III. Absence de conceptions organisationnelles adaptées à un fonctionnement en réseau

Cette difficulté se situe dans le cadre d’une impréparation générale pour traiter les questions d’organisation que nous avons déjà relevée (cf. chapitre 7). Cette impréparation était rendue manifeste par l’absence au sein du service technique de la direction des bibliothèques, d’une équipe identifiée chargée de ces questions. Mais il semble qu’aient aussi fait défaut une documentation sur l’organisation des bibliothèques, et des méthodes d’analyse des opérations bibliothéconomiques.

Dans la période précédant la réforme des bibliothèques universitaires, les questions relatives à l’organisation des bibliothèques ont été considérées comme relevant à la fois du simple bon sens, et de la politique des constructions. Celle-ci s’appuyait en effet sur une représentation des fonctions d’une bibliothèque universitaire, et avait élaboré sur cette base des modèles de bâtiments adaptés à un fonctionnement plus rationnel. C’était en quelque sorte, dès ce moment, inverser l’ordre rationnel des étapes de la conception, mais cela ne prêtait pas encore à conséquence. Les responsables de la politique des constructions n’ont pas compétence, en principe, pour définir des règles d’organisation ; leur rôle est plutôt de concevoir, en relation avec les architectes et les bureaux d’étude, des bâtiments adaptés à un mode de fonctionnement préalablement défini. Tant qu’il s’est agi de construire des bâtiments de bibliothèques universitaires d’une conception traditionnelle bien que modernisée, cette confusion des rôles n’a pas présenté d’inconvénient majeur. Mais il en est allé différemment à partir du moment où des décisions ont été prises pour déconcentrer de manière radicale les collections et les services des bibliothèques universitaires.

Il était difficile, à des responsables ayant effectué toute leur carrière dans une administration centrale, d’avoir une perception concrète de ce que serait le fonctionnement de bibliothèques universitaires installées systématiquement sur plusieurs sites. Cela l’était presque autant pour les responsables de ces bibliothèques, y compris pour ceux qui étaient attentifs aux questions d’organisation.

Le manque de familiarité avec les publications étrangères sur l’organisation des bibliothèques, et sans doute aussi la difficulté à distinguer, dans l’analyse des fonctions d’une bibliothèque universitaire, ce qui relève des services intérieurs ou techniques et ce qui relève des services au public, expliquent en partie les insuffisances constatées dans les conceptions de l’organisation. Ces insuffisances se sont manifestées notamment dans une conception erronée, selon laquelle toutes les opérations de traitement des documents pouvaient bénéficier au même degré d’une spécialisation par sujets. Il est certain que cette spécialisation, ou tout au moins une certaine familiarité avec les disciplines dont relèvent les documents, est nécessaire à une opération comme l’indexation, qui consiste à exprimer le contenu d’un document dans un ou plusieurs langages documentaires. En revanche, la spécialisation ne présente qu’une utilité très réduite, si ce n’est nulle, pour une opération comme le catalogage ou description bibliographique. Il y a donc, dans le processus de traitement des documents, quelques opérations qui nécessitent une certaine capacité à apprécier le contenu des documents, et d’autres pour lesquelles cette capacité n’est pas requise. Si l’on analyse toutes les opérations bibliothéconomiques comme des opérations pour lesquelles une spécialisation dans les disciplines concernées est nécessaire ou utile, on est conduit à penser qu’il est logique de situer toutes ces opérations dans un lieu qui permette ou favorise cette spécialisation, c’est-à-dire soit dans une section, soit même dans un secteur à l’intérieur d’une section. Mais même en s’abstenant de soulever la question relative à la spécialisation des personnes chargées d’assurer ce travail, qui ne pouvait jamais résulter dans la pratique que d’un heureux hasard, on est alors conduit à confier arbitrairement des opérations qui ne requièrent pas de spécialisation par sujets à des équipes présumées spécialisées.

Il n’est pas possible, en l’absence d’études sur cette question, de savoir si le fait d’organiser une opération comme le catalogage en équipes spécialisées par sujets a des conséquences favorables, défavorables ou indifférentes sur le rendement quantitatif et qualitatif, par rapport à une organisation de la même opération qui ne tienne pas compte de la spécialisation. Mais d’autres critères doivent aussi être invoqués : une équipe unifiée de catalogage est mieux à même de réaliser un travail de qualité homogène et suivie que des équipes distinctes et installées dans des locaux différents ; la spécialisation des personnels dans une fonction technique est un facteur de qualité ; le résultat du travail de catalogage est la réalisation immédiate du catalogue collectif de la bibliothèque ; et tous les instruments de travail nécessaires sont concentrés en un seul lieu. Ces avantages disparaissent ou sont obtenus plus difficilement quand le travail de catalogage est réparti entre plusieurs équipes. 480

