D. Niveau de déconcentration des collections

Dans le cas de la constitution d’une section à partir des collections jusqu’alors indivises d’une bibliothèque universitaire encyclopédique, le parti adopté a été celui du transfert intégral des collections intéressant les disciplines couvertes par la section transférée, quelle que fût leur ancienneté. La question de l’opportunité du transfert des collections les plus anciennes, dont l’intérêt était principalement historique, ne semble pas avoir été soulevée. Certes, en procédant ainsi, on suivait un usage qui s’était établi depuis que des bibliothèques universitaires de province avaient été installées sur plusieurs sites. Un exemple prestigieux, celui de la section médecine de la bibliothèque universitaire de Montpellier, semblait pouvoir être invoqué pour justifier cette décision. Le même principe avait été suivi précédemment chaque fois qu’une section nouvelle s’était constituée par scission. Mais le nombre des sections à transférer aurait pu inciter à examiner cette question d’une manière différente.

Il aurait fallu pour cela que l’on eût une conception assez précise de ce que devaient être les fonctions d’une bibliothèque centrale, et que l’on eût inclus dans ces fonctions celle de la conservation des collections antérieures à une date donnée, par exemple 1811 (date généralement retenue comme terme de la production artisanale des imprimés). En transférant des livres anciens dans des bâtiments récents, on pouvait leur assurer éventuellement de meilleures conditions de conservation que dans un bâtiment ancien, mais leur dispersion rendait aussi plus difficile l’application de mesures adaptées à leur caractère particulier. La récupération et la conservation des documents vieillis auraient aussi pu être des fonctions de la bibliothèque centrale. Ces dernières fonctions n’ont pas été prévues autrement que par le retrait du libre accès et le classement en magasin à l’intérieur de chaque section, et, pour l’avenir, dans le cadre d’une extension classique des magasins de ces sections.

Bien que cette question ait un caractère relativement secondaire, en raison du nombre restreint de livres anciens dans la plupart des bibliothèques universitaires, la décision prise à cet égard témoigne à la fois du poids des usages suivis précédemment et reproduits à l’identique, et de l’absence de prise en considération d’autres critères que ceux du contenu des documents pour leur répartition.

Par une sorte de compensation à la dispersion des collections entre des bibliothèques universitaires plus nombreuses, dispersées sur le territoire et divisées en sections, était apparue la nécessité de mettre en place une politique documentaire nationale. Quelques idées ont été lancées en ce sens au début des années 1960, mais leur mise en oeuvre a été différée ou même durablement abandonnée. Aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de novembre-décembre 1961, P. Lelièvre présentait en ces termes un aspect de cette question :

‘« Pour y satisfaire [i.e. au besoin des chercheurs d’obtenir très vite le texte des articles qui les intéressent] il y a deux méthodes et il n’y en a que deux : l’une qui consisterait à doter toutes les bibliothèques, tous les laboratoires, tous les instituts de recherche d’un grand nombre d’ouvrages et de périodiques spécialisés. Solution ruineuse. La seconde méthode s’applique à constituer un réseau documentaire hiérarchisé et pourvu de multiples connexions pour fournir très vite la documentation souhaitée. Et c’est ici que la coordination et la coopération des bibliothèques deviennent indispensables. Mais cette coopération n’est réalisable que si des catalogues collectifs rigoureusement tenus à jour, des programmes d’acquisitions cohérents et enfin des services de reproduction adaptés aux missions qui sont les leurs peuvent être mis en place. Vous me direz : “Mais le C.N.R.S. le fait déjà.” Nous n’avons aucunement l’intention d’entrer en concurrence avec le C.N.R.S., lequel travaille pour une clientèle beaucoup plus large que la nôtre, avec notre collaboration d’ailleurs. Soyons-lui reconnaissants de ce qu’il fait, mais ne nous déchargeons pas sur lui d’une mission qui est la nôtre ; et la mission qui est la nôtre, c’est de fournir aux universitaires, dans le cadre universitaire, les instruments de travail dont ils ont besoin. » 454

