B. Conception générale du dispositif de la documentation universitaire

Une conception générale du dispositif constitué par l’ensemble des sections et la bibliothèque centrale d’une bibliothèque universitaire n’a pas été formulée par les textes qui ont institué la réforme du début des années 1960. Ces textes ont décrit en détail le niveau de la section quand il s’agissait d’une section nouvelle ou transférée de droit, de lettres ou de sciences, mais ils n’ont pas considéré un niveau plus global, et ont laissé subsister plusieurs lacunes. En particulier, ni la notion de section, ni la notion complémentaire de bibliothèque centrale n’ont été définies explicitement, et les attributions de ces structures n’ont pas été précisées. On note des hésitations de langage révélatrices entre bibliothèque universitaire et section, ainsi l’emploi de l’expression « section centrale », qui témoigne d’une confusion entre services centraux de la bibliothèque universitaire et bâtiment de la section dans laquelle ces services sont installés. Pour désigner certaines sections droit et lettres regroupées dans un même bâtiment, on a utilisé tantôt l’appellation de section droit-lettres (par exemple à Amiens), tantôt celles de section droit et de section lettres (à Bordeaux et Grenoble). Ces incertitudes sont révélatrices de la difficulté d’une analyse qui n’a été tentée que tardivement (en 1976), et qui n’a pas levé toutes les incertitudes. Cependant, dans un rapport de juillet 1962 sur les bibliothèques des collèges universitaires de Brest (alors rattachés à la bibliothèque universitaire de Rennes), le directeur de cette bibliothèque, J. Sansen, avait fait une intéressante mise au point :

‘« Le chef du service... n’appartient à aucune section, son rôle étant au contraire de maintenir l’équilibre et l’unité entre les diverses parties de l’établissement. Il ne dirige de façon immédiate que les services généraux, qui sont placés matériellement dans le même bâtiment que l’une des sections, mais restent distincts de celle-ci. »’

Il y avait dans cette distinction le début d’une définition plus satisfaisante du rôle de la bibliothèque centrale. 446

Sur le plan réglementaire, le statut des instructions du 20 juin 1962 est ambigu. On peut supposer qu’elles abolissent implicitement, pour les sections qu’elles concernent, les instructions du 4 mai 1878 et, a contrario, que ces dernières instructions continuent de s’appliquer dans les autres sections, et peut-être aussi dans les sections nouvelles ou transférées pour les aspects du fonctionnement qui ne sont pas traités par les instructions de 1962. Dans la pratique, les instructions de 1962 ont parfois été appliquées dans des sections qu’elles ne concernaient pas, comme à Lyon droit-lettres ou à Montpellier pharmacie. Elles ont été adaptées ou modifiées dans d’autres bibliothèques, et ignorées en partie dans des sections mises en service à la fin des années 1960, comme à la section lettres et sciences humaines de Bron-Parilly de la bibliothèque universitaire de Lyon.

Le fait de n’avoir décrit en détail que le fonctionnement des sections nouvelles ou transférées, et de n’avoir donné aucune indication ni sur la bibliothèque centrale (notion qui n’apparaît pas dégagée au moment des journées d’étude de 1961, ni même en 1965), ni sur le fonctionnement d’ensemble d’un dispositif devenu bien plus complexe du fait de la déconcentration des collections et des services bibliothéconomiques, est un indice supplémentaire à la fois de la sous-estimation des questions d’organisation et de la persistance d’une illusion. Cette illusion était celle que le changement de dimension dans la déconcentration des collections et des services n’introduisait pas de changement dans la nature de l’ensemble du dispositif, et qu’il était superflu de prévoir des mesures de coordination plus importantes que par le passé. L’absence d’instructions en ce sens a certainement pu être interprétée comme une incitation à l’adoption d’un mode de fonctionnement identique à celui de la période précédente, dans lequel chaque section assurait elle-même l’ensemble des opérations bibliothéconomiques pour son propre compte.

