II. Croissance des coûts de fonctionnement

Les coûts de fonctionnement ont fortement crû, en premier lieu, en raison de l’existence de bâtiments nouveaux aux surfaces importantes. P. Lelièvre avait annoncé que le coût de construction d’une bibliothèque à deux niveaux ne serait pas plus important que celui d’une bibliothèque répondant aux conceptions antérieures, mais il n’avait tenu compte que du coût de la construction. L’entretien de ces bâtiments nouveaux, nettement plus onéreux, pesait sur le budget de fonctionnement des bibliothèques universitaires. Des dépenses comme le chauffage, l’éclairage et le nettoyage sont donc venues concurrencer les acquisitions dans le budget des bibliothèques. Le caractère « incompressible » de ces dépenses a fini, avec le temps, par donner aux ressources consacrées aux acquisitions un caractère résiduel. Les nouveaux bâtiments, très nombreux, avaient souvent été construits avec des prix plafonds insuffisants pour leur assurer une isolation correcte. Les dépenses de chauffage finirent donc par devenir un poste très important du budget, sans commune mesure avec ce qu’il était dans les anciens bâtiments, mieux isolés, et où il était de surcroît fréquemment imputé aux dépenses communes de l’université.

A Poitiers, la mise en service de la nouvelle section des sciences attira l’attention sur cette question.

‘« Le budget de fonctionnement de la nouvelle section ne peut nullement être comparé au budget de la bibliothèque unique, ni pour le montant total des dépenses, ni pour leur répartition. Il est nécessaire de repenser entièrement le budget de la bibliothèque dans son organisation actuelle et de lui trouver un équilibre nouveau, défini par des circonstances entièrement nouvelles... Le chauffage de la bibliothèque unique... était - et demeure - de l’ordre de 5.000 F ; pour le chauffage de la section sciences seule, nous devons prévoir une dépense de l’ordre de 50.000 F... [Une évolution identique était constatée pour le nettoyage des locaux.]

Les frais généraux du fonctionnement matériel étaient [auparavant] très faibles et nous pouvions jusqu’ici consacrer jusqu’à 75 % de nos recettes aux achats de livres et de périodiques. Dans l’organisation actuelle, il ne saurait évidemment être question de maintenir cette proportion ; mais encore faut-il que les dépenses incompressibles considérablement accrues n’absorbent pas toutes nos ressources et n’empêchent pas non seulement de maintenir le montant des achats d’ouvrages mais aussi de l’accroître corrélativement à l’accroissement des effectifs (professeurs et étudiants) et aux besoins de la recherche. » 489

A ces coûts supplémentaires apparents, se sont ajoutés des coûts cachés, dont il est impossible d’évaluer le montant, mais dont la réalité ne fait pas de doute. Ces coûts ont été générés par l’absence de services bibliothéconomiques communs aux différentes sections pour des fonctions comme les acquisitions et le catalogage. Ils ont pu être encore supérieurs dans les bibliothèques où ces fonctions ont été situées au niveau de secteurs spécialisés. Sous cet aspect, le modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires de province n’a jamais été évalué. On ne dispose pas non plus d’indicateurs quantitatifs qui permettraient d’estimer le nombre des équivalents temps complets nécessaires pour une charge de travail déterminée. L’absence de ces éléments est le résultat de l’indifférence qui a longtemps entouré les questions d’évaluation quantitative dans les bibliothèques universitaires françaises. 490

On peut cependant tenter une approche. Par rapport à un système de catalogage ou, plus largement, de traitement des monographies, centralisé au niveau national, comme celui qui avait été prévu au début de la réforme, l’écart entre les moyens qui auraient été nécessaires à un tel service et ceux qui ont été effectivement employés dans chaque section de bibliothèque universitaire est considérable. Si, toutes sections confondues, une bibliothèque universitaire acquérait, quand elle disposait à la fois de crédits d’équipement et de crédits de fonctionnement, environ 10.000 titres par an, le traitement local de ces titres représentait, sur la base approchée d’une heure par titre, 10.000 heures de travail multipliées par le nombre de bibliothèques universitaires, soit 250.000 à 300.000 heures. Si, sur la base des estimations de la direction des bibliothèques, il y avait environ 75 pour cent de titres communs à toutes les bibliothèques universitaires, le total de ces exemplaires ne dépassait pas 7.500 titres communs, auxquels il faut ajouter un nombre indéterminé de titres moins répandus, peut-être autant, soit un total de 15.000 titres, nécessitant 15.000 heures de travail, c’est-à-dire presque vingt fois moins. Tous ces calculs ont un caractère théorique, mais ils permettent de percevoir un ordre de grandeur : celui qui sépare le temps nécessaire au traitement de monographies exemplaire par exemplaire, du temps utilisé pour le même traitement par un service centralisé. Cet écart est tel que l’on peut considérer que les investissements consentis auraient été productifs, et que les problèmes pratiques posés par la mise en place d’un tel service de distribution de fiches de catalogue auraient dû être étudiés très sérieusement. Rien n’étayait l’estimation de 75 pour cent de titres communs à toutes les bibliothèques ; rien ne prouvait non plus que cette estimation fût valable dans toutes les sections. Mais si la direction des bibliothèques était convaincue de sa validité, elle aurait dû en conclure logiquement que l’une de ses priorités devait être la création d’un service national centralisé de traitement des documents.

