Conclusion

Dans le rapport final qu’il présenta en conclusion du colloque international sur les bibliothèques universitaires organisé par l’université de Liège en 1965, P. Poindron déclarait :

‘« Dans tous les pays, on a créé des conseils. Dans tous les pays, on a jugé nécessaire de créer, sous les formes qui convenaient le mieux à chacun de ces pays, des conseils, des comités, des organismes, qui ont planifié, qui ont fait des recommandations. Bien entendu, suivant les pays, ces recommandations prennent un caractère plus ou moins autoritaire, mais peu importe. Ce qui est nécessaire, c’est le résultat. Si ces recommandations sont suivies d’effet, peu importe le moyen qui aura été employé. » 528

On se demande bien quels pouvaient être, dans la pensée de P. Poindron, les comités qui, en France avaient eu à connaître de la situation des bibliothèques universitaires et à élaborer propositions et recommandations en vue de leur développement. Le colloque de Liège avait précisément mis en lumière le caractère atypique de la démarche suivie en France, pays dans lequel la réforme des bibliothèques universitaires avait été décidée entièrement à l’intérieur de l’administration responsable de ces bibliothèques, pratiquement sans concertation avec les utilisateurs et avec les instances scientifiques du pays.

Les réformes des bibliothèques universitaires réalisées en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne se distinguent de celles qui ont été conduites en France par plusieurs caractères importants, qui concernent la méthode et les résultats des études.

Dans ces deux pays, la réforme des bibliothèques universitaire a été précédée par de véritables études, approfondies et détaillées, conduites par des organismes scientifiques indépendants des administrations ou des institutions destinataires des recommandations. Le temps d’élaboration de ces études a été assez long (trois ans environ dans le cas britannique). Il a été fait appel à des avis d’experts et à des enquêtes auprès des utilisateurs. Ces études ont donné lieu à la publication de documents détaillés, élaborés selon des méthodes rigoureuses.

Des objectifs chiffrés ont été produits en ce qui concerne les collections, le budget et le personnel des bibliothèques universitaires. Des formulations prudentes ont été adoptées, dans certains cas, afin de distinguer ce qui était acquis et vérifié de ce qui était douteux ou hypothétique. Des expérimentations ont été recommandées, et des mesures adaptées à la diversité des situations locales ont été préconisées.

La démarche suivie en France a présenté de tout autres caractères. Il n’y a pas eu d’études approfondies, mais des affirmations quelquefois non vérifiées. La direction des bibliothèques a simultanément formulé le diagnostic, défini les objectifs de la réforme et conduit sa réalisation. Elle n’a pas recueilli d’avis extérieurs, d’experts ou d’utilisateurs, et a ignoré les rares objections qui lui ont été présentées par des utilisateurs ou par des professionnels. Son approche de la réforme, plus administrative que scientifique, comme il était normal, l’a conduite à envisager une solution unique et à l’appliquer uniformément dans toutes les universités, sans expérimenter de formules différentes. Des objectifs chiffrés n’ont pas été avancés. La brièveté du temps qui s’est écoulé entre l’annonce de la réforme et sa mise en oeuvre permet de penser que la préparation de la réforme a été précipitée, peut-être pour s’adapter au rythme prévu des constructions. Les objectifs scientifiques qui existaient au départ ont été assez rapidement perdus de vue, et la réforme des bibliothèques universitaires s’est résumée essentiellement à une active campagne de construction, sans que la conception des bâtiments eût été adaptée à des formes d’organisation nouvelles, qu’aurait dû appeler la multiplication des lieux d’implantation. Ce résultat quantitatif n’est certes pas négligeable, mais le fait que plusieurs des services communs qui avaient été jugés nécessaires au succès de cette réforme n’ont pas pu être constitués, et la déconcentration très poussée des collections et des services bibliothéconomiques qui a été réalisée, ont placé les bibliothèques universitaires françaises de province dans une position qui ne leur permettait pas de jouer le rôle scientifique que l’on attendait d’elles.

