C. Les évolutions économiques, politiques et administratives globales

L’environnement plus diffus des bibliothèques universitaires a aussi subi des changements profonds, dont les plus déterminants ont probablement été les évolutions économiques, mais dans lesquels des changements dans les conceptions de l’organisation administrative, en particulier les tendances à la déconcentration et à la décentralisation, ont aussi joué un rôle.

Le ralentissement de l’activité économique autour de 1975, la situation de dépendance énergétique ressentie après les fortes augmentations du prix du pétrole brut en 1973 et en 1979, le déficit des échanges commerciaux, la politique de limitation des dépenses publiques, la forte inflation des années 1970 et 1980 et les fluctuations monétaires ont été autant de facteurs qui ont rendu plus difficile l’adaptation des bibliothèques universitaires aux évolutions constatées dans les secteurs de l’enseignement supérieur et de l’édition.

Entre 1964 et 1985, les prix de détail en France ont été multipliés par 5,1. Il s’agit d’un indice global adapté à la consommation des particuliers, et dont la pertinence pour évaluer l’évolution des dépenses des bibliothèques universitaires n’est pas démontrée. Nous essaierons donc de vérifier si son utilisation est adaptée à une catégorie particulière de dépenses de ces bibliothèques, les acquisitions de livres et de périodiques. 538

Bien que leur utilisation soit assez difficile, les données publiées par l’I.N.S.E.E. permettent de penser que les prix des livres français ont évolué un peu plus rapidement que l’indice général des prix de détail. Entre 1964 et 1971, l’indice des prix des livres publiés par les éditeurs français a évolué de 100 à 144, alors que l’indice général des prix est passé de 100 à 135. Les prix des livres qui ont servi de base à cette estimation sont des prix éditeurs, qui ne tiennent pas compte des marges commerciales de la librairie. La prise en considération de ces marges aurait probablement pour effet de renforcer légèrement l’écart constaté. Au cours de la période de 1964 à 1985, les prix des livres publiés en France ont été des prix imposés, sauf pendant une brève période de libéralisation entre 1979 et 1981. Le prix payé par les bibliothèques n’est généralement pas le prix public, mais comprend une remise qui peut être fonction du volume des achats ou de la catégorie des ouvrages. Les documents les plus spécialisés bénéficient souvent de remises moins importantes que les documents plus courants. Des comparaisons sectorielles permettent d’affiner l’appréciation de l’évolution du prix des ouvrages spécialisés. De 1972 à 1982, l’indice général des prix de détail est passé de 100 à 283. Dans le même temps, le prix moyen des livres scientifiques (sciences exactes) est passé de 100 à 362 et celui des livres de sciences humaines de 100 à 309. Il s’agit d’une indication intéressante, dans la mesure où les livres relevant de ces disciplines figurent parmi ceux qui sont susceptibles d’être acquis par les bibliothèques universitaires. 539

Sur la base de ces indications, on peut donc admettre que les prix des livres français d’étude et de recherche ont dû être multipliés par un facteur compris entre 5,5 et 6,0 au moins entre 1964 et 1985. Les données de l’enquête statistique générale sur les bibliothèques universitaires permettent de suivre l’évolution du prix moyen des livres français effectivement acquis par les bibliothèques universitaires de province entre 1977 et 1985. Elles font apparaître aussi une augmentation de ce prix moyen supérieure à celle de l’indice général des prix (prix multipliés par 2,2, alors que l’ensemble des prix de détail a été multiplié par 2,1). L’écart mesuré par les données de cette enquête est plus réduit que celui que nous avons estimé. Mais on peut admettre que la réduction de leurs ressources entre 1977 et 1985 a conduit les bibliothèques universitaires à transférer une partie de leurs acquisitions de livres sur des ouvrages moins coûteux, en particulier des livres de poche, malgré leur présentation peu adaptée à un usage collectif. Remarquons aussi qu’il s’agit d’une évolution moyenne, tous secteurs confondus. Or, de nombreuses sections scientifiques et médicales de bibliothèques universitaires ont très fortement réduit, dans la première moitié des années 1980, leurs acquisitions de livres, et les ont même quelquefois entièrement arrêtées, pour pouvoir maintenir leurs principaux abonnements aux périodiques spécialisés. La proportion des livres scientifiques et médicaux autour de 1985 est donc probablement moins forte dans l’ensemble des acquisitions de livres des bibliothèques universitaires qu’elle ne l’était à la fin des années 1970, et cette distorsion peut expliquer une évolution du prix moyen des livres plus modérée que l’évolution attendue. 540

