C. Stratégie

Aux deux catégories d’objectifs fondamentaux identifiées ci-dessus correspondent des stratégies différentes, qui font apparaître la fragilité de l’objectif relatif au rôle scientifique des bibliothèques universitaires.

En ce qui concerne la politique des constructions, la stratégie n’était pas fondamentalement différente de celle qui avait été suivie dans la période précédant le mouvement de création et de délocalisation de facultés. Il s’agissait toujours d’obtenir un emplacement situé favorablement par rapport aux autres locaux universitaires, et de veiller à ce que la construction du bâtiment de la section se déroulât au même rythme que celle des autres bâtiments universitaires. Le savoir-faire acquis par l’équipe chargée des constructions lui permit de mener à bien un nombre considérable d’opérations, qui ont entièrement renouvelé le parc immobilier des bibliothèques universitaires de province (cf. chapitre 6).

Les choses étaient moins simples en ce qui concerne l’objectif du rôle scientifique des bibliothèques universitaires, parce que cet objectif était nouveau, et parce que ce rôle était en partie au moins déjà rempli par les bibliothèques d’instituts et de laboratoires. D’autre part, cette tentative s’effectuait dans le cadre de bibliothèques déconcentrées en sections, ce qui représentait aussi une situation nouvelle, nécessitant en elle-même des mesures d’adaptation. On se rappelle aussi qu’aucune réflexion de fond sur l’opportunité de la spécialisation des bibliothèques universitaires n’avait eu lieu, et l’on a de bonnes raisons de supposer que cette évolution elle-même rencontrait quelques objections de la part des responsables de la direction des bibliothèques. Mais même si la spécialisation des bibliothèques universitaires était ressentie comme une obligation plus que comme un choix, elle impliquait aussi une politique de recrutement et de formation du personnel scientifique très différente de celle qui avait été adaptée aux bibliothèques encyclopédiques, comme le reconnaissaient les responsables de la direction des bibliothèques.

Le fait que la question de la spécialisation n’ait jamais été traité au fond explique peut-être en partie la stratégie choisie, qui a consisté à concurrencer sur ce terrain les bibliothèques d’instituts et de laboratoires. Or, bien que celles-ci eussent depuis plusieurs années été considérées avec suspicion par la direction des bibliothèques, qui déniait à une partie d’entre elles leur légitimité, on ne pouvait ignorer le fait qu’elles contribuaient à la fonction documentaire dans l’université, et qu’il aurait fallu tenir compte de leur existence dans le cadre d’une réflexion globale. La stratégie choisie n’a pas consisté à les ignorer complètement, mais plutôt à envisager soit leur ralliement à la bibliothèque universitaire, comme P. Lelièvre pensait pouvoir l’obtenir à la faculté des lettres de Montpellier, soit l’établissement de relations de coopération à un stade ultérieur, quand la situation aurait évolué dans le sens d’un rééquilibrage au profit de la bibliothèque universitaire. On peut donc bien parler, dans un premier temps tout au moins, d’une stratégie de concurrence à l’égard des bibliothèques spécialisées. Plusieurs témoignages montrent que les professionnels de l’époque n’ont pas tous approuvé cette orientation, manifestant ainsi sans doute plus de lucidité que les responsables de la direction des bibliothèques. 441

On ne peut négliger le fait, dans le choix de cette stratégie très risquée, que P. Lelièvre avait refusé avec éclat, aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955, une forme de coopération avec les bibliothèques spécialisées qui consistait pour celles-ci à recevoir en dépôt des documents de la bibliothèque universitaire, et à les lui restituer lorsqu’ils avaient cessé de leur être utiles. Sa dénonciation du rôle « d’intendants faisant des dépôts dans les laboratoires » et de « conservateurs inutiles » que cette conception impliquait selon lui pour les bibliothécaires témoigne de son opposition résolue à des fonctions qu’il considérait comme subalternes et incompatibles avec le rôle scientifique qu’il ambitionnait pour les bibliothèques universitaires. Cette conception peut cependant être discutée, et nous nous proposons d’y revenir dans la suite de ce chapitre. 442