L’objectif qui consistait à conférer aux bibliothèques universitaires françaises de province une fonction scientifique était très ambitieux, et ne tenait pas compte de la réalité passée de ces bibliothèques. On peut donc le considérer comme la manifestation d’un volontarisme qui confinait à l’irréalisme. Depuis que ces bibliothèques avaient été constituées par le regroupement des bibliothèques des facultés à la fin du XIXe siècle et centralisées sous l’autorité du recteur, elles avaient perdu le lien organique qu’elles auraient pu entretenir avec les institutions chargées de l’élaboration et de la diffusion du savoir. L’échec qu’a représenté, malgré les apparences, la constitution des universités en France en 1896, a aggravé cette situation. Les bibliothèques universitaires de province ont alors été rattachées durablement à l’université, qui ne constituait qu’une superstructure de caractère plus administratif que scientifique. Avant 1961-1962, ces bibliothèques n’avaient donc jamais été conçues comme des services scientifiques, et leur évolution jusqu’en 1944 en avait fait des services de caractère technique, voués à une sorte d’intendance du savoir. Ce trait distinctif avait lui-même toujours été lié à des modes de recrutement et de formation généralistes, qui ne tenaient pas compte de la qualification universitaire des bibliothécaires, et se trouvait compensé, à l’intérieur des universités, par l’existence de bibliothèques spécialisées.

Cette absence de fonction scientifique des bibliothèques universitaires de province a fortement choqué certains responsables de la direction des bibliothèques, qui ont conçu le projet de les réformer en profondeur. Cet objectif ne reposait pas sur l’analyse de la réalité historique des bibliothèques universitaires, ni sur celle de leur complémentarité informelle avec les bibliothèques spécialisées des universités, qui entretenaient des liens plus directs avec la recherche. Il supposait donc aussi un objectif de rivalité avec ces bibliothèques spécialisées. D’autres éléments contribuaient à faire de ce dessein une ambition hors d’atteinte : l’absence, dans l’élaboration du projet de réforme des bibliothèques universitaires, de recommandations émanant d’instances scientifiques ; la volonté d’imposer cette évolution au milieu universitaire, qui n’en était le plus souvent pas demandeur, en particulier dans le domaine scientifique ; l’impossibilité de modifier les règles du recrutement et de la formation des bibliothécaires ; l’affirmation simultanée d’un objectif de spécialisation, impliquant le rapprochement avec les facultés, et de la volonté de conserver la nature institutionnelle centralisée des bibliothèques universitaires. Cette entreprise pouvait donc dès le départ être considérée comme vouée à l’échec ; elle ne visait à rien de moins qu’à inverser l’équilibre qui existait de longue date entre les bibliothèques universitaires généralistes et les bibliothèques spécialisées des universités, à travers une stratégie de concurrence opposée à une politique de coopération.

Dans cette évolution, nous avons interprété certaines prises de position comme le résultat de circonstances contingentes ou de réactions personnelles. Il est ainsi difficile de préciser de quel poids a pesé la prévention manifestée par Pierre Lelièvre contre certaines formes de coopération entre les bibliothèques universitaires et les bibliothèques d’instituts aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955, mais on peut présumer que cette attitude a eu une importance certaine dans le choix d’une stratégie de concurrence à l’égard des bibliothèques spécialisées des universités. Evoquer l’importance de ces causes contingentes, c’est aussi considérer que dans d’autres circonstances, des décisions différentes auraient pu être prises. Les exemples d’organisation donnés par certains pays étrangers comme les insuffisances que nous avons identifiées dans la démarche suivie en France nous inclinent en effet à penser que la réforme des bibliothèques universitaires françaises de province aurait pu être conduite d’une manière entièrement différente. Elle aurait pu, par exemple, accorder davantage d’attention à la réalité topographique des campus et à la demande de certains utilisateurs, en considérant que des services de bibliothèque devaient être implantés à plusieurs endroits des nouveaux ensembles universitaires, à proximité des lieux d’enseignement et de recherche. Il aurait alors été nécessaire d’envisager, pour permettre cette déconcentration des services au public, la concentration des services techniques ou intérieurs. Quant à l’attitude à l’égard des bibliothèques spécialisées des universités, elle aurait pu être marquée par un esprit de coopération plutôt que par la stratégie de concurrence qui a prévalu. Dans de telles hypothèses, l’ambition d’une fonction scientifique pour les bibliothèques universitaires aurait été moins affirmée, ce qui aurait été en accord avec les possibilités réduites qui leur permettaient de soutenir cette ambition, notamment sur le plan de la spécialisation du personnel. La réforme des bibliothèques universitaires françaises de province initiée en 1961-1962 nous semble donc criticable à la fois pour ses insuffisances sur le plan de l’organisation et pour son ambition irréaliste sur le plan scientifique. Ces deux aspects conjugués ont eu pour conséquence d’aggraver les coûts de fonctionnement des bibliothèques universitaires, et de retarder la prise en considération de l’ensemble du dispositif documentaire des universités.

Notes
528.

P. Poindron, « Rapport final » dans Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, op. cit., p. 159.