S’il a existé différents projets d’organisation des bibliothèques universitaires, rares ont été les réalisations qui se sont écartées des règles définies par les instructions du 20 juin 1962. Le seul exemple d’un projet local original est peut-être celui de la section lettres et sciences humaines de la bibliothèque interuniversitaire de Lyon, construite sur le campus de Bron-Parilly et ouverte au public en novembre 1973.
La constitution des collections de cette bibliothèque a commencé dès le milieu des années 1960, et a eu pour point de départ des achats de livres effectués par la faculté des lettres. Ces documents furent déposés à la bibliothèque universitaire. Pour des raisons tenant à la localisation de certains enseignements de premier cycle et de capacité des locaux, ils furent placés dans le bâtiment construit à Villeurbanne, sur le campus de La Doua, pour la nouvelle section des sciences. Ils occupaient alors l’une des salles de lecture du niveau étudiant, où l’on trouvait aussi des documents acquis pour les besoins des étudiants des premières années de droit.
Après l’abandon d’un projet de campus destiné au droit et aux lettres dans la banlieue ouest de Lyon (domaine de Lacroix-Laval), la décision de construire des bâtiments universitaires à l’est de l’agglomération fut prise à la fin de l’année 1968. C’est alors que fut prévu le transfert à Bron des collections de lettres et de sciences humaines situées à La Doua, et que furent élaborées des règles d’organisation différentes de celles qui avaient été appliquées à la section sciences, et qui résultaient directement des instructions du 20 juin 1962. 575
Dans la conception de 1970, les services bibliothéconomiques internes de la future section devaient se trouver répartis en trois ensembles : un service des entrées, chargé des commandes, des relations avec les libraires, de la réception et de l’enregistrement des documents et du traitement des factures ; un service de documentation, chargé du choix des documents, de leur indexation, et des relations avec les utilisateurs et les bibliothèques spécialisées ; un service de catalogage, chargé de la rédaction des notices bibliographiques de tous les documents. Ce projet séparait nettement les fonctions bibliothéconomiques pour lesquels une spécialisation ou au moins une familiarité avec une ou des disciplines était souhaitable, de celles pour lesquelles cette spécialisation n’était pas requise. En cela, il tirait les conséquences des critiques qui avaient été faites d’une organisation dans laquelle l’ensemble de ces fonctions se trouvaient réparties dans des secteurs spécialisés. Cette distinction constituait une mesure de rationalisation de l’organisation interne de la section, mais elle n’apportait pas de solution au problème des commandes et du traitement des documents communs à la nouvelle section et à la section droit-lettres du quai Claude Bernard. Au demeurant, dans la période précédant l’installation à Bron de la nouvelle section, cette question n’avait jamais été prise en considération. 576
Pour que le service des entrées fonctionnât d’une manière efficace, il était prévu qu’il ne devait pas prendre en considération le contenu des documents. Aux inventaires distincts par disciplines préconisés par les instructions de 1962, on prévoyait donc de substituer un inventaire unique pour les monographies. Cette opération d’enregistrement simplifié devait être indépendante du traitement bibliothéconomique. Il en résultait donc la tenue d’un registre unique pour les monographies, et un classement en magasin, après la période d’utilisation active de ces documents, selon l’ordre de ce registre. Le principe de la tenue d’un registre unique pour les monographies fut effectivement appliqué ; la simplification recherchée aurait impliqué que les différents tomes d’une monographie en plusieurs volumes eussent des numéros d’inventaire différents, en fonction de la date de leur enregistrement. On recula, cependant, devant cette conséquence, qui aurait conduit à la dispersion de ces mêmes volumes au moment de leur classement en magasin, et l’on ne put aller jusqu’au terme de la simplification recherchée. Quant au classement des monographies en magasin après leur période d’utilisation active, il apparaît que l’on était à la recherche d’une autre solution que celle qui avait été préconisée par les instructions de 1962. Avec un inventaire tenu par ordre d’arrivée et un classement en libre accès selon la classification décimale universelle, deux possibilités théoriques existaient : classer en magasin selon le numéro d’inventaire, ce qui correspondait à un retour aux usages antérieurs à 1962, ou selon la cote en C.D.U. Cette dernière option était peu rationnelle, car le classement systématique des documents a pour effet de les regrouper par grandes catégories, et permet donc mal de les individualiser pour rechercher un document particulier. La question restait donc irrésolue, mais on tendait cependant à préférer un classement en magasin selon le numéro d’inventaire. Les inconvénients que ce mode de classement auraient impliqués pour les chercheurs admis à fréquenter les magasins semblaient limités, car on supposait que les volumes classés en magasin ne seraient utilisés qu’exceptionnellement. En outre, le classement au moyen d’une cote numérique simple facilitait le travail du personnel chargé de la communication des documents. Cela était connu depuis fort longtemps - au moins depuis 1878 -, mais le développement du libre accès à des documents classés selon la classification décimale universelle avait fait prendre conscience à nouveau des difficultés du classement systématique pour le repérage et le reclassement d’un document précis. Au demeurant, le programme de construction de la nouvelle section ne comportait pas d’espaces correspondant à des magasins de type traditionnel.