Les données les plus utilisables relatives à l’évolution des prix des périodiques français sont celles de l’enquête statistique générale sur les bibliothèques universitaires, et portent sur les années de 1977 à 1985. Elles font apparaître, pour les bibliothèques universitaires de province, une croissance du prix de ces documents nettement supérieure à l’augmentation enregistrée par l’indice général des prix de détail (prix des périodiques français effectivement acquis par les bibliothèques universitaires françaises de province multiplié par 2,7 entre 1977 et 1985 ; prix de détail multipliés par 2,1). Il s’agit là encore d’estimations globales, les données publiées ne permettant pas une analyse plus fine par secteurs. Il faut aussi remarquer que l’augmentation des prix des périodiques peut dans certains cas au moins être justifiée par la publication d’un plus grand nombre de pages par numéro, ou par l’augmentation de la périodicité. On peut donc supposer que le prix par page a peut-être moins varié que ce que suggère la comparaison brute du nombre des titres et des prix payés.

L’estimation de l’évolution des prix des documents étrangers achetés par les bibliothèques universitaires françaises est beaucoup plus difficile, car elle doit combiner l’évolution des prix dans les pays d’origine avec les fluctuations du taux de change des monnaies nationales par rapport au franc français. Il n’est donc pas possible de donner des indications précises. On peut cependant observer que les études conduites dans plusieurs pays étrangers ont généralement mis en évidence une croissance du prix des documents plus importante que celle de la moyenne des prix de détail. Ainsi, un accroissement annuel des prix de 10 pour cent a été pris pour base par le Committee on libraries du University grants committee en Grande-Bretagne, qui a considéré comme valables les estimations de la Standing conference on national and university libraries (S.C.O.N.U.L.). Ces estimations avaient tenu compte de données publiées à l’étranger. Pour la période de 1954 à 1963, en République fédérale d’Allemagne, l’indice du prix des livres avait évolué de 100,0 à 163,2 alors que l’indice général des prix passait de 100,0 à 121,7. Pour la même période, le prix des livres britanniques avait évolué de 100 à 190, et celui des livres publiés aux Etats-Unis de 100 à 156. La S.C.O.N.U.L. avait précisé que ‘« les chiffres indiqués sont valables pour l’ensemble de la production éditoriale ; il n’y a pas de motif de supposer que le prix des livres d’étude ait augmenté dans une moindre mesure ; certaines indications suggèrent au contraire qu’il a augmenté davantage ». 541

On peut donner une indication de l’évolution du taux de change du franc français par rapport à plusieurs monnaies étrangères, d’après les relevés publiés par l’I.N.S.E.E (tableau 11 B).

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Tableau 11 BCours de certaines devises étrangères à Paris

SOURCE : Annuaire statistique de la France, éditions annuelles.

On constate que des monnaies comme le dollar ou la livre sterling sont passées par des fluctuations à la hausse et à la baisse, mais que la valeur du dollar américain en francs français a été multipliée par plus de deux entre 1975 et 1985, et que le pouvoir d’achat du franc français par rapport à d’autres monnaies européennes a été divisé par deux, trois ou davantage entre 1964 et 1985. Tous ces pays sont des producteurs importants de livres et de périodiques, et ces évolutions ont bien entendu eu des conséquences sur le pouvoir d’achat des bibliothèques universitaires françaises. Même si ces données ne sont pas directement utilisables, en l’absence d’informations sur la proportion moyenne des acquisitions étrangères originaires de chacun de ces pays dans les bibliothèques universitaires françaises, elles attirent l’attention sur les conséquences documentaires de la forte instabilité monétaire de cette période récente.