Cette citation fait bien apparaître à la fois la conscience de la nécessité d’une politique documentaire nationale, et l’état d’impréparation dans lequel cette question était abordée, puisque la distinction entre cette politique et celle qui était conduite par le C.N.R.S. à travers son centre de documentation était encore incertaine, ou tout au moins à peine esquissée. Il y avait aussi une hésitation entre une politique centralisée, qui passait par la constitution d’une bibliothèque nationale de prêt, au moins pour les ouvrages et les périodiques de sciences exactes, et une politique décentralisée, reposant sur l’utilisation des collections des bibliothèques universitaires connues par le moyen de catalogues collectifs complets et à jour. En ne tranchant pas entre ces deux options fondamentales, la direction des bibliothèques donnait l’impression de poursuivre les deux objectifs à la fois. Sans que ces références fussent invoquées, le choix entre une politique centralisée ou décentralisée aurait pu s’appuyer sur des expériences conduites à l’étranger. La politique de centralisation était représentée, dans le domaine des sciences exactes, par la National lending library for science and technology britannique, installée à Boston Spa, alors que la politique de décentralisation avait été mise en oeuvre en Allemagne, au moyen d’un plan de partage des acquisitions connu sous le nom de Sondersammelgebietsplan et de la création de bibliothèques centrales spécialisées (zentrale Fachbibliotheken), à l’incitation de la Deutsche Forschungsgemeinschaft. 455

A cette question de la politique documentaire nationale était étroitement liée celle d’une politique de reproduction des documents en vue de leur diffusion. On admettait en effet que la communication d’une reproduction devait, pour les chercheurs, se substituer au prêt du livre ou du périodique. 456

La reconnaissance du caractère rationnel d’une organisation en réseau pour la fourniture de documents ne fut pas suivie d’effet avant de nombreuses années : l’équipement en télex de certaines sections de bibliothèques universitaires date des années 1970. En 1980 furent mis en place des centres d’acquisition et de diffusion spécialisés par domaines scientifiques, les C.A.D.I.S.T., et en 1983 fut ouvert le catalogue collectif national des publications en série, qui fédérait plusieurs entreprises partielles des bibliothèques universitaires elles-mêmes. Entre temps, l’idée d’une bibliothèque nationale de prêt avait été abandonnée, et remplacée par celle d’un dispositif décentralisé, impliquant la participation de toutes les bibliothèques. Les principales réalisations en vue de l’organisation en réseau des bibliothèques universitaires n’ont donc vu le jour que longtemps après avoir été envisagées.

Notes
454.

« Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 75-76. Ces propos faisaient écho à un passage du document Bibliothèques universitaires, principes d’une réforme de structure : « La documentation scientifique est aujourd’hui très exigeante. Chaque chercheur a ou peut avoir besoin à un moment quelconque d’un périodique rare, d’un ouvrage de consultation exceptionnelle. La documentation mise à sa disposition doit être extrêmement étendue. Comme elle porte sur des milliers et des milliers de titres de périodiques, de collections et d’ouvrages, il ne peut être question de doter chaque collège scientifique universitaire, non plus que chaque faculté nouvelle, de l’ensemble des moyens d’information dont seules les bibliothèques, très anciennes ou très riches, peuvent disposer. Une structure bien articulée, fondée sur l’estimation des besoins de l’information courante et d’une certaine hiérarchie dans la documentation, est donc le complément indispensable de la constitution de ce réseau de bibliothèques universitaires, d’enseignement et de recherche, où chaque établissement ne sera pas isolé, mais où il sera en liaison bibliographique constante avec les établissements voisins plus importants, ou avec les grandes centrales d’information et de documentation que doivent constituer certaines bibliothèques parisiennes. » Op. cit., p. 4-5. Autres réflexions de même nature : « Les professeurs de sciences demandent partout des achats de périodiques de plus en plus nombreux. Sans doute faut-il envisager une bibliothèque centrale possédant de nombreux abonnements et un service de reproduction photographique semblable à celui du C.N.R.S.... Mais les professeurs ne veulent pas seulement des articles de périodiques qu’ils connaissent par les bibliographies et peuvent faire photographier ; ils veulent suivre ces périodiques pour leur information et sans savoir d’avance ce qu’ils y trouveront. » « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », op. cit., p. 225. Il apparaissait donc que l’existence d’une bibliothèque centrale chargée de fournir des reproductions d’articles scientifiques ne dispenserait nullement les bibliothèques de recevoir directement les périodiques les plus importants. L’expression de cette évidence montre que la question n’avait encore jamais été étudiée sérieusement, car il semble bien que cette remarque ait été le fait de l’un des participants à cette réunion et non de l’un des responsables de la direction des bibliothèques.