Les perspectives de développement de la section étaient extrêmement importantes, voire franchement utopiques dans le contexte français ; elles semblent avoir été inspirées de normes ou de recommandations élaborées dans certains pays étrangers, ainsi que dans le cadre de la préparation du sixième plan. Il avait été prévu que dans cet ensemble universitaire qui devait accueillir 8.000 étudiants, il faudrait dès le départ des collections de cinquante volumes de monographies par étudiant, soit 400.000 volumes, ainsi que cinq années de 3.000 titres de périodiques en cours. Pour les accroissements, celui des monographies avait été estimé à 3 volumes par an et par étudiant, soit 24.000. Ce chiffre de trois volumes par an et par étudiant correspondait aux recommandations d’une commission préparatoire du sixième plan. On en déduisait qu’au terme de trente années, la bibliothèque comporterait, sans tenir compte des éliminations ou des disparitions, plus d’un million de volumes. Ces estimations très élevées étaient comparables à celles qui avaient été formulées dans les plans de développement ambitieux des bibliothèques d’Allemagne fédérale et de Grande-Bretagne pour une bibliothèque universitaire entière, alors qu’il ne s’agissait à Bron que d’une section. Elles n’ont été accompagnées, semble-t-il, d’aucune évaluation du personnel (nombre et qualifications) et des budgets qui auraient permis de les réaliser. Elles étaient évidemment hors d’atteinte dans une bibliothèque universitaire française de province. Douze ans après l’ouverture de la bibliothèque, R. Thoumieux constata que l’ensemble de ses collections s’élevait à environ 100.000 volumes, y compris le fonds de départ constitué par les dépôts de la faculté des lettres. On se trouve donc face à une erreur d’estimation de grande ampleur, que ne permettent pas entièrement d’expliquer les espoirs alors fondés sur une nouvelle pédagogie qui aurait fait appel à une utilisation intensive des documents. 577
Ces prévisions relatives à l’importance des collections de documents imprimés avaient été fondées exclusivement sur le nombre des étudiants ; elles n’avaient tenu compte ni du nombre des disciplines enseignées, ni du caractère plus ou moins approfondi des formations dispensées, ni de l’activité de recherche dans certains domaines, ni du nombre des publications à acquérir en fonction des objectifs précédents.
Les besoins de lecture et de documentation que la nouvelle section devait satisfaire avaient été répartis en trois groupes : ceux de l’enseignement, ceux de la recherche, et ceux de la culture. Pour répondre à cette dernière fonction, avaient été prévus, à côté d’une bibliothèque de culture générale, un centre de documentation théâtrale, des salles d’exposition et un auditorium. La présence d’une bibliothèque de culture générale dans une section lettres et sciences humaines constituait une innovation. Le centre de documentation théâtrale avait été constitué dans les locaux de la section sciences de La Doua, et était orienté à la fois vers la documentation utile aux études universitaires dans le domaine du théâtre et plus tard du cinéma, de la danse et de l’audiovisuel, et vers les besoins des professionnels du spectacle. La présence dans une bibliothèque universitaire de ces services et de ces équipements affirmait fortement une vocation culturelle qui avait pris de l’importance aux yeux du directeur de la bibliothèque, J.-L. Rocher, depuis l’apparition de la bibliothèque de culture générale de la section sciences de La Doua. 578
En ce qui concerne les documents utiles à l’enseignement et à la recherche, une disposition plus complexe que l’organisation en deux niveaux préconisée par les instructions de 1962 avait été recherchée. Les principes d’organisation de la nouvelle section, exposés sous la forme d’un document interne intitulé « Esprit de Bron », prévoyaient la répartition des documents en trois ensembles : un fonds de prêt en libre accès, qui devait être situé le plus près possible de l’entrée de la bibliothèque, afin de limiter les allées et venues ; des ouvrages usuels en libre accès dans les salles de lecture, pour la consultation sur place seulement ; et des documents plus spécialisés, en libre accès pour les chercheurs dans une partie du bâtiment à laquelle avait été donnée le nom de « bloc chercheurs », et communicables en cas de besoin aux étudiants moins avancés. Cette organisation ajoutait à la notion de niveau, qui restait présente, celle d’utilisation des collections, en séparant les documents destinés au prêt de ceux qui devaient être consultés sur place. Elle était inspirée à la fois de principes bibliothéconomiques anciens et des leçons qui avaient été tirées de la mise en service de la section sciences de La Doua, dans le bâtiment de laquelle la future section lettres et sciences humaines de Bron-Parilly avait été abritée pendant plusieurs années.
