B. Les changements dans le domaine de la communication scientifique

Des changements profonds ont affecté le domaine de la communication scientifique, et se sont manifestés sous deux aspects principaux : celui de la production des documents, et celui des modes de traitement des documents et des informations.

I. Production de documents

On peut mettre en évidence l’augmentation du nombre des publications en utilisant différentes sources statistiques.

En ce qui concerne les monographies, les données publiées pour la France par le Syndicat national des éditeurs indiquent que le nombre de titres publiés par des éditeurs ayant une activité régulière est passé de 13.400 en 1964 à 29.000 en 1985. Ce nombre de titres comprend les nouvelles publications, les rééditions et les traductions. Il a donc été multiplié en vingt et un ans par un facteur supérieur à 2,1. Le nombre des exemplaires publiés a crû dans des proportions moindres, passant en milliers de 205.000 à 366.000 (multiplication par 1,8). Cette différence traduit les efforts d’adaptation de l’édition, qui a accru le nombre des titres publiés tout en réduisant le tirage moyen de chaque titre, sans doute à la fois pour répondre à la diversification de la demande du public et pour limiter le nombre de ses invendus et l’importance de ses stocks. 530

Il faut noter ici le paradoxe que constitue la diminution des tirages des livres de sciences exactes (moins 26 pour cent) et surtout de sciences humaines (moins 28 pour cent) entre 1970 et 1985, si on la met en relation avec le nombre d’étudiants, d’enseignants et de chercheurs dans ces disciplines, qui aurait dû conduire au contraire à une augmentation mécanique du lectorat de ces ouvrages. Ce constat n’a pas reçu d’explication satisfaisante. On peut alléguer que l’augmentation de la population des lecteurs potentiels a été compensée et au-delà par la dispersion de leurs centres d’intérêt, qui est l’un des aspects du mouvement de spécialisation des connaissances, et peut-être aussi, au moins en ce qui concerne les chercheurs, par une utilisation plus fréquente des revues que des monographies. Mais on peut aussi penser que ce phénomène traduit une diminution de l’étendue des lectures des étudiants, et le mettre en rapport avec l’utilisation massive de cours polycopiés depuis les années 1950 au moins.

Sur le plan international, les données publiées par l’Annuaire statistique de l’UNESCO font apparaître une augmentation du nombre des monographies publiées dans le monde de 408.000 titres en 1964 à 798.000 titres en 1985, soit une multiplication par un facteur un peu inférieur à 2. Ces chiffres sont aussi des chiffres globaux, qui comprennent les nouvelles publications, les rééditions et les traductions. Si l’on s’en tient aux publications dans certains pays développés, l’augmentation de la production pendant la période 1964-1985 a été un peu plus faible : 73 pour cent (multiplication par 1,7) en Amérique du Nord et 63 pour cent (multiplication par 1,6) en Europe. 531

Tous les chiffres cités ci-dessus concernent la production éditoriale dans son ensemble, et non la partie de cette production que constituent les livres d’étude et de recherche susceptibles d’être acquis par les bibliothèques universitaires. Les données font défaut sur ce point important. Nous admettons donc que l’évolution de cette catégorie particulière de monographies a été identique à celle de l’ensemble des monographies publiées, ce qui nous semble cohérent avec l’augmentation du nombre d’enseignants et de chercheurs qui sont fréquemment à l’origine de leur publication, et plus généralement avec l’augmentation de la proportion des intellectuels dans la population des pays développés. Cette dernière considération pourrait d’ailleurs conduire à estimer que le nombre des livres d’étude et de recherche a dû croître plus rapidement que la production éditoriale globale.

