I. Mise en cause de l’unité des bibliothèques universitaires

Ce résultat est paradoxal si l’on se souvient de l’importance que la direction des bibliothèques a attaché au maintien de l’unité institutionnelle des bibliothèques universitaires malgré leur nouvelle structure déconcentrée. Mais précisément, la direction des bibliothèques n’a considéré l’unité des bibliothèques universitaires que sous son aspect administratif. Elle a négligé tout ce qui aurait pu renforcer cette unité sur le plan opérationnel, en s’abstenant de prévoir la création de services bibliothéconomiques communs à l’ensemble des sections.

Cette perte d’unité s’est manifestée par le fait que chaque section a progressivement acquis une identité qui l’a amenée à constituer une bibliothèque à part. Chaque section a réalisé le catalogue de ses propres collections, mais il n’a presque jamais existé de catalogue collectif des monographies de toute la bibliothèque universitaire. Or le catalogue d’une bibliothèque, en dehors des aspects pratiques liés à son utilisation, a aussi une dimension symbolique. Diviser le catalogue d’une bibliothèque universitaire que l’on voulait unique en autant de catalogues que de sections, c’est faire savoir clairement qu’il n’y a plus de bibliothèque commune à toute l’université, mais seulement des bibliothèques de facultés. Ce résultat paradoxal était évidemment une conséquence du fait qu’il n’existait pas de service de catalogage commun à toutes les sections. Pour remédier à cette dispersion, on a quelquefois tenté d’organiser des échanges de fiches entre sections, sur des sujets présumés d’intérêt commun. Mais le résultat de ces opérations compliquées ne pouvait être que partiel et lacunaire. Bien que chaque section utilisât les mêmes normes de catalogage et, pour les sections droit, lettres et sciences, le même système de classification, chacune tendit, avec le temps, à y apporter ses propres interprétations et modifications, ce qui n’aurait pas été le cas au même degré s’il avait existé un service commun de traitement des documents. 487

Cette perte d’unité sur le plan bibliothéconomique s’est manifestée aussi sur le plan institutionnel. Le budget et les dotations en personnel de la bibliothèque universitaire restaient communs, mais la répartition de ces dotations entre les sections donnait lieu à des rivalités importantes, chaque responsable de section défendant, comme il était naturel, les intérêts de son service. Face à ces rivalités, il était difficile de faire prévaloir une politique d’ensemble de la bibliothèque universitaire. Celle-ci n’existait pas au niveau des acquisitions, qui étaient décidées dans chacune des sections. Au niveau des moyens, les arbitrages du directeur de la bibliothèques se fondaient sur la perception qu’il avait des priorités ou des besoins de chaque section. Ils étaient soumis à des influences venant aussi bien des responsables des sections que des professeurs que ceux-ci avaient su rallier à leurs vues. Les crédits d’équipement, qui étaient attribués au moment de la mise en service d’un nouveau bâtiment, et qui servaient en partie à l’achat de collections de base, venaient grossir les subventions de fonctionnement. Mais ils n’ont pas toujours été employés pour les sections auxquelles ils étaient destinés, et ces décisions ont quelquefois été justifiées au nom de l’unité de la bibliothèque universitaire.

Il a assez souvent été difficile de trouver, parmi le personnel de l’ancienne bibliothèque centrale, quand celle-ci a conservé ses locaux, des volontaires pour aller travailler dans les nouvelles sections, situées sur des campus de banlieue, mal aménagés et mal desservis par les transports en commun. Les nouvelles sections se sont donc ouvertes avec des équipes très limitées, qui ont été complétées au fur et à mesure des créations d’emplois. Avec le temps, cependant, le personnel des sections a considéré la section dans laquelle il était affecté comme son lieu de travail, et les autres sections comme des bibliothèques extérieures. La mobilité entre sections est devenue difficile, sauf en cas de demande des intéressés. Bien souvent, le personnel d’une section ne connaissait pas ses collègues des autres sections. Quelques responsables de bibliothèque universitaire avaient eu l’idée, pour maintenir un sentiment d’appartenance à la bibliothèque universitaire considérée comme un ensemble, d’organiser une journée annuelle, comportant des séances de travail et un repas en commun. Mais cette habitude s’est souvent perdue, et chaque section a fini par constituer, aux yeux de son personnel, une bibliothèque indépendante. Bien que l’unité institutionnelle de la bibliothèque universitaire eût été maintenue, en rappelant solennellement les textes de la fin du XIXe siècle qui l’avaient instituée, dans la réalité cette unité s’estompait rapidement sous l’action des forces centrifuges puissantes qui avaient été mises en oeuvre. Contre la réalité de ces forces, les textes invoqués et les incitations verbales à la coopération ne pouvaient opposer qu’une barrière fragile. Comme nous le verrons dans la quatrième partie, ces forces centrifuges ont été renforcées, après 1968, par la création dans les grandes agglomérations universitaires de plusieurs universités autonomes. 488

Notes
487.

L’absence de catalogues collectifs - à quelques exceptions près - dans les bibliothèques universitaires françaises divisées en sections, et l’inexistence de services centralisés de catalogage sont des caractéristiques qui ont retenu l’attention de M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France, deuxième partie », op. cit., p. 32 et p. 37.

488.

H. Comte, « Bibliothèques d’universités, les défis d’une mutation » dans Diriger une bibliothèque d’enseignement supérieur, sous la direction de B. Calenge, S. Delorme, J.-M. Salaün, R. Savard (Sainte Foy, Québec, 1995), p. 20.