Le fait de situer le service de prêt à proximité de l’entrée de la bibliothèque avait été l’une des caractéristiques de la bibliothèque universitaire de Lille dès les années 1950 et peut-être même avant. Cette organisation était considérée à juste titre comme rationnelle, car elle permettait de faire fonctionner le service de prêt d’une manière relativement indépendante des autres services de la bibliothèque, et d’éviter les allées et venues à l’intérieur de celle-ci. Il ne s’agissait pas alors de prêt en libre accès, mais d’une banque de prêt à laquelle étaient remis des bulletins portant les références des ouvrages demandés. Ce n’est pas de cette expérience que s’inspirait la solution préconisée pour la section lettres et sciences humaines de Bron. Le libre accès institué à la section sciences de La Doua avait posé le problème de la distinction, dans les salles de lecture des étudiants, des documents qu’il était possible d’emprunter et de ceux qui devaient être consultés sur place. Il était apparu, notamment, que si l’on classait ensemble ces deux catégories de documents en les distinguant par un moyen visuel simple (pastille de couleur, par exemple), on provoquerait des difficultés de contrôle, et des circulations nuisibles au silence souhaitable dans une salle de lecture. Dans un premier temps, le service du prêt à l’usage des étudiants fut donc conçu comme un service de prêt indirect (demande des documents par bulletins déposés à la banque de prêt), avant que le regroupement des documents réservés au prêt pour cette catégorie d’utilisateurs dans une salle du rez-de-chaussée de la bibliothèque ne permît la mise en place d’un service de prêt en libre accès. C’est cette organisation qu’il était prévu de transposer à Bron, en lui réservant des espaces plus importants.
Les salles de lecture de la nouvelle section n’appelaient pas d’observation particulière, si ce n’est l’importance des surfaces que le projet leur avait réservées (environ 3.000 mètres carrés). Quant à la documentation destinée aux chercheurs, elle devait être disposée dans des espaces intermédiaires entre des magasins à livres et des salles de travail, une réalité nouvelle correspondant soit à des salles de lecture avec une forte densité de documents, soit à des magasins un peu moins denses comportant des places de consultation. Il s’agissait d’une étape supplémentaire dans la conception de l’interpénétration des magasins et des salles de travail, dont le principe avait été posé par les instructions du 20 juin 1962. 579
L’importance des collections prévues et celle du public attendu (un taux de fréquentation de 50 pour cent des 8.000 étudiants de Bron était visé) conduisaient à imaginer un bâtiment très vaste. Dans le projet d’origine, la bibliothèque devait comporter une superficie de 12.000 mètres carrès (soit 1,5 mètre carré par étudiant), identique à celle du bâtiment de La Doua, et des possibilités d’extension ultérieure permettant de doubler cette superficie. De surcroît, les promoteurs du projet souhaitaient que la construction fût réalisée en une seule tranche, afin d’ouvrir une bibliothèque complète dès la mise en service de l’université. Les contraintes financières du projet en décidèrent autrement, et c’est un bâtiment de 8.000 mètres carrés qui fut ouvert au public en novembre 1973. Il avait été amputé des salles de lecture prévues pour prolonger le bâtiment vers l’ouest, et dont la construction fut renvoyée à une seconde tranche avant d’être reportée sine die. Cette décision, fondée sur les coûts prévisibles d’entretien de ces surfaces supplémentaires, a eu pour effet de déséquilibrer le projet d’origine, et de contraindre à aménager des salles de lecture dans des espaces prévus au départ pour être des espaces de travail réservés aux chercheurs. 580
