G. Règles de traitement et de classement des documents

Les instructions du 20 juin 1962 contiennent un ensemble de prescriptions techniques relatives au traitement des monographies et au classement des monographies et des périodiques. Ces prescriptions, qui se substituaient aux règles antérieures dans les sections concernées par la réforme, jouaient toutes dans le sens d’un alourdissement des procédures de traitement.

Ainsi, l’inventaire unique par catégorie de documents était remplacé par plusieurs inventaires par catégorie, le critère distinctif étant constitué par le contenu des documents. Plus importante était la nécessité d’une double indexation des monographies. L’indexation étant la partie la plus longue du traitement des documents, celui-ci s’en trouvait notablement allongé. L’utilisation des tables de la classification décimale universelle était peu familière pour les bibliothécaires français, et beaucoup en ont découvert l’utilisation sinon l’existence à l’occasion de la réforme de 1962. Cela rendait problématique la diffusion de ce nouveau mode d’indexation, dont les tables, de surcroît, n’étaient pas traduites intégralement en français. Cependant, aucune directive détaillée ne fut donnée pour leur utilisation. Il semble raisonnable d’admettre que l’instauration d’un double système d’indexation dans ces conditions conduisait à un temps de traitement par monographie majoré de 30 à 40 pour cent, mais cette estimation n’a jamais été faite officiellement, ni avant ni après les réformes. 472

Cette double indexation conduisait à la création d’un catalogue par sujets supplémentaire, le catalogue systématique, dans lequel les fiches étaient classées dans l’ordre des indices de la classification décimale universelle. Ces indices exprimaient, comme les vedettes matière, les sujets des documents, mais sous une forme numérique codée, qui rendait l’usage de ce catalogue par les utilisateurs très difficile et hautement improbable, bien qu’il dût comporter un index alphabétique des sujets représentés dans le catalogue, pour donner l’équivalent en C.D.U. de ces sujets. Les partisans des classifications systématiques, parmi lesquels Paule Salvan, réussirent cependant à imposer ce catalogue, qui ne connut jamais qu’une utilisation épisodique. Ce choix malheureux peut s’expliquer par le fait qu’un tel catalogue pouvait sembler concilier l’attachement des bibliothécaires à l’ancien catalogue « méthodique », abandonné en principe depuis la fin de 1951, et une apparence moderne en raison de l’expression des notions au moyen d’indices numériques. 473

Le classement des monographies reposait sur la distinction entre les documents en libre accès, qui recevaient une cote tirée de la classification décimale universelle, et les documents en magasins, classés dans l’ordre de leur arrivée à l’intérieur de grandes disciplines symbolisées par des lettres ou des groupes de lettres. Cette dualité de classement impliquait que le passage d’une salle de lecture au magasin entraînait la modification de la cote sur toutes les fiches correspondant à ce document. Il en allait de même si le document devait être classé à un autre endroit que celui qui avait d’abord été prévu pour lui. Toutes les conditions avaient donc été réunies pour un alourdissement sans précédent (mais jamais mesuré précisément ni même reconnu) de toutes les opérations de traitement des documents. Dans une certaine mesure, cela était la conséquence de l’objectif de la direction des bibliothèques de classer les documents par sujets. Mais pour parvenir à ce résultat, il n’était sans doute pas nécessaire d’instituer deux systèmes de classement ni deux méthodes d’indexation. 474

Les bibliothèques universitaires de province du début des années 1960 étaient débordées par le travail de traitement des documents, et des retards de plusieurs mois, voire de plus d’un an n’étaient pas exceptionnels. Ces retards étaient l’effet conjugué de l’augmentation des acquisitions, permise par la croissance des subventions, et de l’alourdissement des opérations de traitement. Aucune compensation de cet alourdissement ne pouvait être attendue de la simplification du catalogage, que les bibliothécaires français ne semblent pas avoir pratiquée, à la différence de leurs collègues anglo-saxons, ni du côté des services au public, qui absorbaient aussi une part croissante de l’activité du personnel, surtout dans les nouveaux bâtiments. Le libre accès posait aussi des problèmes spécifiques de classement, en raison du mode de classement complexe des cotes de la classification décimale universelle, et de la difficulté de maintenir l’ordre des documents. Les rapports d’activité des bibliothèques universitaires font état de ces difficultés, et proposent généralement comme remède l’augmentation massive des effectifs de certaines catégories de personnel, en particulier les dactylographes pour la réalisation des fiches de catalogue. 475

