III. Conséquences des objectifs poursuivis

Sur le plan scientifique, le fait que les facultés d’une même université pussent être implantées à des endroits différents d’une même agglomération universitaire, combiné avec la volonté de placer une section de la bibliothèque universitaire auprès de chaque faculté, avait pour conséquence la spécialisation de ces sections. La spécialisation constituait un mode de fonctionnement nouveau pour les bibliothèques universitaires qui n’avaient pas été jusqu’alors installées sur plusieurs sites. Il comportait des conséquences pratiques (tri et partage des collections, spécialisation des acquisitions), mais aussi des conséquences intellectuelles. Et avant même d’envisager les conséquences, on pouvait se demander si ce mouvement de spécialisation correspondait ou non à une évolution souhaitable pour les bibliothèques universitaires. Cette question n’a pas été discutée. Si elle l’avait été, il est probable que les arguments en faveur du caractère formateur des bibliothèques pluridisciplinaires, que l’on trouve dans le rapport inédit de P. Lelièvre et qui ont encore été exprimés en 1965 par P. Poindron, se seraient trouvés en opposition avec cette évolution. Ces arguments auraient d’ailleurs pu être renforcés par la perception que l’on avait alors de la fécondité du rapprochement entre disciplines différentes. Il n’y a donc pas de trace d’une « conversion » de la direction des bibliothèques au principe de la spécialisation des bibliothèques universitaires, et ce mouvement semble avoir été beaucoup plus subi que voulu. 438

On peut le vérifier en constatant que la spécialisation des bibliothèques universitaires n’a jamais été qu’une conséquence de leur implantation dans des bâtiments différents, avant ou après 1960. A contrario, une bibliothèque universitaire implantée dans un seul bâtiment n’a jamais offert de salles spécialisées par disciplines. En fait, le caractère encyclopédique des bibliothèques universitaires était d’une certaine manière consubstantiel à leur nature et aux circonstances de leur création à partir de la réunion des bibliothèques de facultés. Les réticences des responsables de la direction des bibliothèques devant le mouvement de spécialisation des bibliothèques universitaires se comprennent donc très bien. Quant au constat que la spécialisation des bibliothèques universitaires n’est qu’une conséquence des conditions de leur installation matérielle, il peut expliquer le fait que l’opportunité de cette évolution n’a jamais été discutée.

Une véritable spécialisation aurait d’ailleurs impliqué que des bibliothécaires eux-mêmes spécialisés fussent recrutés et formés pour travailler dans des sections correspondant à leur spécialité. Cette exigence avait été formulée implicitement dans la description des fonctions du bibliothécaire par J.-L. Rocher à Genève en 1965, puisque la tâche principale de celui-ci devait être de ‘« suivre le mouvement scientifique qui intéresse son domaine »’ au moyen de la lecture des revues spécialisées et des bibliographies. Mais bien qu’elle eût été fortement liée à l’objectif de donner aux bibliothèques universitaires un rôle scientifique et au projet de concurrencer sur leur terrain les bibliothèques spécialisées, cette exigence ne pouvait pas être conciliée avec un mode de recrutement et de formation des bibliothécaires qui restait généraliste. Il avait été prévu, dans les projets relatifs à la formation professionnelle, considérée comme une mesure d’accompagnement indispensable de la réforme des bibliothèques universitaires, une formation en deux ans dans laquelle la seconde année devait être utilisée pour la spécialisation. Mais la scolarité à l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires, créée en 1963, fut réduite à une seule année. Il était dès lors évident que les élèves admis à l’école, de formation universitaire majoritairement littéraire, ne pourraient pas s’adapter, même au prix de très grandes difficultés, à des fonctions de caractère scientifique dans un domaine étranger à leur formation, et qu’ils n’y seraient pas considérés par les professeurs comme des interlocuteurs valables. 439

Sur le plan de l’organisation, l’installation d’une bibliothèque universitaire sur plusieurs sites aurait nécessité que l’on définît non seulement le rôle de chaque section, mais aussi celui de la bibliothèque centrale, ainsi que les règles de fonctionnement de l’ensemble constitué par la bibliothèque centrale et par les sections, c’est-à-dire de la bibliothèque universitaire. Or l’analyse conduite par la direction des bibliothèques s’est arrêtée au niveau des sections nouvelles et transférées, dont l’organisation a été prévue par les instructions du 20 juin 1962. La définition de la bibliothèque centrale a été donnée ultérieurement par défaut, pour traiter des problèmes pratiques, et ne présente, de ce fait, qu’un caractère résiduel. Aucune directive n’a été donnée en ce qui concerne la mise en place de services bibliothéconomiques communs à l’ensemble des sections. Cette question des services communs avait aussi un caractère économique, puisque dans certains cas des diminutions de coût auraient pu être attendues du regroupement à un niveau central de fonctions utiles à l’ensemble des sections.

