IV. Insuffisance de la déconcentration des services au public

La conception des sections nouvelles et transférées comme des bibliothèques complètes, chargées d’assurer à la fois des fonctions de service au public et des fonctions d’acquisition et de traitement des documents conduisait nécessairement, pour des raisons de coût et de volume de travail, à en limiter le nombre. C’est ainsi qu’ont été créées des sections sciences, et non des sections biologie ou mathématiques. Il nous semble donc que la limitation du nombre des sections est d’une certaine manière l’une des conséquences de la déconcentration dans chacune d’elles des fonctions internes ou techniques. Cette limitation résulte aussi d’autres considérations, notamment de l’adoption d’un niveau de déconcentration des services de bibliothèques se situant à un niveau immédiatement inférieur (la faculté) au niveau précédent (l’université dans la majorité des cas), ou encore du souhait d’adapter la structure des bibliothèques universitaires à celle des universités.

Bien que le choix de la faculté comme niveau de déconcentration des services de bibliothèque ait pu avoir ses justifications, il reposait aussi sur une appréciation erronée des conditions de satisfaction des besoins documentaires des étudiants, des professeurs et des chercheurs sur les vastes campus où s’installaient les nouvelles facultés, et sur une analyse organisationnelle privilégiant le regroupement dans un bâtiment unique des fonctions de service au public et des fonctions bibliothéconomiques internes.

Sur le plan topographique, on a vu que certains bibliothécaires en chef de bibliothèque universitaires de province s’étaient inquiétés de la distance qui allait exister entre le bâtiment de la section implantée sur un nouveau campus et les locaux d’enseignement et de recherche qui s’y trouvaient dispersés. Mais cette remarque n’a pas rencontré beaucoup d’écho, car la direction des bibliothèques n’envisageait pas plusieurs implantations d’une section de bibliothèque universitaire sur le campus d’une seule faculté et, dans le cas particulier de Toulouse Rangueil, estimait que la position de la section, à proximité des services administratifs de la faculté et d’un restaurant universitaire, avait été judicieusement choisie. Cela pouvait être vrai, mais ne répondait pas vraiment à la question posée : sur un campus d’aussi vastes dimensions, un seul bâtiment était certainement insuffisant pour assurer facilement la desserte de tous les utilisateurs. 493

Il pouvait arriver (et il arriva) que la desserte des locaux d’enseignement et de recherche dispersés sur un vaste campus par un bâtiment de bibliothèque unique conduisît à de moins bonnes conditions de proximité avec les services documentaires « officiels » que dans les anciens quartiers universitaires. Ce thème, qui n’a pas reçu beaucoup d’attention en France, a quelquefois été pris en considération à l’étranger lors de la conception de services de bibliothèques, notamment à Liège et à Oslo.

A Liège, l’installation de la bibliothèque universitaire sur le domaine universitaire du Sart Tilman fut l’occasion de réorganiser entièrement les structures documentaires de l’université, en constituant une bibliothèque générale et de philosophie et lettres, plusieurs unités de documentation spécialisées de niveau recherche, plusieurs bibliothèques de candidature (premier cycle), et une unité de conservation. Les unités de documentation résultaient de la fusion de plusieurs bibliothèques spécialisées préexistantes. 494

A Oslo, au terme d’une évolution complexe, furent prévues plusieurs implantations de la bibliothèque universitaire lors de son installation sur un nouveau campus.

