III. Polyvalence généralisée du personnel

La division des bibliothèques universitaires en sections placées auprès de chaque faculté avait pour corollaire, selon l’analyse de la direction des bibliothèques, la spécialisation du personnel scientifique et du personnel technique des bibliothèques. Il est vrai que les déclarations en ce sens n’ont jamais été très précises, et n’ont jamais permis de savoir quelles règles de recrutement et de gestion auraient pu s’appliquer à des bibliothécaires spécialisés dans une discipline scientifique. L’idée de la spécialisation des bibliothécaires était une idée extrêmement nouvelle en France, et a peut-être été inspirée par la spécialisation qui était de règle, depuis l’origine, chez les documentalistes. Les professionnels des bibliothèques n’étaient pas nécessairement prêts à l’accueillir facilement, tant cette notion s’opposait à un élément très prégnant de la culture de ce milieu professionnel, l’attachement à l’unité de la profession, au-delà même des bibliothèques universitaires.

Une véritable spécialisation du personnel scientifique des bibliothèques, à supposer que cette notion eût été admise et que les problèmes de gestion du corps qu’elle soulevait eussent été résolus, aurait pu s’inspirer des catégories étrangères du subject specialist anglo-saxon ou du Fachreferent allemand. Ces professionnels, recrutés en Allemagne au niveau du doctorat complété par une formation professionnelle de deux ans, intervenaient en particulier dans les opérations bibliothéconomiques qui nécessitent une connaissance approfondie dans une discipline : le choix des documents à acquérir, leur indexation, les renseignements bibliographiques et les relations avec les professeurs et les bibliothèques spécialisées. Ils assuraient aussi, généralement, la direction de l’un des services techniques d’une bibliothèque universitaire. 491

Il n’était pas question, pour la direction des bibliothèques, qui n’a d’ailleurs jamais invoqué ces exemples étrangers, de prévoir des recrutements de bibliothécaires à un niveau aussi élevé. La formation en deux ans qui avait été prévue dans le projet de création de l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires en 1962-1963 avait été ramenée à un an dans le décret définitif, qui avait ainsi amputé la scolarité de l’année qui devait être utilisée pour la spécialisation. Le problème était aussi un problème numérique. Pour couvrir approximativement l’ensemble des disciplines représentées dans une bibliothèque universitaire grande ou moyenne, environ vingt bibliothécaires auraient été nécessaires, indépendamment de ceux qui étaient affectés à des fonctions de direction ou à d’autres services fonctionnels. Dans la réalité, une section nouvelle ouvrait très souvent avec un seul bibliothécaire. La volonté de donner aux bibliothèques universitaires un rôle scientifique devenait donc un objectif peu crédible, et acquit rapidement le caractère d’une référence entièrement théorique. 492

Une organisation conforme à un modèle de bibliothèque scientifique ne put être mise en place que dans de rares cas (par exemple à Lyon droit-lettres). Cette spécialisation du personnel scientifique était plus facile dans les sections littéraires et juridiques, qui correspondaient mieux aux études universitaires des intéressés. Elle était tout à fait hors d’atteinte dans des sections scientifiques ou médicales, en raison de la rareté ou de l’absence (en médecine) de bibliothécaires ayant des titres universitaires dans ces disciplines. La spécialisation du personnel scientifique des bibliothèques n’a donc jamais pu être réalisée, et dans la pratique, les bibliothécaires assumèrent, à côté de fonctions « scientifiques » comme le choix des acquisitions, des fonctions de coordination de tâches techniques et d’encadrement du personnel chargé de ces opérations. Cette évolution explique que les notions de subject specialist (bibliothécaire spécialisé dans un domaine de la connaissance) et de reference librarian (bibliothécaire de référence, spécialisé dans une fonction de renseignements bibliographiques dans un ensemble de disciplines plus ou moins étendu), n’ont pas d’équivalent dans les bibliothèques universitaires françaises, ou, pour le dire autrement, que la fonction scientifique n’est pas reconnue dans ces bibliothèques.

Une autre forme de polyvalence s’est aussi appliquée, sur le plan technique, au personnel scientifique et technique des bibliothèques. Les fonctions techniques ont généralement été déconcentrées au niveau des sections, ce qui ne permettait pas à des fonctions comme les acquisitions d’occuper une personne à temps complet. La polyvalence s’imposait donc, et prit généralement la forme d’une participation à des fonctions de services intérieurs et de services au public. Cette polyvalence fut d’ailleurs appliquée même dans des cas où le volume de travail aurait permis de spécialiser une ou plusieurs personnes dans une fonction de service intérieur. Une telle organisation présentait des avantages : elle était généralement appréciée du personnel par la variété qu’elle introduisait, et elle permettait de faire fonctionner les sections d’une manière assez souple, avec un personnel réduit. Mais elle présentait aussi des inconvénients, qui ont généralement été ignorés, et qui résultaient de l’absence générale de spécialisation dans une fonction technique. C’est ainsi que dans les bibliothèques universitaires françaises, on ne trouve pas ou peu l’équivalent des bibliothécaires spécialisés dans les acquisitions (acquisitions librarians), les périodiques (serials librarians) ou d’autres fonctions techniques qui existent dans les bibliothèques américaines.

Cette évolution vers une forme de polyvalence opposée à la fois à la spécialisation scientifique et à la spécialisation technique ou au professionnalisme nous semble avoir été favorisée par plusieurs circonstances : l’insuffisance du nombre de postes de personnel scientifique, et les caractéristiques de leur recrutement et de leur formation, qui sont restés généralistes, n’ont pas permis de donner aux bibliothèques universitaires le rôle scientifique qui était prévu pour elles ; et l’insuffisance de la charge de travail dans les services d’acquisition et de traitement des documents ont conduit à une absence de spécialisation dans ces fonctions techniques. Bien entendu, cette insuffisance de la charge de travail dans ces services a été le résultat à la fois du faible volume des acquisitions et de la déconcentration de ces fonctions au niveau de chaque section.

Notes
491.

J.P. Danton, Book selection and collections, a comparison of German and American university libraries, op. cit., p. 37-43 ; M. Mingam, « La Fonction de bibliothécaire spécialiste dans les bibliothèques universitaires anglo-saxonnes », Bulletin des bibliothèques de France, t. 26, n° 3, 1981, p. 137-146 ; F.J. Hay, « The Subject specialist in the academic library, a review article », The Journal of academic librarianship, t. 16, n° 1, 1990, p. 11-17 ; G. von Busse, H. Ernestus, Libraries in the federal republic of Germany (Wiesbaden, 1972), p. 245-247.

492.

Dès 1965, J. Sansen, tout en reconnaissant le caractère intellectuellement satisfaisant d’une répartition de la responsabilité des acquisitions entre des bibliothécaires couvrant chacun un domaine ayant son unité et correspondant à certaines publications scientifiques (conception exposée par J.-L. Rocher) reconnaissait : « En fait, dans la plupart des bibliothèques, les effectifs du personnel scientifique ne sont pas suffisants pour qu’un secteur d’étude assez délimité soit attribué à chacun. C’est le cas par exemple pour les bibliothèques françaises actuelles. En général, et sauf en de très grands établissements, chaque membre du personnel scientifique doit s’intéresser à tout le secteur de recherche d’une faculté. » C’était admettre que la perspective de voir les bibliothèques universitaires jouer un rôle scientifique en ce qui concerne la documentation ne pouvait plus du tout être invoquée, et par là-même que les espoirs de voir se réduire le rôle des bibliothèques spécialisées devaient aussi être abandonnés. J. Sansen, « De la proposition d’achat à la communication » dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit., p. 112.