L’étude des principes bibliothéconomiques appliqués à la section de Bron montre que dès la fin des années 1960, une certaine distance avait été prise par des responsables de bibliothèques universitaires à l’égard de règles de fonctionnement prescrites par les instructions du 20 juin 1962. Les adaptations envisagées ne remettaient toutefois pas en cause l’un des principes fondamentaux de ces instructions, le développement du libre accès, mais tendaient plutôt à son développement ou même à sa généralisation. Les conclusions tirées de la mise en service de la section sciences de La Doua invitent à voir dans cette distance critique une conséquence de l’expérimentation des nouvelles formes d’organisation. Cela permet d’observer que cette phase d’expérimentation, qui n’avait pas été prévue dans le plan d’ensemble de la réforme des bibliothèques universitaires, constituait bien une étape indispensable, mais qu’elle devait s’opérer en vraie grandeur, dans des bâtiments conçus pour être opérationnels et non pour être expérimentaux. Il était en effet utopique de penser que les premières tentatives d’organisation des sections nouvelles et transférées selon les règles posées par les instructions de 1962 auraient pu se révéler d’emblée parfaitement adaptées à un fonctionnement rationnel de ces sections. 581
L’article de J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement » contient, en même temps qu’un bilan de l’application des instructions du 20 juin 1962 à la nouvelle section sciences, quelques indications sur les adaptations prévues pour la future section lettres et sciences humaines de Bron. Op. cit., p. 561-562. Une étude plus détaillée, rédigée douze ans après la mise en service de cette section, est celle de R. Thoumieux, « Université de Lyon, la bibliothèque universitaire de Bron-Parilly ou la bibliothèque inachevée » dans Construction et aménagement des bibliothèques, mélanges Jean Bleton (Paris, 1986), p. 163-178.
La critique de l’organisation des services bibliothéconomiques internes par secteurs, qui avait été appliquée à la section droit-lettres de la bibliothèque universitaire de Lyon (quai Claude Bernard) a été faite par J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », op. cit., p. 561, qui concluait : « Dans l’ensemble, il apparaît que la spécialisation par secteur doit demeurer au plan scientifique ; au plan technique, il est préférable d’adopter une spécialisation par fonctions ou tâches techniques ». Cette conclusion tirait la leçon de la réorganisation des services bibliothéconomiques internes intervenue à la section droit-lettres du quai Claude Bernard vers 1967.
R. Thoumieux, « Université de Lyon, la bibliothèque universitaire de Bron-Parilly ou la bibliothèque inachevée », op. cit., p. 167 et p. 171-173.
J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », op. cit., p. 548-550 (salle de culture générale) et p. 555-556 (centre de documentation théâtrale) ; A. Gleyze, M.-C. Billard, « Le Centre de documentation théâtrale et cinématographique de la Bibliothèque interuniversitaire de Lyon », Bulletin des bibliothèques de France, t. 20, n° 12, décembre 1975, p. 559-565.
La genèse des conceptions bibliothéconomiques appliquées à la section de Bron à partir des expériences faites à La Doua est retracée d’après J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », op. cit., p. 550-551 et p. 557 (service de prêt en libre accès pour les étudiants). L’exposé des principes retenus pour l’organisation de la section de Bron est emprunté à R. Thoumieux, « Université de Lyon, la bibliothèque universitaire de Bron-Parilly ou la bibliothèque inachevée », op. cit., p. 165-168.
Histoire de la construction du bâtiment de la section de Bron et description des espaces réalisés dans R. Thoumieux, « Université de Lyon, la bibliothèque universitaire de Bron-Parilly ou la bibliothèque inachevée », op. cit., p. 168-173. Comme le rappelle R. Thoumieux, la décision de l’implantation de bâtiments universitaires à Bron, décidée à la fin de l’année 1968, a eu des aspects à la fois politiques et liés à une certaine utopie pédagogique. La réalisation du bâtiment de la bibliothèque n’a pas été contrôlée par la direction des bibliothèques.
En ce qui concerne le développement du libre accès dans la future section de Bron, les projets de 1970 prévoyaient des collections de départ de 350.000 volumes directement accessibles, dont 250.000 à la disposition des chercheurs. Le caractère expérimental de fait de la démarche suivie à La Doua a bien été caractérisé par J.-L. Rocher, qui a parlé de « répartition du travail entre des équipes responsables et libres... de tâtonner », dont chacune « a fait ses essais séparément ». J.-L. Rocher, « La Bibliothèque universitaire de Lyon-La Doua après cinq années de fonctionnement », op. cit., p. 562 et p. 566-567.