‘« En concevant un nouveau campus universitaire, on doit se rendre compte que les universités modernes exigent de vastes surfaces. Le campus d’une institution de 20.000 étudiants s’étend probablement sur deux à trois kilomètres... Ce fait, qui ne peut pas être ignoré, conduit à une question inévitable : est-il possible de concentrer tous les services de bibliothèque du campus en un seul lieu ? Je pense que non. Bien entendu, nous pouvons instituer une bibliothèque centrale, et déclarer que tous les services officiels de bibliothèque sont concentrés dans ce seul bâtiment... La centralisation des services de bibliothèque en un bâtiment unique conduirait sans aucun doute à la création de nombreuses bibliothèques petites ou grandes sur le campus. ». 495

Le lien établi par G. Munthe entre l’existence d’une bibliothèque universitaire implantée dans un seul bâtiment du campus, et le développement de nombreuses autres bibliothèques à proximité des lieux d’enseignement et de recherche paraît fondé, et a d’ailleurs été vérifié en France. On ne peut certes pas donner de ce phénomène une explication unique, mais on peut admettre que l’inadaptation de la concentration des services de bibliothèque à la dimension des campus a pu le favoriser.

Si l’on avait considéré comme opportune la création, sur un même campus, même utilisé par une seule faculté, de plusieurs bibliothèques et non d’une seule, on se serait certainement trouvé devant la nécessité de mieux distinguer entre les services au public, qui avaient vocation à être déconcentrés autant que possible, afin de s’adapter à la demande des utilisateurs, et les services intérieurs ou techniques, chargés d’approvisionner ces bibliothèques en documents, qu’il aurait fallu au contraire concentrer en un seul point du campus. Ce point aurait pu être une bibliothèque centrale de campus, dans laquelle auraient pu être installées aussi des salles de lecture pluridisciplinaires, des magasins de stockage des documents retirés du libre accès, et d’autres services communs. Une telle conception aurait mieux répondu à la demande de certains utilisateurs, pour lesquels la spécialisation des bibliothèques universitaires devait s’accompagner d’une meilleure articulation de leurs locaux avec ceux des locaux d’enseignement et de recherche. Elle correspond à celle qui a été développée par G. Munthe dans l’article cité ci-dessus.

‘« En l’absence de meilleure formule, j’appellerai le résultat une centralisation décentralisée. Le dispositif comprendra une bibliothèque centrale, et un nombre limité - 4 à 6 - de bibliothèques de département. Les bibliothèques de département devraient être organisées en accord avec la structure générale de l’université. La bibliothèque principale ou centrale sera le siège de l’administration générale des bibliothèques, des services de traitement des documents, des services d’information généraux, des salles de lecture pluridisciplinaires, du service de prêt central et de la masse des collections de documents.
[...]
Le but est de concentrer les services au public à l’intérieur de chaque discipline. On doit trouver là d’importantes collections de livres soigneusement sélectionnées, un grand nombre d’ouvrages de référence, des résumés de publications, des bibliographies spécialisées, et des catalogues par auteurs, titres et sujets. Chaque bibliothèque de département doit être équipée de salles de lecture. Les collections doivent être présentées en libre accès et ne comprendre que des documents présentant l’état actuel des connaissances. Tous les documents périmés doivent être retirés et classés dans des magasins à la bibliothèque centrale, de manière à ce que l’accroissement du volume des collections des bibliothèques de département soit modéré.