Il est plus difficile d’évaluer l’augmentation du nombre de titres de périodiques spécialisés. La réalité de cette augmentation ne fait cependant pas de doute, pour des raisons qui sont à la fois scientifiques et sociologiques. Le mouvement de spécialisation du savoir conduit à l’apparition de nouvelles disciplines ou de nouvelles spécialités (sociologie de la communication, par exemple), qui ont besoin de créer leurs propres organes de communication scientifique. Il en est de même lorsque la création de nouvelles disciplines résulte du rapprochement de domaines de connaissances et de méthodes antérieurement séparées (économie mathématique, ou applications de l’informatique aux sciences humaines, par exemple). D’autre part, l’augmentation du nombre des chercheurs conduit nécessairement à la création de nouvelles revues, d’autant plus qu’il n’est pas toujours facile pour de jeunes chercheurs de faire accepter des travaux innovants dans des revues existantes contrôlées par des chercheurs plus anciens, et qu’il se produit un phénomène de compétition accrue dans le domaine des publications, si l’on en croit l’adage publish or perish. Mais l’estimation précise de cette augmentation présente de sérieuses difficultés. Une approche systématique a été proposée par Derek J. De Solla Price, historien des sciences créateur de la notion de « collège invisible », qui a affirmé que depuis le milieu du XVIIIe siècle, tous les indices de l’activité scientifique (entendue au sens des sciences exactes seulement), parmi lesquels le nombre des publications périodiques, croissait d’un facteur 10 à chaque demi-siècle. Il aurait ainsi existé une dizaine de périodiques scientifiques vers 1750, une centaine vers 1800, un millier vers 1850, 10.000 vers 1900 et 100.000 autour de 1960. Une telle progression exponentielle ne pouvant se prolonger indéfiniment, il fallait s’attendre à une prochaine stagnation du nombre des périodiques scientifiques, stagnation qui avait peut-être déjà commencé autour de 1950. Ces analyses ont été discutées aussi bien par ceux qui ont jugé excessive l’estimation du nombre des périodiques existants que par ceux qui ont pensé que la période de stagnation annoncée n’avait pas encore commencé. 532

Pour les tenants d’une estimation plus modérée de la croissance du nombre des publications scientifiques, il fallait d’abord soigneusement définir ce qu’était un périodique scientifique, et distinguer au besoin les revues qui publiaient des résultats originaux de celles qui ne faisaient que les diffuser ou les vulgariser.

En ce qui concerne l’ensemble de tous les périodiques en cours dans tous les domaines, il a ainsi été estimé qu’il existait en 1975 entre 70.000 et 85.000 titres. Dans le domaine des sciences et des techniques, on n’en recensait en 1961 que 35.000, dont la plupart étaient des revues techniques, et dont 6.200 environ étaient publiés aux Etats-Unis. Mais selon une étude de la National academy of sciences (Etats-Unis), seulement trois cents ou quatre cents revues américaines pouvaient être considérées comme publiant des résultats originaux en sciences exactes. Des études plus précises réalisées aux Etats-Unis et portant sur des échantillons variés ont montré que le taux d’accroissement net du nombre des périodiques, compte tenu des suppressions de publications, était d’environ 2 pour cent par an. Sur la période qui nous intéresse, cela représenterait un accroissement du nombre des titres d’environ 40 pour cent. 533

En ce qui concerne le nombre des périodiques publiées en France entre 1964 et 1985, on peut se reporter aux données élaborées par le service juridique et technique de l’information placé auprès du Premier ministre et publiées par l’I.N.S.E.E. pour la période de 1964 à 1978. Selon ces données, le nombre des titres, toutes périodicités confondues, serait resté stable, mais le nombre des titres publiés avec une périodicité bimestrielle, trimestrielle ou semestrielle aurait progressé de près de 50 pour cent. Or c’est dans cette catégorie que se trouvent la plupart des périodiques d’étude et de recherche acquis par les bibliothèques universitaires.

Nous fondant sur ces différentes études, nous admettons donc qu’au cours de la période de 1964 à 1985, le nombre des monographies a été multiplié par un facteur compris entre 1,6 et 2, 1, et celui des titres de périodiques par un facteur compris entre 1,4 et 1,5. Les expressions imagées comme celle d’« explosion de l’information », ou peut-être plus exactement d’explosion des publications, semblent donc bien correspondre à la réalité. 534

Les pouvoirs publics se sont intéressés, dans différents pays, aux transformations quantitatives et qualitatives qui affectaient la production d’informations scientifiques. En témoignent en France le document connu sous le nom de « rapport Boutry », et aux Etats-Unis le « rapport Weinberg ». Ces travaux ont attiré l’attention sur la forte augmentation du nombre des publications scientifiques et sur la redondance qui caractérisait beaucoup de ces publications. Ils recommandaient en conséquence aux auteurs de s’abstenir des publications sans utilité, tout en reconnaissant que de fortes pressions s’exerçaient en faveur de la multiplication du nombre des publications. Parmi les exemples qui permettaient de rendre sensible le fort accroissement de la littérature scientifique, figurait celui des Chemical abstracts, bibliographie spécialisée en chimie, qui avait publié 54.000 résumés en 1930 et 165.000 en 1962. Le nombre des articles scientifiques (sciences exactes) publiés dans des périodiques aux Etats-Unis était estimé dans la première moitié des années 1960 à 450.000, sans compter les rapports non officiels. Des propositions étaient faites pour que les auteurs de publications participent davantage au signalement de leurs travaux et aux activités tendant à l’automatisation du signalement et de la diffusion des informations. 535

Sur le plan institutionnel, ces analyses et ces propositions ont été à l’origine de la création en France d’organismes publics comme le Bureau national de l’information scientifique et technique (B.N.I.S.T.) en 1973, devenu en 1979 la Mission interministérielle de l’information scientifique et technique (M.I.D.I.S.T.), et de l’Agence universitaire de documentation et d’information scientifique et technique (A.U.D.I.S.T.), service technique de coopération placé auprès de la Bibliothèque nationale en 1978. 536

Notes
530.