Dans le dispositif tel qu’il avait été conçu, le personnel des bibliothèques universitaires devait faire face à des tâches plus nombreuses, plus complexes et différentes de celles qu’il accomplissait jusqu’alors. En l’absence de stages organisés, la formation aux nouvelles méthodes de travail se faisait alors « sur le tas », d’où l’impatience avec laquelle étaient attendus les jeunes bibliothécaires, qui pourraient initier le personnel à l’utilisation de la classification décimale universelle, par exemple. La complexification des opérations résultait, dans une certaine mesure, des options qui avaient été prises au départ, et qui étaient cohérentes avec l’objectif de mieux prendre en considération le contenu des documents. Mais un niveau plus modeste de complexité aurait pu être prescrit pour une partie de ces opérations ; celles qui présentaient, pour le personnel en fonctions, les plus grandes difficultés, auraient pu faire l’objet de directives plus détaillées ; et il aurait été nécessaire de chiffrer aussi précisément que possible le temps de traitement supplémentaire nécessité par les opérations ajoutées. On rencontre ici l’un des aspects les plus surprenants de la réforme des bibliothèques universitaires des années 1960 : ses conséquences n’ont jamais été chiffrées. On peut penser que, si elles l’avaient été, la question de l’alternative entre des services techniques déconcentrés ou non aurait pu être posée dans des conditions très différentes. On note aussi que les décisions prises faisaient de l’augmentation indéfinie des moyens la seule variable d’ajustement pour faire face à l’augmentation attendue de l’activité. Tout ce qui touchait à la « productivité » des bibliothèques a été traité avec une légèreté surprenante, sous la forme d’admonestations vagues au cours des journées d’étude de novembre-décembre 1961, admonestations dont on supposait apparemment qu’elles permettraient à elles seules le « grand bond en avant » des bibliothèques universitaires. 476

L’analyse critique du modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires de province fait donc apparaître des aspects dont la cohérence avec les objectifs de la réforme est insuffisante, et des éléments dont le caractère rationnel est contestable. En ce qui concerne la cohérence avec les objectifs, on a noté que n’ont pas été retenues certaines options qui auraient permis de renforcer l’unité de la bibliothèque universitaire, que la direction des bibliothèques n’a considérée que sous un aspect institutionnel. Ces options sont celles d’une définition du rôle de la bibliothèque centrale, dans le sens de la conservation des collections anciennes et des documents vieillis retirés du libre accès dans les sections, et dans le sens de la mise en place de services communs à l’ensemble des sections, principalement pour les acquisitions et pour le traitement des documents. L’insuffisance des services bibliothéconomiques communs aux différentes sections, que ce soit au niveau local pour les acquisitions ou au niveau national pour le traitement des documents, constitue un élément criticable aussi bien du point de vue de la cohérence que du caractère rationnel de l’organisation, puisque ce mode d’organisation très déconcentré induisait nécessairement des coûts supplémentaires importants bien que non apparents. Enfin, l’organisation technique résultant des prescriptions relatives au traitement des documents nous est apparue comme inutilement complexe, et de nature à renforcer encore l’accroissement des charges résultant de la déconcentration des services intérieurs ou techniques.

Ces particularités du modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires de province conduisent à s’interroger sur les causes qui ont permis son adoption, et sur les conséquences de celle-ci.

Notes
472.

Le compte rendu des « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 » a cité certaines éditions alors disponibles des tables de la classification décimale universelle. A côté d’éditions en allemand et en anglais, on trouvait une édition abrégée française de 1958 et une édition abrégée trilingue (allemand-anglais-français) de la même année. Ces éditions abrégées étaient d’un faible secours pour la détermination d’indices exprimant des sujets complexes, et aucune traduction intégrale des tables en français n’était alors prévue ; les indications données au cours de l’une des séances de ces journées d’étude avaient nécessairement eu un caractère très sommaire. La familiarité avec les tables de la classification, sujettes à des révisions régulières, devait s’accompagner du suivi de ces modifications à travers une publication en langue anglaise, Extensions and corrections to the U.D.C. La demande d’un participant, N. Richter, pour que des stages de formation fussent organisés ne fut pas suivie d’effet, mais par la voix de P. Salvan, la direction des bibliothèques considérait que « les bibliothèques universitaires nouvelles devront... accueillir des stagiaires et contribuer à la formation du personnel appelé à utiliser la C.D.U. ». La rédaction d’un guide élémentaire de la classification à l’usage des lecteurs avait également été suggérée, sans que la direction des bibliothèques proposât de s’impliquer dans sa rédaction. Op. cit., p. 226-228.

473.

