II. Influence de conceptions bibliothéconomiques ou architecturales préalables

Les conceptions bibliothéconomiques préalables étaient évidemment celles des bibliothèques qui existaient avant le mouvement de division des bibliothèques universitaires en sections. En ce sens, cette explication n’est pas différente de celle qui a été avancée ci-dessus. Mais il existait aussi une conception dont P. Lelièvre s’était fait l’avocat aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955, et qu’il avait rappelée dans l’une de ses interventions aux journées d’étude des bibliothèques scientifiques de janvier 1961. Selon cette conception, une bibliothèque universitaire devait constituer « un organisme complet ». Il avait été conduit à développer cette conception en opposition à celle qui avait alors été avancée par Jean Wyart, directeur du centre de documentation du C.N.R.S., et qui prévoyait pour une bibliothèque centrale un rôle limité à la fourniture de documents à des bibliothèques spécialisées, et à la récupération des documents dont ces bibliothèques n’avaient plus l’usage. Le compte rendu des journées d’étude de 1955 a conservé la trace des échanges assez vifs qui eurent lieu à ce propos, dont nous rappelons quelques extraits significatifs :

‘« La bibliothèque comme simple dépôt, comme conservatoire de documents plus ou moins périmés, c’est là une conception déjà ancienne ; ce n’est pas la nôtre... Lorsque nous parlons de bibliothèque, nous n’entendons pas par là... un simple magasin de livres, mais un organisme complet... La bibliothèque universitaire ne saurait donc être une collection de laissés pour compte des laboratoires. » 477

Cette position réaffirmée par P. Lelièvre à plusieurs années de distance est-elle de nature à expliquer la forme d’organisation adoptée pour les bibliothèques universitaires organisées en sections ? Nous ne le pensons pas. Si ces propos insistent bien sur l’exigence que les bibliothèques universitaires constituent des « organismes complets », c’est en opposition avec une conception selon laquelle elles seraient réduites à un rôle de fourniture de documents sous la forme de dépôts dans des bibliothèques spécialisées et de récupération de ces documents après leur période d’utilisation. Par rapport à cette conception réductrice, P. Lelièvre soutenait que les bibliothèques universitaires devaient aussi avoir un rôle scientifique, notamment au niveau des acquisitions, mais aussi sans doute par l’organisation de services de renseignements. Il nous semble donc que la conception exposée en 1955 et en 1961 n’était nullement incompatible avec une autre forme d’organisation des bibliothèques universitaires déconcentrées, qui aurait regroupé dans des services centraux les principales fonctions techniques, et qui aurait conféré aux sections des fonctions orientées vers les services au public. Ces services auraient comporté en effet des fonctions de caractère scientifique, comme le choix des acquisitions et les renseignements bibliographiques, qui n’auraient pas permis de les assimiler à de simples dépôts de documents.

En revanche, il est à présumer que les positions prises par P. Lelièvre en 1955 et en 1961, peut-être confirmées par les difficultés éprouvées au début des années 1960 par certaines bibliothèques universitaires pour récupérer les documents qu’elles avaient déposés dans des bibliothèques d’instituts, ont exercé une influence dans sa volonté de réduire le rôle des bibliothèques spécialisées au profit de celui des bibliothèques universitaires. Il s’agit probablement, comme nous l’avons mentionné, de l’un des éléments d’explication de la stratégie de concurrence avec les bibliothèques spécialisées retenue par la direction des bibliothèques. 478

Si des conceptions bibliothéconomiques antérieures ne semblent pas, en dehors de celles qui avaient été appliquées de façon empirique avant la réforme, avoir joué un rôle déterminant dans l’adoption du modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires de province, il en va différemment des conceptions architecturales. Nous avons déjà remarqué que, dans la période suivant la présentation de la réforme et les instructions du 20 juin 1962, la conception architecturale des nouvelles sections n’a été adaptée qu’en ce qui concerne leur organisation interne, et notamment la division en deux niveaux. Mais plusieurs éléments montrent que cette adaptation a eu un caractère limité. Dans les nouveaux bâtiments, des surfaces ont toujours été prévues pour les services intérieurs ou techniques, ce qui montre l’existence d’une option en faveur de la déconcentration de ces services au niveau de chaque section. Nous savons que cette option n’avait pas été discutée, ni choisie de préférence à d’autres possibles mais qu’elle s’est imposée d’une manière empirique, par le poids des usages antérieurs, et a été inscrite dans l’architecture des nouveaux bâtiments. Dans une conception différente, impliquant le regroupement des services intérieurs ou techniques, la conception des bâtiments aurait été plus différenciée que ce que l’on peut constater. Le regroupement de ces services dans une bibliothèque centrale d’assez grandes dimensions, contenant aussi des services administratifs, des ateliers, des magasins de stockage et des salles de lecture, aurait permis d’édifier des sections de surface plus réduite, dédiées principalement aux services au public, et contenant donc essentiellement des salles de lecture. Ces sections plus petites auraient aussi pu être plus nombreuses, et situées à différents endroits d’un même campus. Certes, il n’appartenait pas aux responsables des constructions d’imposer une conception innovante de l’organisation des bibliothèques universitaires. Mais ils auraient pu, à l’occasion des études préalables à l’édification de nouveaux bâtiments, s’interroger sur les conditions de leur fonctionnement, comme ils avaient su le faire, de leur propre initiative, dans la période où avaient été conçus des modèles de bâtiments adaptés à un fonctionnement plus rationnel des bibliothèques encyclopédiques.