Les sources relatives au nombre de titres et au nombre d’exemplaires des monographies publiées par les éditeurs français sont les études annuelles du Syndicat national des éditeurs (devenu en 1971 Syndicat national de l’édition), reprises dans les éditions annuelles de l’Annuaire statistique de la France. Ces statistiques sous-estiment le nombre de titres et d’exemplaires publiés, car elles ne tiennent compte que de la production des éditeurs dont le chiffre d’affaire atteint un certain seuil (100.000 F jusqu’en 1975, puis 200.000 F à partir de 1976) ; elles indiquent d’ailleurs des chiffres inférieurs à ceux des statistiques du dépôt légal des éditeurs français. Une présentation commode des statistiques annuelles de l’édition en France d’après les données du Syndicat national de l’édition figure dans J. Breton, Le Livre français contemporain, manuel de bibliologie, t. 1 (Malakoff, 1988), p. 330. Selon cette source, les tirages moyens des livres français de sciences exactes et appliquées sont passés de 4.600 en 1970 à 3.400 en 1985, et en sciences humaines de 7.200 en 1970 à 5.200 en 1985. L’évolution à la baisse des tirages moyens est surtout sensible depuis le début des années 1980. Op. cit., p. 329. L’étude la plus récente sur l’économie du livre, comprenant de nombreux tableaux chiffrés et des discussions relatives à l’évolution du prix des livres en France est celle de H. Renard et F. Rouet, « L’Economie du livre, de la croissance à la crise » dans L’Edition française depuis 1945, sous la direction de P. Fouché (Paris, 1998), p. 640-737. Des données et des commentaires sur la politique éditoriale en France figurent aussi dans M. Troubnikoff, « Les Données numériques » dans Le Livre français, hier, aujourd’hui, demain, un bilan établi sous la direction de J. Cain, R. Escarpit, H.-J. Martin (Paris, 1972), p. 95-129 et dans Monographie de l’édition, 4e édition revue et mise à jour (Paris, 1965) et 5e édition (Paris, 1970). L’introduction au rapport Les Bibliothèques en France, rapport au Premier ministre établi en juillet 1981... (Paris, 1982) indique, sans citer de chiffres précis, que « le nombre d’exemplaires et de titres édités a été multiplié par 2,3 entre 1960 et 1979 », et ajoute qu’ « il faut remonter à certaines décennies de la première moitié du XIXe siècle pour retrouver une expansion de cette importance ». Op. cit., p. 1. Une autre source, non concordante, est celle des statistiques du dépôt légal des éditeurs. Les chiffres obtenus par cette voie sont généralement supérieurs à ceux des éditeurs, car ils prennent en considération les éditeurs ayant une faible activité et les éditeurs occasionnels. Les statistiques du dépôt légal distinguent cependant la production des éditeurs privés et les publications officielles, et ne retiennent pas certaines publications secondaires. Aucune des statistiques disponibles ne donne donc une image entièrement exacte de l’activité éditoriale en France, comme le reconnaît Monographie de l’édition, 4e édition revue et mise à jour, op. cit., p. 93-95. Un tableau comparatif des différentes statistiques relatives à la publication de livres en France figure dans H. Renard, F. Rouet, « L’Economie du livre, de la croissance à la crise », op. cit., p. 684-687. Pour notre propos, qui est d’évaluer l’évolution de l’offre des documents dans le circuit commercial auquel s’adressent les bibliothèques universitaires, les données du Syndicat national des éditeurs apparaissent comme les plus utilisables.

531.

Annuaire statistique de l’UNESCO, éditions annuelles. Des analyses et des commentaires sur la production éditoriale internationale se trouvent dans R.E. Barker, Le Livre dans le monde, étude sur le commerce international du livre (Paris, 1957) et dans R. Escarpit, La Révolution du livre, 2e édition revue et mise à jour (Paris, 1969 ; 1ère édition 1965). On trouve dans Monographie de l’édition, 4e et 5e édition, op. cit., des indications statistiques sur le nombre de titres de livres publiés dans certains pays étrangers.