On peut donner quelques indications sur l’évolution des prix des documents étrangers effectivement acquis par les bibliothèques universitaires françaises de province entre 1977 et 1985 d’après les données publiées par l’enquête statistique générale sur les bibliothèques universitaires pour la période 1977-1985. En ce qui concerne les livres étrangers, leur prix moyen a été multiplié par 2,2 (indice général des prix en France : x 2,1). Dans le même temps, la proportion des livres étrangers par rapport au total des livres acquis est passée, pour ces bibliothèques, de 20 pour cent (25 pour cent en 1974) à moins de 15 pour cent. C’est pour les périodiques étrangers que l’évolution a été la plus forte et la plus défavorable aux bibliothèques universitaires françaises de province, puisque leur prix moyen, fréquemment facturé en dollars américains, a été multiplié par 3,4 entre 1977 et 1985. Pendant la même période, le nombre des abonnements étrangers de ces bibliothèques est passé de 21.000 à moins de 17.000.

En dehors des aspects économiques, des évolutions de caractère plus diffus sont aussi apparues dans la société française entre 1964 et 1985. La complexité croissante des formes d’organisation politique et sociale, la diminution recherchée du rôle de l’Etat central, et l’accroissement corrélatif des compétences des pouvoirs locaux ont conduit à une organisation administrative assez différente de celle des périodes précédentes. La nouvelle organisation à laquelle les bibliothèques universitaires ont dû s’adapter a été moins marquée par le centralisme, et a fait plus de place au principe de compétence globale des pouvoirs locaux. Dans le domaine universitaire, cette évolution s’est traduite par l’établissement puis l’affirmation de l’autonomie des universités.

Plusieurs indices d’accroissement ont été évoqués dans cette première partie sur les évolutions de l’environnement des bibliothèques universitaires françaises de province. Il nous semble utile de les rappeler ici, sous la forme d’indices (tableau 11 C, base 100 en 1964).

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Tableau 11 CQuelques indices d’évolution entre 1964 et 1985

La période de 1964 à 1985 est donc une période caractérisée par des évolutions complexes et une forte instabilité. De surcroît, elle est encore très proche de nous, ce qui rend son analyse assez difficile, et son étude ne peut s’appuyer que sur de rares publications antérieures. Les développements qui suivent sont donc fondés principalement sur l’analyse de sources d’information des années étudiées. 542

Notes
538.

Toutes les estimations de l’évolution de l’indice général des prix de détail qui figurent dans ce chapitre sont fondées sur un tableau publié annuellement par l’I.N.S.E.E., qui donne année par année la valeur en francs de l’année en cours de la somme d’un franc depuis 1901.

539.

Les sources d’information sur les prix moyens des livres publiés par les éditeurs français sont les statistiques du Syndicat national des éditeurs publiées dans l’Annuaire statistique de la France (différents indices publiés de 1959 à 1971, dont le raccordement est parfois difficile). Une présentation des indices I.N.S.E.E. du prix des livres figure dans H. Renard, F. Rouet, « L’Economie du livre, de la croissance à la crise », op. cit., p. 731, dans le cadre de la présentation de l’évolution du prix des livres publiés en France, ibid., p. 729-737. A partir des mêmes sources, l’augmentation des livres scientifiques et de sciences humaines entre 1972 et 1982 a été évaluée par J. Breton, Le Livre français contemporain, manuel de bibliologie, t. 1, op. cit., p. 336. Il s’agit toujours de prix éditeurs, hors marges commerciales des détaillants. L’opinion a fréquemment été admise que les prix des documents avaient augmenté davantage que l’ensemble des prix de détail. Sans citer de chiffres précis, une publication de 1973 qui appartient à la catégorie de la « littérature de protestation », a considéré que le prix des livres augmentait régulièrement de 10 pour cent par an depuis 1969. « La Situation des bibliothèques universitaires françaises durant l’année du livre », Bulletin d’informations, Association des bibliothécaires français, nouvelle série, n° 78, 1er trimestre 1973, p. 16. Pour la période précédente de 1960 à 1970, M. Troubnikoff a estimé que les prix de l’édition auraient évolué « de manière sensiblement égale à ceux de l’ensemble des produits ». M. Troubnikoff, « Les Données numériques », op. cit., p. 115.