En outre, de 1961 à 1965 au moins, les responsables de la direction des bibliothèques semblent avoir entretenu l’illusion persistante que la direction de l’enseignement supérieur avait à la fois la volonté et le pouvoir de les aider à réduire le rôle des bibliothèques d’instituts et de laboratoires. En 1961, J. Cain estimait que cette direction souhaitait ‘« mettre de l’ordre à cette situation [de développement des bibliothèques spécialisées et d’absence de coopération de celles-ci avec la bibliothèque universitaire] »’, mais qu’il fallait tenir le plus grand compte des motifs (qu’il ne mentionnait pas) qui avaient poussé à la création de ces bibliothèques. Cependant, à la même date, P. Poindron avait accueilli avec beaucoup de réserve certaines suggestions faites par les participants aux journées d’étude de novembre-décembre en vue d’une meilleure coopération avec ces bibliothèques spécialisées. En réalité, le fait que la direction des bibliothèques n’avait aucun contrôle sur ces bibliothèques lui interdisait de prendre des mesures de coordination autoritaires. De son côté, la direction de l’enseignement supérieur était probablement peu soucieuse d’intervenir dans un domaine qui n’avait jamais fait l’objet d’une réglementation contraignante, et qui relevait de l’autonomie non seulement de chaque université, mais même de chaque faculté, département, institut ou laboratoire. D’après une estimation du bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire de Besançon en 1961, les crédits dont disposaient les bibliothèques d’instituts de cette université était égaux à ceux de la bibliothèque universitaire. D’autres bibliothécaires en chef insistaient sur l’importance des moyens affectés à la création de ces bibliothèques spécialisées. Sans que l’on dispose d’un état complet de ces bibliothèques ni des moyens qui leur étaient alloués par les universités, on peut donc estimer qu’en 1961 elles étaient en phase de croissance, ce qui rendait d’autant plus risquée la stratégie de concurrence choisie par le direction des bibliothèques. 443

La situation n’avait guère évolué dans un sens favorable aux projets de la direction des bibliothèques en 1965. Aux colloques internationaux de Genève et de Liège sur les bibliothèques universitaires, P. Poindron évoqua encore les mêmes solutions possibles (coordination des acquisitions, mise à la disposition de personnel...) qui, depuis 1961, n’avaient connu aucun début de réalisation. Il constata aussi que la réforme des bibliothèques universitaires n’avait pas fait avancer la question de leur coordination avec les bibliothèques d’instituts et de laboratoires, et fit état de son intention de reprendre les discussions à ce sujet avec la direction de l’enseignement supérieur, ce qui montre au moins que les négociations prédécentes n’avaient obtenu aucun résultat. Il est probable que ces quatre années avaient permis aux universités, dotées de crédits abondants pour accompagner la construction de nouveaux locaux, de développer encore leurs bibliothèques spécialisées. Ce phénomène ne peut toutefois pas être mesuré. Mais il constitue peut-être une explication de certaines positions défensives adoptées aussi bien par P. Poindron que par J.-L. Rocher au colloque de Genève. 444

Reprenant peut-être une idée avancée aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de novembre-décembre 1961, selon laquelle ‘« la création de sections scientifiques dans les bibliothèques universitaires conduit à établir un parallèle entre ces sections et les actuelles bibliothèques d’instituts »’, J.-L. Rocher avait introduit sa communication au colloque international organisé par l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (A.U.P.E.L.F.) à Genève en 1965 par un raisonnement ab absurdo :

‘« On peut se demander si l’éclosion de bibliothèques spécialisées au sein même de l’université ne désigne pas la voie à suivre et s’il ne convient pas de supprimer la bibliothèque générale. Dans une telle perspective, entre quelles bibliothèques spécialisées faudrait-il répartir ses collections ?... Quels seraient les rapports entre les bibliothèques dont les fonds respectifs seraient complémentaires ? Quels publics y seraient admis ?... »’

L’objet de ce raisonnement n’était nullement de proposer la suppression de la bibliothèque dite ici « générale », mais seulement de faire apparaître les problèmes de coordination et de fonctionnement que cette suppression entraînerait. Il débouchait donc sur une tentative de définition du rôle de la bibliothèque universitaire par rapport à celui des bibliothèques spécialisées.