On peut ranger parmi les lacunes de la conception du dispositif de la documentation universitaire le fait, qui résulte aussi de la situation institutionnelle de la direction des bibliothèques et du choix d’une stratégie, d’avoir laissé complètement en dehors de la réforme des bibliothèques universitaires tout rapprochement et toute coordination avec les bibliothèques des instituts et des laboratoires. Objectivement, ce rapprochement aurait pu être favorisé par l’évolution des bibliothèques universitaires vers une plus grande spécialisation. On doit cependant constater que la méfiance à l’égard de ces bibliothèques a prévalu, et que toute forme de coopération avec elles a été remise à plus tard. Dans l’immédiat, les bibliothèques universitaires proposaient leur second niveau comme un dispositif documentaire en concurrence directe avec des bibliothèques spécialisées organisées au niveau des départements d’une faculté. 447

Des conceptions plus globales du dispositif de la documentation universitaire n’apparurent que progressivement. On en trouve un exemple assez élaboré dans un document d’origine syndicale de 1964, qui prévoyait, à l’échelon académique, cinq types de bibliothèques : une bibliothèque universitaire centrale à deux niveaux, placée auprès de la faculté des lettres, et comprenant des annexes spécialisées correspondant aux sections dans les autres facultés ; des bibliothèques spécialisées d’instituts, de départements scientifiques ou de laboratoires à l’usage des professeurs et des chercheurs ; des bibliothèques de salles d’étude avec usuels et manuels pour les étudiants ; des bibliothèques de prêt pour les étudiants dans chaque faculté ou ensemble universitaire ; et dans les collèges universitaires, une bibliothèque centrale pour les besoins des professeurs et des étudiants. La bibliothèque centrale et les sections pouvaient jouer auprès des bibliothèques d’instituts, de départements et de laboratoire, placées sous la responsabilité de composantes de l’université, un rôle d’assistance technique ; les bibliothèques de prêt et de consultation pour étudiants devaient dépendre de la direction des bibliothèques. Ce projet constitue la seule « contre-proposition » formulée à l’époque de la réforme des bibliothèques universitaires. Il prenait acte des résultats déjà obtenus, notamment en matière de construction de bibliothèques, et proposait des développements supplémentaires intéressants sur le plan documentaire, y compris la prise en considération des bibliothèques spécialisées des universités et la coopération avec d’autres types de bibliothèques. Sur le plan institutionnel, ces propositions dépassaient les compétences de la direction des bibliothèques, et sur le plan technique, la complexité du dispositif proposé aurait rendu sa coordination difficile. 448

L’article de J.-L. Rocher sur la section sciences de la bibliothèque universitaire de Lyon, publié en 1970, présente à certains égards le caractère d’un bilan de l’application des instructions du 20 juin 1962. On peut y discerner l’ébauche d’un dispositif documentaire mieux intégré dans l’université, sous la forme d’une proposition en vue de la création de salles de travail pour les étudiants à l’intérieur des locaux d’enseignement.

‘« La question préalable est de savoir si les besoins des étudiants de premier cycle ne seraient pas mieux satisfaits par des salles de travail dans les unités d’enseignement et de recherche, au moins pour leurs travaux habituels. La bibliothèque organiserait une salle pluridisciplinaire correspondant à des besoins de base permanents et permettant une prise de contact avec “la grande bibliothèque”. Surtout elle développerait la salle de bibliographie et l’initiation à la recherche documentaire ainsi que la salle des périodiques. Ces salles constitueraient une transition vers le niveau chercheurs. » 449