Enfin sur le plan de l’organisation globale, une planification d’ensemble du développement des bibliothèques universitaires aurait dû être élaborée, sous la forme d’objectifs chiffrés pour les collections, le personnel et les budgets. Ce travail, qui a été réalisé dans plusieurs pays étrangers, n’a été traité en France que d’une manière superficielle, et les chiffres avancés en ce qui concerne les dotations en personnel aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de novembre-décembre 1961 peuvent difficilement être interprétés en l’absence de données relatives aux indices d’activité attendus. 440

Les objectifs fondamentaux de la direction des bibliothèques - étendre et moderniser le parc immobilier des bibliothèques universitaires, et donner à celles-ci un rôle scientifique - répondaient l’un et l’autre à des insuffisances évidentes de ces bibliothèques, et étaient cohérents avec le diagnostic qui avait été posé. Mais ces deux objectifs n’avaient pas jusqu’alors occupé la même place dans la politique de la direction des bibliothèques et ne bénéficiaient pas de la même adhésion parmi les professionnels. Quand la possibilité est apparue de les réaliser à l’occasion du mouvement de création et de délocalisation des facultés, que la direction des bibliothèques a décidé de suivre vers la fin de 1960, ils n’avaient pas atteint le même niveau d’élaboration, et les chances qu’ils avaient de se concrétiser étaient inégales. En outre, ces objectifs impliquaient des conséquences de différente nature, qui n’ont pas toutes été perçues. La direction des bibliothèques a été attentive à préserver l’unité institutionnelle des bibliothèques universitaires malgré la dispersion de leurs bâtiments. Mais elle a négligé ou traité de manière insuffisante les conséquences scientifiques (spécialisation des sections) et les conséquences organisationnelles (organisation de chaque bibliothèque universitaire et planification de l’ensemble du dispositif par l’élaboration d’objectifs chiffrés), et elle n’a pas abouti dans son intention de réformer le mode de recrutement et de formation des bibliothécaires.

Notes
438.

Sur la fécondité des rapprochements entre disciplines différentes, cf. ces propos de P. Poindron : « Nous sommes à une époque où l’on emploie à tout moment le mot de spécialisation. Mais, également, on constate que les disciplines sont de plus en plus dépendantes les unes des autres. Par exemple - c’est presque une vérité première - on sait très bien qu’un très fort pourcentage des articles qui concernent une spécialité donnée ne paraît pas dans les revues de cette spécialité, mais paraît dans des revues appartenant à des spécialités voisines, quelquefois même éloignées... Nous savons bien que, dans toute discipline, les disciplines dites marginales jouent un très grand rôle. » P. Poindron, « Rapport final » dans Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, colloque international tenu à l’université de Liège du 20 au 21 octobre 1965 (Liège, 1967), p. 157.

439.

La nécessité de disposer de bibliothécaires spécialisés pour les nouvelles sections des bibliothèques universitaires avait été affirmée à plusieurs reprises en 1961, dans « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », op. cit., p. 219 ; « Si les bibliothèques encyclopédiques d’hier pouvaient s’accommoder d’un personnel de bibliothécaires polyvalents, les bibliothèques spécialisées de demain ont besoin de bibliographes et de bibliothécaires, compétents non seulement dans les techniques de la bibliographie, de la documentation et de la bibliothéconomie, mais aussi qualifiés dans les disciplines auxquelles ils se consacrent. » Bibliothèques universitaires, principes d’une réforme de structure, op. cit., p. 3. Ce principe de la double compétence nécessaire pour les bibliothécaires était une exigence entièrement nouvelle dans les bibliothèques universitaires françaises. « Une de nos préoccupations est le recrutement de personnel scientifique, et notamment des bibliothécaires spécialisés ; or, nous recrutons peu de bibliothécaires parmi les étudiants qui fréquentent les facultés des sciences. On a tenté une expérience très limitée cette année en instituant une option du diplôme supérieur de bibliothécaire orienté davantage vers les bibliothèques scientifiques... Mais c’est à la réforme complète de notre enseignement su diplôme supérieur de bibliothécaire et du certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire... que nous allons nous employer sans délai. Il faudra certainement aller plus loin et modifier les règles mêmes de recrutement. » « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 65 (intervention de Julien Cain ; souligné par moi). La présentation du projet de formation des bibliothécaires en deux ans au comité technique paritaire de la direction des bibliothèques a eu lieu le 5 mars et le 14 mars 1962. Cf. Bulletin des bibliothèques de France, t. 7, n° 5, mai 1962, p. 270-279 et P. Salvan, « Réforme de la formation professionnelle », Bulletin des bibliothèques de France, t. 8, n° 6, juin 1963, p. 233-249. Les décrets relatifs à la formation des bibliothécaires sont ceux du 12 juillet 1963 (création d’une école nationale supérieure de bibliothécaires) et du 12 juin 1964 (conditions d’admission et de scolarité à l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires). La première promotion, recrutée en novembre 1964, a été affectée en novembre 1965.

440.

Il n’a pas été possible de prendre connaissance dans le détail des prévisions de la direction des bibliothèques concernant le personnel des nouvelles sections, ces indications étant absentes de l’exemplaire consulté du document Bibliothèques universitaires, principes d’une réforme de structure. Les indications données par J. Cain aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de novembre-décembre 1961 sont difficiles à interpréter. Elles estiment les besoins en personnel d’une bibliothèque à sections spécialisées à 84 personnes, au lieu de 70 pour une bibliothèque du type traditionnel, avec une proportion plus importante de personnels de catégories A et B, et moins importante de personnel de catégories C et D. Mais cette estimation semble avoir été faite sans tenir compte de l’importance des collections et des publics à desservir, à moins qu’elle ne soit une moyenne. « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) » op. cit., p. 65. Les études sur les normes en matière de bibliothèque ne citent pas d’objectifs chiffrés applicables aux bibliothèques universitaires françaises. Cf. F.E. Hirsch, « Library standards » dans Encyclopedia of library and information science, t. 16 (New York, 1975), p. 43-62 ; F.N. Withers, Normes pour l’établissement des services de bibliothèque, enquête internationale (Paris, 1975) ; ce dernier document cite seulement, pour les bibliothèques universitaires françaises, un document interne de la direction des bibliothèques sur les surfaces à prévoir dans les constructions nouvelles en fonction de l’importance du public et des collections ; N. Qureshi, « Standards for libraries » dans Encyclopedia of library and information science, t. 28 (New York ; Basel, 1980), p. 470-499.