Le fait que les mêmes bâtiments aient pu être utilisés successivement pour une bibliothèque dans son ensemble puis pour une section, comme ce fut le cas à Caen et à Dijon, montre que la conception architecturale d’une section n’était pas fondamentalement différente de celle d’une bibliothèque complète. Le fait que plusieurs sections ont été édifiées sur un même campus, à faible distance les unes des autres comme à Grenoble-Saint Martin d’Hères, sans que fussent prévus des services techniques communs dont le fonctionnement n’aurait présenté aucune difficulté logistique, montre que les conceptions architecturales n’ont été adaptées que superficiellement aux nouvelles conditions d’installation des bibliothèques universitaires. Avec d’autres, ces faits témoignent de l’application uniforme de formules dont l’adaptation aux nouvelles conditions de fonctionnement des bibliothèques universitaires n’a pas été vérifiée.

Il est frappant de constater que dans les documents de présentation de la réforme des bibliothèques universitaires, on passe le plus souvent sans transition de l’exposé des motifs (accroissement du nombre des étudiants et évolution de l’enseignement supérieur) à la conception architecturale des nouvelles bibliothèques, comme si celle-ci constituait en elle-même une réponse suffisante aux questions à résoudre, et sans que des conceptions organisationnelles précises, auxquelles doivent en principe s’adapter les conceptions architecturales, eussent été formulées. Selon nous, ce passage immédiat de considérations pédagogiques et scientifiques à des conceptions architecturales traduit la survalorisation de l’acte de bâtir et la sous-estimation des questions d’organisation, et notamment d’organisation des services intérieurs ou techniques, dans les conceptions de la direction des bibliothèques. 479

Il nous semble donc que la persistance des conceptions architecturales élaborées pendant la période précédant la réforme des bibliothèques universitaires a été l’un des éléments qui ont orienté ces bibliothèques vers une forme d’organisation peu adaptée à leur nouvelle situation. Ces choix architecturaux représentent aussi, avec la généralisation de formes d’organisation héritées de la période précédente, un aspect de ce que l’on peut appeler le « poids du passé » ou la persistance, dans des conditions nouvelles, de formes révolues. Ces survivances expliquent en partie l’adoption et la généralisation du modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires de province sous la forme que nous connaissons. Mais il faut aussi faire intervenir dans cette explication un aspect complémentaire : la difficulté à élaborer des formes d’organisation adaptées à un fonctionnement en réseau.

Notes
477.

« Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 19, 20, 21 décembre 1955, compte rendu », op. cit., p. 180. Cette position a été exprimée à nouveau par P. Lelièvre dans la conclusion de ces mêmes journées d’étude : « ...nous sommes très éloignés de l’opinion de ceux qui transformeraient volontiers la bibliothèque universitaire centrale en une sorte de magasin d’approvisionnement où chercheurs et professeurs viendraient puiser, pour leur commodité momentanée. Cette conception sommaire et désinvolte du rôle de la bibliothèque centrale existe. Elle n’ose pas toujours s’exprimer ouvertement et elle s’abrite volontiers derrière les nécessités supérieures du travail intellectuel. Les bibliothécaires ne sauraient s’y rallier ; ils sont conscients du fait que la bibliothèque est... un organisme complexe... un organisme qu’il n’est pas question d’amputer si l’on veut qu’il maintienne son activité et qu’il garde toute son efficacité ». Ibid., p. 217. Aux journées d’étude des bibliothèques scientifiques de janvier 1961, c’est sous une forme elliptique que la même position a été exprimée de nouveau au moyen d’une auto-citation : « ...la nécessité où nous sommes de répondre aux besoins de la recherche “plutôt que d’être considérés comme des intendants faisant des dépôts dans les instituts, ou comme des conservateurs inutiles” ». « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », op. cit., p. 219.

478.

Au début des années 1960, la bibliothèque universitaire de Grenoble connaissait encore des difficultés pour récupérer des documents déposés dans certains instituts de la faculté des sciences. A.N., F 17 bis 16005, versement n° 770462, article 35, dossier 1960-1961 (Grenoble, service du public). Une autre explication de la stratégie « offensive » adoptée par la direction des bibliothèques à l’égard des bibliothèques d’instituts pourrait être la conviction qui a été la sienne que la direction de l’enseignement supérieur avait la volonté de « mettre de l’ordre » dans ce dispositif. Au colloques internationaux de Genève et de Liège sur les bibliothèques universitaires en 1965, P. Poindron avançait encore l’idée que des discussions à ce sujet devraient être reprises avec la direction de l’enseignement supérieur. Il est évident que la direction des bibliothèques n’avait aucune compétence pour intervenir directement dans l’organisation de bibliothèques spécialisées relevant directement d’universités, de facultés, d’instituts ou de laboratoires. Mais elle a supposé à tort que la direction de l’enseignement supérieur, théoriquement compétente en ce domaine, aurait à la fois la volonté et le pouvoir d’intervenir sur une question qui n’avait jamais fait l’objet d’une réglementation contraignante. P. Poindron, « Rapport de synthèse [sur le thème : évolution des structures des bibliothèques] », dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit., p. 29-30 ; P. Poindron, « Les Bibliothèques universitaires françaises et la politique de la direction des bibliothèques », op. cit., p. 52, p. 59 et p. 61.

479.

Des exemples de ce raccourci probablement révélateur se trouvent dans « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », op. cit., p. 216 ; Bibliothèques universitaires, principes d’une réforme de structure, op. cit., p. 3 : « La réalisation de cette réforme implique tout d’abord l’élaboration d’un programme architectural très différent de celui qui a été, jusqu’alors, donné aux architectes. » ; « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 69 ; souligné par moi.