L’organisation des services d’une bibliothèque universitaire fait donc appel à la fois à des compétences scientifiques, essentiellement la capacité à apprécier le contenu des documents, et à des compétences techniques. Les compétences scientifiques sont normalement mises en oeuvre dans le cadre d’une spécialisation par sujets, qu’il s’agisse du choix des documents à acquérir, de l’indexation, de la cotation si celle-ci est fondée sur le contenu des documents, et des renseignements bibliographiques. Les compétences techniques ne nécessitent pas de spécialisation par sujets, mais plutôt une spécialisation technique dans des opérations comme les acquisitions, le catalogage ou la gestion des collections. Sur le plan de l’organisation des bibliothèques, ces distinctions peuvent se traduire par l’existence de services spécialisés par sujets pour les opérations en relation avec le contenu des documents, et de services spécialisés par fonctions techniques pour les opérations de cette nature. L’organisation des bibliothèques universitaires françaises de province résultant de la réforme du début des années 1960 a donné lieu à des expériences diverses. Celles-ci semblent cependant avoir été marquées par une surestimation de l’importance de la spécialisation par sujets, y compris pour des fonctions de caractère technique, et par une sous-estimation corrélative de l’utilité de la spécialisation technique. Cette analyse a pu avoir une influence sur les décisions qui ont placé les services intérieurs ou techniques dans chaque section ou même dans chaque secteur d’une bibliothèque universitaire.

A la bibliothèque universitaire de Grenoble, l’indexation des ouvrages de sciences a été confié en 1962-1963 à une bibliothécaire de formation scientifique. Le rapport d’activité indique que ‘« cette spécialisation hâte beaucoup les différentes opérations nécessaires à la mise à disposition du public des ouvrages entrés »’, ce qui est logique puisque l’indexation nécessite au moins une certaine familiarité avec le contenu des documents. Une expérience de plus grande portée a été réalisée à la bibliothèque universitaire de Lyon, où le traitement des documents, y compris le catalogage, a été confié à des équipes spécialisées dès 1959-1960. D’après le rapport d’activité, ‘« l’accoutumance de chacun des cartographes [= rédacteurs de fiches, chargés à la fois du catalogage et de l’indexation] à des disciplines précises doit permettre de rédiger la fiche avec une rapidité plus grande et un sens plus sûr de son utilisation scientifique ».’ Le passage de la spécialisation pour l’indexation à la spécialisation pour l’ensemble des opérations de traitement des documents, alors qu’elle n’est requise que pour une partie de ces opérations, est caractéristique de l’organisation du travail qui a prévalu pendant quelques années à la bibliothèque universitaire de Lyon, et qui a été ultérieurement abandonnée. 481

Les analyses qui ont conduit localement à ces décisions ont certainement été confortées par le fait que les instructions du 20 juin 1962 n’ont pris en considération que le niveau de chaque section, et ont complètement ignoré la notion de services bibliothéconomiques communs à plusieurs sections. La nouvelle organisation des bibliothèques universitaires déconcentrées a ainsi privilégié une organisation des opérations bibliothéconomiques par sujets, y compris pour les opérations dont l’organisation sous cette forme n’était pas pertinente. Une influence plus diffuse peut aussi être invoquée : les incitations répétées de la direction des bibliothèques pour que les bibliothèques universitaires se départissent de leur rôle passif de gestion des documents et assument pleinement leur fonction scientifique ont probablement eu pour conséquence la survalorisation de formes d’organisation fondées sur la spécialisation par sujets, et la dévalorisation corrélative d’autres formes d’organisation reposant sur la spécialisation technique. Cette diffusion d’un nouveau système de valeurs professionnelles apparaît dans les journées d’étude de 1961, comme dans les préoccupations qui ont présidé à la réorganisation des services de traitement des documents à la bibliothèque universitaire de Lyon dès l’année 1959-1960. 482

Il est juste de signaler que les documents de présentation de la réforme du début des années 1960 n’ont pas totalement ignoré les services de coopération entre bibliothèques, mais ont situé ceux-ci exclusivement au niveau national. Ces services sont d’ailleurs restés pour la plupart à l’état de projets, à l’exception du service d’information bibliographique. Ces textes n’ont jamais mentionné, en revanche, la possibilité de l’existence de services de coopération entre sections, au niveau d’une même bibliothèque universitaire, même si des recommandations générales ont été faites en faveur de la coordination des acquisitions.

Il semble donc que la difficulté à concevoir des services permettant le fonctionnement en réseau des bibliothèques universitaires se soit située essentiellement au niveau local, et que cette difficulté ait été liée à des facteurs idéologiques, conduisant à la sous-estimation de la spécialisation technique et à la surestimation de la spécialisation par sujets.

Notes
480.

Ces avantages en faveur d’une organisation centralisée des services de catalogage sont cités par M. Tauber, Technical services in libraries, op. cit., p.123-124. Tauber cite sur cette question plusieurs études américaines des années 1950.

481.

A.N. F 17 bis 16003, versement n° 770462, article 33, dossier 1962-1963 (Grenoble, service intérieur) ; ibid., dossier 1959-1960 (Lyon, service du public). Les motifs de l’abandon de ce mode d’organisation du travail à Lyon ont été exposés par J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », op. cit., p. 561 : « Dans l’ensemble il apparaît que la spécialisation par secteur doit demeurer au plan scientifique ; au plan technique, il est préférable d’adopter une spécialisation par fonction ou tâches techniques ».

482.

« M. Masson [inspecteur général des bibliothèques]... revient sur la distribution des tâches : au lieu d’affecter un bibliothécaire à un service particulier tel que les acquisitions, le catalogue, les périodiques, etc... n’est-il pas préférable de l’intéresser à l’ensemble des opérations (acquisitions, catalogue, classification, recherches, etc...) pour un domaine déterminé, comme par exemple la physique et la chimie. » « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 78.