La réforme des bibliothèques universitaires a été élaborée en dehors de tout objectif de coopération entre les sections des bibliothèques universitaires et les bibliothèques des instituts et des laboratoires. Bien au contraire, la direction des bibliothèques a eu pour dessein, en organisant le second niveau des sections nouvelles et transférées, de reconquérir le public des enseignants et des chercheurs, et de réduire le rôle, qu’elle estimait excessif, des bibliothèques spécialisées. Les bibliothèques dites de laboratoire ont été dans l’ensemble considérées d’une manière plus favorable que les autres. Il était admis, en effet, que les chercheurs avaient besoin d’avoir à leur disposition immédiate, sur leur lieu de travail, certaines publications d’usage fréquent. La critique se concentrait sur des bibliothèques organisées à un niveau supérieur, celui des instituts, des départements ou même des facultés. Ces deux derniers niveaux étaient en concurrence directe avec les sections des bibliothèques universitaires et avec les secteurs spécialisés du second niveau de ces sections. L’objectif de la direction des bibliothèque a donc été, dans un premier temps, de reprendre une partie du terrain occupé par ces bibliothèques et dans un deuxième temps seulement, de proposer aux bibliothèques spécialisées qui se seraient maintenues une forme de coopération d’ailleurs non précisée.
Les causes de la méfiance de la direction des bibliothèques à l’égard des bibliothèques d’instituts étaient anciennes. Elles reposaient en premier lieu sur des arguments culturels et pédagogiques : la fréquentation exclusive des bibliothèques spécialisées aurait été nuisible à la formation intellectuelle des étudiants, en les incitant à une spécialisation trop précoce et en les détournant de lectures propres à leur donner une culture générale. Mais depuis les journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955, on voyait aussi dans ces bibliothèques spécialisées un obstacle au développement scientifique des bibliothèques universitaires. On les soupçonnait en effet de considérer celles-ci comme de simples dépôts de documents qu’elles souhaitaient utiliser pour leur approvisionnement et pour le stockage des publications périmées. Cette méfiance était née de la controverse qui avait opposé Jean Wyart, directeur du centre de documentation du C.N.R.S., à Pierre Lelièvre en décembre 1955. Elle explique sans doute en grande partie que la stratégie de développement retenue pour les bibliothèques universitaires ait exclu toute forme de coopération avec les bibliothèques d’instituts dans l’immédiat.
Cette stratégie n’avait pas rencontré l’accord de tous les bibliothécaires. Aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de novembre-décembre 1961, Maurice Piquard, ancien administrateur de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, insista pour qu’une politique de coopération avec les bibliothèques d’instituts fût mise en place. Dans un rapport d’activité de 1960-1961, Jeanne Giraud, bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire de Poitiers, estimait que la rivalité entre ces deux formes de bibliothèques reposait sur des conceptions dépassées et avançait ce qui est probablement la première conception d’un service de documentation unifié dans les universités.
‘« L’irritante question des “dépôts” dans les instituts, qui a préoccupé tant de générations antérieures de bibliothécaires, nous semble maintenant dépassée par les circonstances et c’est sur un plan tout différent et dans un esprit nouveau que nous devons considérer les rapports entre la bibliothèque universitaire et les instituts.Au demeurant, les conditions dans lesquelles se mit effectivement en place la réforme des bibliothèques universitaires pouvait laisser subsister des doutes sur ce qu’elles auraient à proposer aux bibliothèques d’instituts. Une notion était souvent avancée, quand il était question des relations entre les bibliothèques universitaires et les bibliothèques d’instituts, celle de coordination. Mais entre les sections d’une même bibliothèque universitaire, il existait fort peu de coordination. Comment cette coordination, qui se révélait très insuffisante sur le plan interne, aurait-elle pu être proposée à d’autres bibliothèques ? Il n’y avait pas de réponse claire à cette question, et cette formule paraissait vide de sens.
Sur le terrain, quelques formes de coopération ont bien été mises en place, notamment pour la constitution de catalogues collectifs. Mais ces rapprochements sont restés limités et fragiles, fondés sur des relations personnelles plus que sur des accords formalisés.