540.

Le ralentissement ou même l’arrêt des acquisitions de livres dans les sections scientifiques et médicales des bibliothèques universitaires ne peut pas être connu directement par les résultats des enquêtes statistiques publiées, puisque celles-ci ne donnent pas de résultats par section. Mais ce phénomène a été mentionné dans des publications comme Livre noir des bibliothèques universitaires (Paris, 1973), p. 5 ; texte publié aussi dans Bulletin d’informations, Association des bibliothécaires français, nouvelle série, n° 78, 1er trimestre 1973, p. 20 : « Aucun achat de livres dans plusieurs bibliothèques. Réduction de 50 pour cent des achats dans la plupart ». Selon un article de 1974, J. Archimbaud, B. Duportet, « La Crise des bibliothèques universitaires, quel avenir ont-elles encore ? », Cahiers médicaux lyonnais, t. 50, n° 24, 14 juin 1974, le nombre des volumes acquis par la bibliothèque universitaire de Clermont-Ferrand serait passé de 6.147 en 1970 à 2.227 en 1973 ; en prolongeant la tendance, on pouvait prévoir qu’aucun volume ne serait acheté en 1975 : « Evidemment, si la courbe actuelle ne se redresse pas, la B.U. n’achètera plus un seul livre en 1976,... Dans les B.U. à vocation scientifique ou médicale, les livres sont encore plus sacrifiés (les achats des sections littéraires et juridiques se maintiennent à un niveau un peu plus élevé). » Op. cit., p. 2035-2036.

541.

Report of the Committee on libraries (London, 1967), p. 264-265 ; traduit par moi. Des études sur les prix des périodiques américains ont été publiées annuellement dans Library journal, numéro de juillet, à partir de 1966 ; depuis 1993, ces données sont publiées et commentées dans le numéro de mai de American libraries. Cf. aussi G.J. Brown, « The Business of scholarly journal publishing » dans Understanding the business of library acquisitions, K.A. Schmidt editor (Chicago, Ill. ; London, 1990), p. 33-48 ; B.M. Fry, H.S. White, M. Shepley, Publishers and libraries, a study of scholarly and research journals, op. cit. Cette dernière étude, très détaillée, fait intervenir l’évolution du nombre de pages dans l’estimation de l’évolution du prix. Ces analyses, ainsi que d’autres publiées aux Etats-Unis sur le coût des abonnements aux périodiques des bibliothèques universitaires américaines, ne sont pas directement utilisables, car il faudrait faire intervenir les fluctuations du taux de change du dollar par rapport au franc français.

542.

Les rares études globales sur la période étudiée dans ce chapitre comprennent notamment : D. Pallier, « Bibliothèques universitaires, l’expansion ? » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 4, Les Bibliothèques au XXe siècle, 1914-1990, op. cit., p. 380-403 ; D. Pallier, « Une Histoire récente » dans Les Bibliothèques dans l’université sous la direction de D. Renoult (Paris, 1994), p. 13-41, notamment p. 20-41 ; A. Gleyze, « Les Années de crise des bibliothèques universitaires » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 4, Les Bibliothèques au XXe siècle, 1914-1990, op. cit., p. 672-681.