‘« Le rôle de la bibliothèque universitaire est alors de se placer dans la perspective de l’unité de la recherche, de faciliter les rencontres et les passages d’une discipline à l’autre. Elle peut d’abord être un centre d’orientation, instruit de l’activité et des fonds des bibliothèques spécialisées : les catalogues collectifs d’ouvrages et de périodiques, déjà entrepris par les bibliothèques universitaires, sont des instruments de travail précieux dont il faut souhaiter l’extension... Mais aussi, la bibliothèque universitaire s’acquittera de son rôle, en offrant aux chercheurs les instruments de travail communs à plusieurs disciplines et, dans chaque discipline, ceux qui représentent les éléments de base : ouvrages de référence, périodiques importants, synthèses, monographies d’actualité... » 445

Après seulement quatre années, il apparaissait donc que la stratégie consistant à concurrencer les bibliothèques d’instituts et de laboratoires n’avait pas produit les résultats escomptés, et qu’il fallait définir pour la bibliothèque universitaire un rôle plus modeste de coordination. Selon toute apparence, en effet, la croissance des bibliothèques spécialisées n’avait pas été arrêtée par l’existence des secteurs spécialisés du second niveau des bibliothèques universitaires, et ceux-ci connaissaient même des difficultés pour trouver un public.

Notes
441.

Dès les journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1961, l’un des participants, Maurice Piquard, ancien administrateur de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, avait demandé qu’une place plus importante fût faite à la collaboration entre la bibliothèque universitaire et les bibliothèques spécialisées. Jeanne Giraud, bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire de Poitiers, était aussi intervenue en ce sens. « La création de sections scientifiques dans les bibliothèques universitaires conduit à établir un parallèle entre ces sections et les actuelles bibliothèques d’instituts. Le fait que les bibliothèques d’instituts se créent spontanément - parfois avec de gros moyens... - pourrait prouver qu’elles répondent à un besoin. Ainsi à Poitiers, les bibliothèques de l’institut des lettres et du centre d’études médiévales ont été créées récemment alors que la bibliothèque universitaire possédait des fonds importants sur les mêmes matières. M. Piquard pense qu’il faut envisager une liaison étroite entre les bibliothèques d’instituts et la bibliothèque universitaire. » Cette question était l’une de celles qui préoccupaient le plus les bibliothécaires, comme le montre le nombre des interventions. « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 78-79.

442.

Les interventions sur ce sujet de P. Lelièvre figurent dans « Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 19, 20, 21 décembre 1955, compte rendu » dans Les Bibliothèques et l’université, 1955, op. cit., p. 180-181 et p. 217, et dans « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », op. cit., p. 219.

443.

« Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 59 (intervention de J. Cain) et p. 78-79 (plusieurs interventions, notamment celles de J. Giraud (Poitiers) M. Piquard (Paris) et J. Mironneau (Besançon).

444.

Sur la permanence des solutions envisagées, cf. P. Poindron, « Rapport de synthèse [sur le thème ; évolution des structures des bibliothèques] » dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit., p. 28-30 ; P. Poindron, « Les Bibliothèques universitaires françaises et la politique de la direction des bibliothèques » dans Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, op. cit., p. 59 et p. 61.

445.

J.-L. Rocher, « Communication » dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit., p. 33-34. Ce type de raisonnement a été repris par P. Poindron : « Il se peut que certains professeurs estiment que la bibliothèque [universitaire] centrale est un organisme inutile, mais je suis persuadé que si elle n’existait pas, il faudrait la créer, ne serait-ce, au minimum, que comme organe de coordination ». P. Poindron, « Rapport de synthèse [sur le thème : évolution des structures des bibliothèques] » dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit., p. 28. Cf. aussi : « S’il n’y avait pas de bibliothèque universitaire, est-ce que la solution serait satisfaisante ? Personnellement, je ne le crois pas. On s’apercevrait que des disciplines seraient bien servies, cependant que d’autres ne le seraient pas, et qu’il y aurait des lacunes... De toutes façons, dans un système quel qu’il soit il faut un organe coordonnateur... Je crois que, dans la plupart des cas, pour la plupart de nos pays, c’est la bibliothèque universitaire qui peut jouer ce rôle. » P. Poindron, « Rapport final » dans Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, op. cit., p. 156-157. Dans la forme, ce type d’argument exprimait une position défensive assez éloignée des positions initiales et conquérantes de 1961. Sur le fond, il est clair qu’en assignant aux bibliothèques universitaires un rôle de documentation générale et d’orientation vers les ressources documentaires des bibliothèques spécialisées, on reconnaissait à la fois l’existence et le rôle de celles-ci.