cette autonomisation de la politique des constructions a eu pour résultat l’édification de bâtiments assez semblables à ceux de la période précédente, mais beaucoup plus nombreux. Une certaine conception de l’organisation des bibliothèques universitaires déconcentrées, qui n’avait pas fait l’objet d’un examen détaillé, s’est trouvée ainsi inscrite dans leur architecture et a déterminé en partie leur fonctionnement ultérieur.

Notes
436.

M. Audet a noté la ressemblance entre les deux niveaux des bibliothèques universitaires françaises avec les undergraduate libraries et les graduate libraries des Etats-Unis et du Canada, mais a surtout remarqué « l’absence de lecteurs au second niveau » en 1967, d’où « un peu d’inquiétude sur l’avenir des secteurs spécialisés ». M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France », Bulletin de l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française, t. 14, n° 3, septembre 1968, p. 102 et M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France, deuxième partie », Bulletin de l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française, t. 15, n° 1, mars 1969, p. 47. Dans le principe, cette organisation devait, selon J.-L. Rocher, conduire « la bibliothèque universitaire à se présenter comme un ensemble de bibliothèques spécialisées... entre lesquelles ne s’élève aucun mur ». J.-L. Rocher, « Communication » dans Les bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit., p. 35. Pour J.-L. Rocher en 1970, la nouvelle organisation, caractérisée par le libre accès aux documents et la facilité de réaliser des photocopies, avait « permis à la bibliothèque de retrouver un public qu’elle avait perdu » (il s’agissait surtout de jeunes chercheurs). J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », Bulletin des bibliothèques de France, t. 15, n° 11, novembre 1970, p. 555.