Néanmoins, ce n’est pas avant 1975 que fut présenté un projet d’organisation documentaire plus globale pour répondre aux besoins des utilisateurs universitaires. A cette date, cependant, la période des constructions de bibliothèques universitaires était proche de sa fin, et cette description présentait essentiellement l’intérêt de tirer les leçons des insuffisances du dispositif qui avait été précédemment mis en place. Centré sur les bibliothèques universitaires de province, ce projet, résultant de discussions qui avaient eu lieu au sein de l’Amicale des directeurs de bibliothèques universitaires, fondée en 1971, et de l’Association des ancien élèves de l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires (A.E.N.S.B.), prévoyait un véritable réseau de bibliothèques à plusieurs niveaux. Des « bibliothèques d’enseignement de première intervention » devaient être intégrées aux bâtiments d’enseignement ; de petite taille (cent à cent cinquante places), elles devaient donc être relativement nombreuses ; leur gestion devait être assurée par un agent de la bibliothèque universitaire. Au niveau supérieur, la section, promue au rôle de bibliothèque centrale de campus, aurait réuni des collections plus spécialisées et des services la situant « à la charnière de la recherche », notamment catalogues collectifs et prêt entre bibliothèques. Elle aurait été chargée du traitement des documents déposés dans les bibliothèques de première intervention, et aurait recueilli les collections retirées de ces bibliothèques. Une bibliothèque centrale était explicitement prévue, sous le nom de « services centraux de la B.U. » ; elle devait être chargée de fonctions administratives, techniques et de coordination des acquisitions entre les sections. S’ajoutaient à ce dispositif des bibliothèques de conservation, au niveau de la région ou de l’académie, des bibliothèques interrégionales chargées d’une fonction de documentation approfondie dans certaines disciplines, et des bibliothèques nationales de prêt par spécialité. Il est intéressant de remarquer que ce projet avançait à nouveau l’idée de bibliothèques spécialisées pour le prêt entre bibliothèques, et préconisait une structure en réseau à l’échelon des campus (distinction entre une bibliothèque centrale de campus, chargée du traitement des documents, et des points de desserte du public étudiant proches des locaux d’enseignement), mais aussi au niveau national. A la différence des propositions syndicales de 1964, ce projet ne mentionnait les bibliothèques spécialisées des instituts et des laboratoires que pour les considérer comme « en dehors du schéma présenté », fidèle en cela à l’orientation qui avait prévalu lors de la réforme des bibliothèques universitaires quatorze ans auparavant. La coordination des bibliothèques à vocation de recherche d’un même campus était donc négligée, au profit du développement des bibliothèques destinées aux étudiants et des organes de coordination régionaux et nationaux. Cette étude générale et l’article de J.-L. Rocher de 1970 ont formulé implicitement certaines critiques à l’égard du dispositif qui avait été mis en place par les instructions du 20 juin 1962. 450

Les services de documentation universitaire ne constituaient pas, en principe, un ensemble isolé des services bibliographiques et de fourniture de documents qui travaillaient pour la recherche. Cependant, la coordination avec ces organismes, en particulier avec le centre de documentation du Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S.), présentait des difficultés encore supérieures à celles que rencontrait la coopération avec les bibliothèques d’instituts et de laboratoires. Aussi, malgré des assurances verbales en faveur de cette coopération, aucun accord ne fut négocié. Il apparut même que la direction des bibliothèques envisageait de constituer son propre réseau de fourniture de documents, mais elle n’eut ni la possibilité de le concevoir effectivement, ni les moyens de le réaliser. 451

En centrant toute son analyse des nouvelles bibliothèques universitaires sur l’organisation interne des sections nouvelles et transférées, la direction des bibliothèques avait négligé plusieurs dimensions essentielles de la documentation universitaire : celle de la bibliothèque universitaire dans son ensemble, celle de la coopération avec les bibliothèques d’instituts et de laboratoires, et celle des liens à établir avec les réseaux de fourniture de documents pour la recherche.

Notes
446.

En 1965, au colloque international sur les bibliothèques universitaires organisé par l’université de Liège, P. Poindron déclarait : « L’administration de la bibliothèque universitaire est rattachée à l’une des sections, généralement la section lettres, mais l’autorité du conservateur en chef... s’exerce sur l’ensemble de la bibliothèque universitaire, c’est-à-dire sur la bibliothèque que nous pourrions dire centrale, et sur toutes les sections, y compris sur les sections des collèges [universitaires], même s’ils ne sont pas dans la ville universitaire ». Un peu plus loin : « La bibliothèque universitaire a été conçue à deux niveaux » (il s’agissait en fait des sections nouvelles et transférées). P. Poindron, « Les Bibliothèques universitaires françaises et la politique de la direction des bibliothèques », op. cit., p. 53 et p. 57. Circulaire du 15 mars 1976 relative au rôle des conservateurs chargés de section, Bulletin des bibliothèques de France, t. 21, n° 5, mai 1976, p. 242-244. Citation de J. Sansen dans A.N., F 17 bis 15629, versement n° 771373, article 12 (juillet 1962).