Le congrès national de l’Association des bibliothécaires français, tenu à Clermont-Ferrand en mai 1968, a voté une motion relative à l’utilisation de la classification décimale universelle dans les bibliothèques universitaires : « Ayant constaté que cette application s’avère d’une très grande difficulté et donne lieu, suivant les bibliothèques, à des interprétations extrêmement variées, le congrès demande à M. Le directeur des bibliothèques et de la lecture publique, de la façon la plus instante, et de toute urgence, la création d’une commission nationale chargée de faire le point des expériences déjà faites et d’adapter la classification décimale universelle, dans le cadre de chaque discipline, aux nécessités de la recherche et de l’enseignement en France ». En réponse, la direction des bibliothèques s’engagea à procéder à une enquête et à mettre en place un groupe de travail. Bulletin d’informations, Association des bibliothécaires français, nouvelle série, n° 60, 3e trimestre 1968, p. 171. M. Audet s’est étonnée de l’adoption de ce système de classification : « Au dire des bibliothécaires français, la classification décimale universelle est fort complexe pour les bibliothécaires aussi bien que pour les lecteurs et une longue période d’apprentissage est nécessaire pour l’utilisation rationnelle des indices. Le travail de classification demande vraiment les services de bibliothécaires professionnels alors que l’ancien classement par format et ordre d’entrée ne demandait que les services de sous-bibliothécaires ou de commis de bureau. Les exigences de la C.D.U. sont plus grandes et gênent considérablement à un moment où la pénurie de bibliothécaires professionnels se fait sentir de façon si aiguë... On se demande sérieusement pourquoi la direction des bibliothèques a choisi la C.D.U. comme système national de classement pour les ouvrages en libre accès alors que la C.D.U. ne peut s’adapter avec facilité qu’à deux des quatre bibliothèques de sections [sciences et lettres] ». M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France, deuxième partie », op. cit., p. 35. J.-L. Rocher a noté que dans les salles du second niveau, « le libre accès est très apprécié, tandis que la classification décimale universelle l’est moins », ainsi que la faible utilisation du catalogue systématique. J.-L. Rocher, « La bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », op. cit., p. 555. Le choix de cette classification avait d’ailleurs été contesté, au nom de ses collègues, par un professeur de la faculté des sciences de Montpellier en 1962, mais la direction des bibliothèques avait alors dépêché Paule Salvan pour expliquer et soutenir le mode de classement envisagé. A.N., F 17 bis 16003, versement n° 770462, article 33, dossier 1961-1962 (Montpellier, service intérieur).

474.

« Il n’y a aucun rapport entre le classement des ouvrages en libre accès et le classement des ouvrages des magasins. Une conversion dans un sens ou dans l’autre nécessite un reclassement complet. » M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France, deuxième partie », op. cit., p. 35.

475.

Des retards importants de catalogage sont signalés dans les rapports d’activité de plusieurs bibliothèques universitaires, par exemple à Bordeaux en 1959-1960 : « Nous ne pouvons plus faire face aux entrées massives d’ouvrages et de périodiques qui viennent s’ajouter aux milliers de pièces en attente » (retard estimé à environ 6.000 titres) et en 1960-1961 ; à Poitiers en 1962-1963, « C’est avec regret que nous devons constater que pour les ouvrages nouvellement entrés, dont la statistique nous montre le chiffre élevé (4.450 volumes), le service du catalogage a été dans l’impossibilité d’aligner son rendement à l’abondance et à la rapidité de leur afflux ». A.N., F 17 bis 16003, versement n° 770462, article 33, dossier 1959-1960 (Bordeaux, service du public), article 35, dossier 1960-1961 (Bordeaux, service du public), article 33, dossier 1962-1963 (Poitiers, service intérieur). Le nombre insuffisant de dactylographes a été signalé à Lyon, Montpellier et Nancy. Des techniques de simplification du catalogage ont été utilisées dans les bibliothèques universitaires britanniques et américaines, selon M. F. Tauber, Technical services in libraries (New York, 1954), p. 114-115 et 124 et selon Report of the Committee on libraries, op. cit., p. 133. Mais la question des « niveaux » de catalogage n’a été traitée en France que dans les années 1970, et des pratiques de simplification spontanées du catalogage ne semblent pas avoir eu cours dans les bibliothèques universitaires françaises. Dans son article de 1970, J.-L. Rocher a souligné la lourdeur des opérations d’enregistrement et de maintenance des catalogues, qui avaient été multipliés dans les nouvelles sections. J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », op. cit., p. 559-560.

476.

Cf., notamment, « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 63-64 et p. 73.