Quelques années après le début de la réforme des bibliothèques universitaires, en 1965, P. Poindron faisait sur cette question un constat assez désenchanté :
‘« Il se peut que certains professeurs estiment que la bibliothèque [universitaire] centrale est un organisme inutile, mais je suis persuadé que si elle n’existait pas, il faudrait la créer, ne serait-ce, au minimum, que comme organe de coordination.Enumérant les domaines dans lesquels cette coopération pouvait être instituée, P. Poindron citait les catalogues collectifs de périodiques, les acquisitions, et même le personnel :
‘« Rien ne s’opposerait à ce que des bibliothécaires soient mis à la disposition des autres bibliothèques par la bibliothèque centrale si celle-ci avait des effectifs proportionnés et si certaines difficultés de recrutement, notamment dans le secteur des sciences, pouvaient être réglées. »’Ces possibilités restaient théoriques, à l’exception de la participation aux catalogues collectifs, et P. Poindron devait reconnaître que la réforme des bibliothèques universitaires n’avait en rien fait avancer la question des relations entre les différentes bibliothèques existant dans les universités. 499
Il nous semble donc que les conséquences que l’on peut assigner, en totalité ou en partie, aux choix d’organisation opérés lors de la mise en place du modèle d’organisation déconcentré des bibliothèques universitaires de province, sont nombreuses et importantes. Plusieurs des conséquences que nous avons identifiées ne découlent pas seulement de ces décisions, mais aussi d’autres réalités. Il en est ainsi, par exemple, pour la spécialisation scientifique et technique insuffisante du personnel. Mais nous pensons que des faits comme la mise en cause de l’unité des bibliothèques universitaires, et l’absence de coopération avec les bibliothèques d’instituts et de laboratoires ont eu leur origine principale dans les choix qui ont été faits au moment de la réforme des bibliothèques universitaires. La question de la déconcentration insuffisante des services au public peut être reliée à celle des bibliothèques d’instituts et de laboratoires, mais ausi à celle de l’organisation des services intérieurs ou techniques. En effet, une organisation plus déconcentrée des services au public de la bibliothèque universitaire sur un campus aurait à la fois permis un rapprochement avec les bibliothèques spécialisées et nécessité une réflexion sur l’organisation rationnelle des services intérieurs ou techniques. Céder une fois de plus au monumental, en implantant sur chaque campus un unique et vaste bâtiment de bibliothèque universitaire, n’était peut-être pas la manière la plus efficace de diffuser la documentation et l’information là où elles étaient attendues. Quant à la question des coûts cachés induits par la déconcentration dans chaque section de fonctions comme les acquisitions ou le traitement des documents, nous avons conscience de n’avoir allégué que peu de faits à l’appui de notre position. Dans l’état actuel des études sur ces questions, même s’il existe une présomption de réduction des coûts et d’amélioration de la qualité par la concentration de ces fonctions, il ne peut pas être considéré comme démontré que cette concentration est la meilleure forme d’organisation dans tous les cas. Nous l’admettons volontiers, mais nous observons que cette option aurait à tout le moins dû être examinée et testée, et nous constatons qu’elle ne l’a pas été.
A.N., F 17 bis 16005, versement n° 770462, article 35, dossier 1960-1961 (Poitiers, service du public).
P. Poindron, « Rapport de synthèse [sur le thème : évolution des structures des bibliothèques] dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit., p. 28-30. Le raisonnement selon lequel « si la bibliothèque universitaire centrale n’existait pas, il faudrait l’inventer » a probablement été repris de la communication de J.-L. Rocher au même colloque : « On peut se demander si l’éclosion de bibliothèques spécialisées au sein même de l’université ne désigne pas la voie à suivre et s’il ne convient pas de supprimer la bibliothèque générale. Dans une telle perspective, entre quelles bibliothèques spécialisées faudrait-il répartir ses collections ? Comment ces bibliothèques résoudraient-elles le problème de leur conservation ? Quels seraient les rapports entre les bibliothèques dont les fonds seraient complémentaires ? Quel public y serait admis ? Comment y seraient accueillis les étudiants ?... » J.-L. Rocher, « Communication » dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, op. cit., p. 33. P. Poindron en a aussi fait usage au colloque de Liège : « S’il n’y avait pas de bibliothèque universitaire, est-ce que la solution serait satisfaisante ? Personnellement, je ne le crois pas. » P. Poindron, « Rapport final » dans Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, op. cit., p. 156. Ces arguments témoignent d’une position moins conquérante et plus défensive que celle qui avait marqué les débuts de la réforme des bibliothèques universitaires. La mise à la disposition d’un bibliothécaire dans les bibliothèques d’instituts a été réalisée à titre d’expérience à Clermont-Ferrand vers 1966. M. Audet, « Les Bibliothèques universitaires de France », op. cit., p. 98. Une demande en ce sens avait été présentée en 1960. A.N. F 17 bis 16003, versement n° 770462, article 33, dossier 1959-1960 (Clermont-Ferrand, service du public). Des demandes présentées pour les bibliothèques d’instituts de Grenoble à la même date n’ont pas été satisfaites. A.N. F 17 bis 16003, versement n° 770462, article 33, dossier 1959-1960 (Grenoble, service du public) et A.N. F 17 bis 16005, versement n° 770462, article 35, dossier 1960-1961 (Grenoble, service du public).