455.

P. Poindron, au colloque international de Liège sur les bibliothèques universitaires, avait cité, parmi les projets à l’étude en France « une planification des acquisitions à l’échelon national. Sur ce point, j’envie mes collègues d’Allemagne, mes collègues du Royaume-Uni, qui ont depuis longtemps une organisation à cet égard. Mais il est certain que, ...pour les mêmes raisons que celles que j’ai indiquées tout à l’heure, qui sont celles de l’accroissement du nombre des bibliothèques et de la nécessité d’un réseau coordonné de ces bibliothèques, il nous faudra arriver à une planification très précise des acquisitions. » P. Poindron, « Les Bibliothèques universitaires françaises et la politique de la direction des bibliothèques », op. cit., p. 59. Sur la National lending library for science and technology, cf. D.J. Urquhart, « The National lending library for science and technology », The Journal of documentation, t. 13, 1957, p. 13-21 ; V. Tortzen, « The National lending library for science and technology, Boston Spa, Yorkshire, England », Libri, t. 13, 1963-1964, p. 118-126 ; K. Garside, « Les Relations entre les bibliothèques universitaires du Royaume-Uni et le “University grants committee” », op. cit., p. 106-114. Sur la coordination des acquisitions dans les bibliothèques d’étude et de recherche de l’Allemagne fédérale, cf. notamment G. von Busse, « Le Plan de coopération dans les acquisitions des bibliothèques scientifiques de la République fédérale allemande », Bulletin des bibliothèques de France, t. 7, n° 6, juin 1962, p. 301-315 ; G. von Busse, « Les Bibliothèques universitaires de la République fédérale d’Allemagne et la Deutsche Forschungsgemeinschaft » dans Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, op. cit., p. 118-122 ; D. Oertel, « Coordination des acquisitions des bibliothèques scientifiques dans la République fédérale d’Allemagne », Bulletin de l’UNESCO à l’intention des bibliothèques, t. 17, 1963, p. 306-311 ; D. Oertel, « Tâches et entreprises communes des bibliothèques d’études de la République fédérale allemande », Bulletin des bibliothèques de France, t. 14, n° 3, mars 1969, p. 95-104.

456.

« La communication directe du livre ou du fascicule de périodique n’est plus, aujourd’hui, qu’une forme anachronique de coopération ; la communication du microfilm, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, n’est déjà plus exactement adaptée. Il n’est pas possible, dans les limites d’un rapport comme celui-ci, de tenter une description détaillée des techniques de communication et de reproduction - sans parler des techniques de sélection qui peuvent être aujourd’hui mises en oeuvre. Une étude approfondie de ces questions est en cours. L’apparition, sur le marché, de machines nouvelles peut en modifier sensiblement les données. Disons simplement qu’un réseau de “télex”, un équipement de machines à reproduire permettront, à partir de centrales d’information bibliographique en liaison permanente avec les bibliothèques universitaires parisiennes, la diffusion rapide de documents de tous ordres que chaque bibliothèque provinciale ne peut espérer posséder. Bien entendu, pour être efficace en ce domaine, il faut se fixer pour objectif un délai très court, aussi bien pour la recherche que pour la communication. Si coûteux que puisse paraître un équipement complet et bien articulé de services d’information, cet investissement sera certainement rentable et il sera, d’autre part, générateur d’économies considérables. » Bibliothèques universitaires, principes d’une réforme de structure, op. cit., p. 5.