447.

En 1961, certains participants aux journées d’étude des bibliothèques universitaires avaient plaidé en faveur d’une coopération avec les bibliothèques d’instituts et de laboratoires, notamment Maurice Piquard et Jeanne Giraud, mais ils n’avaient pas été entendus. P. Poindron, qui dirigeait alors les débats, avait invoqué une raison institutionnelle (« les problèmes relatifs aux instituts sont à étudier avec la direction de l’enseignement supérieur »), et estimé que « si la bibliothèque universitaire répond rapidement aux besoins des chercheurs, les instituts s’appuieront sur elle au lieu de la concurrencer ». « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 78-79. Il apparaissait donc que pour la direction des bibliothèques, la situation de concurrence résultait de l’existence même des bibliothèques d’instituts et de laboratoires, bien que ces bibliothèques eussent parfois pu se prévaloir d’une ancienneté aussi grande que celle des bibliothèques universitaires. En 1965, au colloque international de Genève, P. Poindron avait reconnu que « la réforme en cours des bibliothèques universitaires (avec ses sections et ses secteurs spécialisés à accès libre) laisse entier le problème des bibliothèques d’instituts et de laboratoires », ajoutant (ce qui constituait aussi un passage obligé des interventions sur ce thème) : « C’est certainement un problème dont la direction des bibliothèques et de la lecture publique devra reprendre l’étude avec la direction des enseignements supérieurs dans un proche avenir ». P. Poindron, « Rapport de synthèse [sur le thème : évolution des structures des bibliothèques] » dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit., p. 29-30. Cf aussi P. Poindron, « Les Bibliothèques universitaires françaises et la politique de la direction des bibliothèques », op. cit., p. 61.

448.

Mémorandum sur l’expansion nécessaire des bibliothèques dans l’université française... (Paris, 1964), p. 4-8.

449.

J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », op. cit., p. 568.

450.

G. Thirion, « Etude sur les B.U. et les bibliothèques d’U.E.R., propositions de restructuration » dans Les Bibliothèques universitaires et les autres organismes de documentation au sein de l’université, journée d’étude, Lyon, 22 février 1975 (Villeurbanne, 1975), p. 21-25.

451.

« L’enseignement supérieur est lié étroitement à la recherche ; il serait paradoxal que la bibliothèque universitaire, en province comme à Paris, se situât en dehors des réseaux de la documentation et de l’information. » « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 58 (intervention de J. Cain, qui, depuis 1939, s’était toujours montré favorable à un rapprochement des bibliothèques universitaires et des organismes de recherche scientifiques). A ces mêmes journées d’étude, P. Lelièvre traça le plan d’un réseau de fourniture de documents à distance qui ressemblait beaucoup, comme il le remarqua lui-même, à celui que proposait le centre de documentation du C.N.R.S. L’originalité de ce réseau, conçu comme un service d’appui aux bibliothèques universitaires, semble avoir été de fonctionner de manière spécifique au service des utilisateurs universitaires, alors que le centre de documentation du C.N.R.S. visait une clientèle plus large. Rien ne fut réalisé dans ce sens, et les conceptions gardaient un caractère très vague, comme en témoignent ces propos : « ...si nous lui disons [à un professeur imaginaire de collège scientifique universitaire] : “Tous les moyens d’information bibliographique, vous les aurez ; tous les articles dont vous aurez besoin vous seront fournis dans un délai extrêmement court, sous une forme qui reste à déterminer après examen des méthodes et surtout des techniques, des instruments et des machines dont on peut aujourd’hui disposer”, je crois que nous l’aurons mieux servi [que si nous avions opposé une fin de non-recevoir à ses demandes d’acquisitions] ». Ibid., p. 76.