On ne peut faire aucune estimation convaincante des économies de temps de travail qui auraient pu être réalisées par la création de services de traitement des documents communs à toutes les sections d’une même bibliothèque universitaire. Comme cela a été signalé précédemment, les avantages quantitatifs d’une telle forme d’organisation sont évidemment moins importants que ceux que l’on peut attendre d’un service centralisé au niveau national. Ils dépendent en particulier du nombre des titres acquis par plus d’une section. Mais une organisation commune au niveau local aurait été plus cohérente avec l’objectif de maintenir l’unité des bibliothèques universitaires, et aurait présenté aussi des avantages qualitatifs.

L’un des arguments que l’on peut invoquer en faveur d’une concentration de certaines fonctions bibliothéconomiques est celui de la charge de travail minimale dont un service a besoin pour fonctionner normalement, c’est-à-dire d’une façon continue. L’absence d’études quantitatives adaptées aux bibliothèques universitaires françaises ne permet pas de répondre à cette question dans le cas des acquisitions et du traitement des documents. On peut cependant estimer qu’un service des acquisitions qui traite moins de 2.000 commandes par an (environ cinquante par semaine de travail) est certainement en dessous de ce seuil, qui correspond à moins d’un équivalent temps complet. En revanche, une charge de travail de 10.000 commandes par an (environ 250 par semaine de travail) représente, pour un service des acquisitions, un niveau d’activité plus normal. Comme les précédentes, ces estimations ont un caractère théorique. En ce qui concerne le traitement des monographies, il a toujours été constaté que les sections qui en traitaient le plus étaient celles de droit et de lettres. Si l’on admet comme vraisemblable une « productivité » individuelle de 1.500 titres par an, sept personnes permettraient de traiter 10.000 titres. Encore une fois, ces estimations ne sont pas fondées sur des études quantitatives adaptées à la situation française, mais elles veulent seulement montrer que la question de la concentration ou de la déconcentration de certaines fonctions bibliothéconomiques internes aurait dû être posée et étudiée, quelle que pût être la réponse que ces études auraient permis d’apporter. On peut cependant estimer qu’un service de traitement des documents centralisé au niveau national aurait permis de réduire considérablement le coût en personnel de ces opérations, et que cette option aurait donc dû être étudiée en priorité.

Notes
489.

A.N. F 17 bis 16003, versement n° 770462, article 33, dossier 1962-1963 (Poitiers, service intérieur). La forte proportion des crédits utilisés pour les achats de documents est caractéristique de la structure des budgets des bibliothèques universitaires avant les réformes de 1961-1962. Cette proportion a par la suite fortement diminué, pour se situer quelquefois nettement en dessous de 50 pour cent.

490.

« Le plan adopté [plan d’une bibliothèque à deux niveaux] n’est pas plus coûteux finalement que le plan traditionnel. » « Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », op. cit., p. 216 (P. Lelièvre). Ce coût devait néanmoins être multiplié par le nombre de bâtiments nouveaux à construire pour une même bibliothèque. J. Cain admettait qu’« il n’est pas douteux que certaines dépenses de fonctionnement sont beaucoup plus onéreuses dans un bâtiment moderne que dans un bâtiment ancien, je pense en particulier aux dépenses de chauffage ». « Journées d’étude des bibliohèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », op. cit., p. 62. Cette prévision de bon sens fut confirmée en 1965 par P. Poindron : « Quand on construit de nouvelles bibliothèques, on construit des bibliothèques dont le fonctionnement coûte plus cher... en chauffage, éclairage, entretien... » P. Poindron, « Les Bibliothèques universitaires françaises et la politique de la direction des bibliothèques », op. cit., p. 59-60. Selon les informations recueillies par M. Audet en 1967, le prix plafond de construction des bibliothèques avait été fixé à 1.000 F par mètre carré, indication conforme à celles des documents préparatoires du quatrième et du cinquième plans. M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France », op. cit., p. 99. Quant aux coûts de fonctionnement, elle a noté que l’augmentation des subventions avait été en grande partie absorbée par le coût du chauffage et de l’éclairage des nouveaux bâtiments, dont le nombre avait été triplé ou quadruplé, alors que ces frais étaient auparavant souvent pris en charge par les facultés. M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France, deuxième partie », op. cit., p. 41.