Il est particulièrement important de doter les bibliothèques de département de bibliothécaires spécialisés qui puissent assurer des services de renseignements de haut niveau. En concentrant tous les services de traitement dans la bibliothèque principale, on espère que le personnel des bibliothèques de département pourra se consacrer essentiellement aux services au public.
[...]
De son côté, la bibliothèque principale ne doit pas être considérée comme une bibliothèque de stockage. Elle doit être le centre vital du dispositif des bibliothèques, et elle devra aussi servir de bibliothèque de département pour les départements situés à proximité immédiate. Il serait particulièrement utile que ces départements soient les plus grands utilisateurs de documents : sciences humaines, sciences sociales et théologie.
[...]
La bibliothèque centrale doit aussi servir aux études pluridisciplinaires. Il y aura toujours des étudiants et des chercheurs qui ne se sentiront pas chez eux dans une bibliothèque de département. Eux aussi ont le droit de bénéficier de services et d’aide.
[...]
La tendance principale est la formation de bibliothèques de département qui doivent être assez importantes pour proposer à leurs utilisateurs un choix important de publications et d’informations, dans un domaine de la connaissance assez large, mais bien identifié. Comme service de référence ou d’information, la bibliothèque de département doit pouvoir agir de façon indépendante. Comme une composante du dispositif des bibliothèques, elle doit s’appuyer sur les services fournis par les services de traitement et les ateliers de la bibliothèque centrale.
[...]
Comme on peut le voir facilement, une catégorie de bibliothèques a été oubliée dans ce schéma : ce sont les bibliothèques d’instituts, les collections de livres attachées à une chaire... Nous connaissons tous par expérience la résistance obstinée à toute tentative d’intégrer ces collections au dispositif général de la bibliothèque universitaire. Il est probable que les responsables de ces bibliothèques d’instituts auraient moins de réticences à se joindre à un dispositif de bibliothèques de département, unité qui leur est beaucoup plus familière, qu’à une bibliothèque universitaire plus éloignée. » 496

Une telle conception, qui paraît à la fois rationnelle et bien adaptée aux conditions de l’enseignement supérieur, n’a jamais été envisagée en France au moment de l’élaboration de la réforme des bibliothèques universitaires. Dans son article de 1970, J.-L. Rocher a proposé que des salles de travail pour les étudiants fussent intégrées dans les locaux d’enseignement, ce qui aurait conduit de fait à une déconcentration plus poussée des services au public. Le projet d’organisation des bibliothèques universitaires exposé par G. Thirion en 1975 prévoyait aussi la création, dans les locaux d’enseignements, de ‘« bibliothèques d’enseignement de première intervention »’ pour les étudiants. On peut considérer que ces contributions ont reconnu implicitement que, pour une partie au moins des utilisateurs, le niveau de déconcentration des services au public était insuffisant. Comme l’indique G. Munthe, l’un des avantages d’une plus grande déconcentration des services au public sur un campus aurait été de rapprocher le dispositif de la bibliothèque universitaire « officielle » de celui des bibliothèques spécialisées des instituts et des laboratoires. Les services d’approvisionnement communs pour tous les points de desserte de la bibliothèque universitaire aurait pu, par la suite, être utilisés aussi pour approvisionner ces bibliothèques spécialisées, permettant ainsi la constitution de catalogues collectifs du campus et peut-être, ultérieurement, le rapprochement de ces deux réseaux parallèles. 497

Notes
493.

« Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », op. cit., p. 220. Dans ce cas comme dans d’autres, il était difficile aux professionnels de faire comprendre la véritable portée de leurs objections ou de leurs suggestions, qu’on ne leur laissait pas en général la possibilité de développer, surtout quand ces remarques impliquaient des doutes sur le caractère adapté des options majeures de la direction des bibliothèques.

494.

J. Gobeaux-Thonet, E. Sauvenier-Goffin, « Communication » dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit, p. 41-42.

495.

G. Munthe, « University library planning, centralization or decentralization ? » dans University library problems... (Uppsala, 1975), p. 59 ; citations traduites par moi.

496.

G. Munthe, « University library planning, centralization or decentralization ? », op. cit., p.60-62. Cet article a été publié bien après la réforme des bibliothèques universitaires en France, mais la conclusion à laquelle il parvient est fondée sur des observations et sur le raisonnement, et non sur des faits qui auraient été inconnus quinze ans auparavant. La conception de la bibliothèque universitaire qui s’y trouve développée n’aurait pas été incompatible avec le souci de maintenir l’unité des bibliothèques universitaires, puisque les responsables des bibliothèques de département étaient rattachés au directeur de la bibliothèque centrale, et non aux autorités universitaires responsables du département.

497.

J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », op. cit., p. 568 ; G. Thirion, « Etude sur les B.U. et les bibliothèques d’U.E.R., propositions de restructuration », op. cit., p. 24.