532.

D.J. De Solla Price, Science since Babylon (New Haven, Conn. ; London, 1961) ; D.J. De Solla Price, Science et suprascience (Paris, 1972 ; traduit de Little science, big science, 1963). Parmi les auteurs pour lesquelles la croissance exponentielle du nombre des publications était encore une réalité au début des années 1970, on peut citer G. Anderla, L’Information en 1985, une étude prévisionnelle des besoins et des ressources (Paris, 1973), p. 19.

533.

F. Machlup, K. Leeson, Information through the printed word, the dissemination of scholarly, scientific and intellectual knowledge, t. 2, Journals (New York, N.Y. ; London ; Sydney ; Toronto, 1978), p.12-14. Citant une autre source, cette étude évalue à 36 pour cent l’accroissement du nombre des périodiques de sciences et de techniques publiés aux Etats-Unis entre 1960 et 1976. Op. cit., p. 77. L’étude de B.M. Fry, H.S. White et M. Shepley, Publishers and libraries, a study of scholarly and research journals (Lexington, Mass. ; Toronto, Ont., 1976) a analysé un échantillon de 2.459 revues publiées en 1973 et l’évolution quantitative de ces titres depuis 1969. Sur ces quatre années, l’augmentation brute du nombre de titres a été d’un peu moins de 4 pour cent par an, et l’augmentation nette (après déduction du nombre des périodiques supprimés) de 2 pour cent par an. Sur une période plus longue (de 1960 à 1974), ce pourcentage d’accroissement net de 2 pour cent par an a été jugé valable pour les Etats-Unis, et correspondant presque parfaitement à l’accroissement du nombre des scientifiques. Statistical indicators of scientific and technical communication, 1960-1980, prepared by D.W. King and others, t. 1, A Summary report (Rockville, Md, 1975), p. 25-26 et p. 32. On note aussi, selon cette dernière étude, un accroissement du nombre moyen d’articles publiés annuellement par les périodiques, et une augmentation plus forte du nombre de titres de périodiques dans les autres pays. Cette différence pourrait s’expliquer par le fait que les pays déjà bien pourvus en organes de communication scientifique connaissaient une progression moins forte que les autres.

534.

M. Van Dijk, G. Van Slype, Le Service de documentation face à l’explosion de l’information (Paris ; Bruxelles, 1969). Une estimation couramment admise est que le volume des publications doublerait tous les dix ans ou tous les quinze ans. Dès 1955, Jean Wyart, directeur du centre de documentation du Centre national de la recherche scientifique, avait fait état d’une estimation selon laquelle le volume des périodiques scientifiques (sciences exactes et techniques) croissait d’environ 10 pour cent par an, et prévoyait une augmentation de cet accroissement pour les années à venir. J. Wyart, « Quelques réflexions sur la bibliographie scientifique et technique » dans Les Bibliothèques et l’université, 1955 (Paris, 1957), p. 56. Les budgets des bibliothèques universitaires ne suivent jamais une telle évolution, même dans les pays les mieux pourvus comme les Etats-Unis. Il s’ensuit nécessairement que la proportion des publications acquise par les bibliothèques universitaires est en diminution constante. Cette proportion était estimée à 6 pour cent dans les bibliothèques universitaires américaines vers le milieu des années 1990. « Editorial, Innovations for a scholarly communications system », The Journal of academic librarianship, t. 23, n° 5, September 1997, p. 355.

535.

Rapport à Monsieur le ministre d’Etat chargé de la recherche scientifique et des questions atomiques et spatiales (Paris, 1963), publication connue sous le nom de « rapport Boutry » ; Science, government and information... (Washington, D.C., 1963) (« rapport Weinberg »). La publication de ces deux rapports avait été mentionnée par Herman Liebaers, conservateur en chef de la Bibliothèque royale de Bruxelles, dans son allocution d’ouverture du colloque Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, colloque international tenu à l’université de Liège du 20 au 21 octobre 1965 (Liège, 1967), p. 39-40. Une traduction française du « rapport Weinberg » a été publiée sous le titre « Science, gouvernement et information, des responsabilités de la communauté technique et du gouvernement dans la transmission de l’information, rapport du comité consultatif scientifique de la présidence des Etats-Unis, 10 janvier 1963 » dans La Traduction automatique, t. 4, n° 4, décembre 1963, p. 91-124.

536.

J.-M. Salaün, « Les Politiques publiques en information scientifique et technique » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 4, Les Bibliothèques au XXe siècle, 1914-1990 sous la direction de M. Poulain (Paris, 1992), p. 500-509.