IV. Les résultats : acquisitions et collections en 1985

En nombre de volumes de monographies acquis et en nombre d’abonnements, l’évolution peut être suivie à partir de 1974 à travers les enquêtes statistiques générales. Pour la période précédente, on ne dispose que des statistiques relatives à l’année 1960. L’ensemble des bibliothèques universitaires avaient alors acquis par achat 89.700 volumes de monographies et avaient reçu 37.500 titres de périodiques (abonnements, dons et échanges). Pour les bibliothèques universitaires de province, ces chiffres étaient respectivement de 68.300 volumes et de 24.800 titres. Au cours des journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1961, ces chiffres, surtout ceux des abonnements, avaient été considérés par les responsables de la direction des bibliothèques comme nettement insuffisants. 628

Les données relatives aux acquisitions de monographies pour la France entière font apparaître que le maximum a été atteint en 1975, avec près de 267.000 volumes acquis sur crédits de fonctionnement et d’équipement. Entre 1978 et 1982, une diminution irrégulière s’est produite, très marquée à partir de 1980. Le nombre des volumes acquis a alors atteint 177.200, et est tombé à moins de 160.000 en 1982. Un redressement s’est amorcé à partir de 1983 ; le chiffre de 1985 a été de 216.400 volumes environ. Entre 1975 et 1982, il s’est donc produit une diminution de plus de 107.000 volumes (40 pour cent). Ces évolutions sont cohérentes avec l’évolution des recettes. Les 216.400 volumes de 1985 représentent, pour soixante bibliothèques universitaires, une moyenne de 3.600 volumes acquis par an (moins de mille par section). Les données relatives aux bibliothèques universitaires de province sont en accord avec ce constat global.

En ce qui concerne les abonnements aux périodiques, le nombre des abonnements en cours, qui était de 50.700 pour la France entière en 1974, a atteint son maximum en 1978 (61.500 titres) et a diminué en 1979 (58.300 titres). Après 1980, où le nombre total des abonnements était remonté à 61.400, un mouvement irrégulier de diminution est apparu, conséquence d’une nouvelle vague de suppression d’abonnements par les bibliothèques universitaires. Ces suppressions ont touché surtout les périodiques étrangers, dont les abonnements, facturés en dollars américains, étaient devenus très coûteux. Le nombre des abonnements étrangers est ainsi passé de 34.300 en 1977 à 27.600 en 1985 (près de 20 pour cent de suppressions). En revanche, le nombre de périodiques français a légèrement progressé, de 26.100 en 1977 à 28.300 en 1985. En 1985, les bibliothèques universitaires françaises recevaient ensemble moins de 56.000 abonnements, soit en moyenne 920 par bibliothèque ou quelques centaines par section. Plusieurs documents permettent de préciser que pour maintenir leurs abonnements aux périodiques considérés comme essentiels, certaines sections scientifiques et médicales ont alors fortement diminué ou même complètement cessé leurs acquisitions de monographies. 629

Dans les acquisitions de livres et documents français, les statistiques mettent en évidence la part croissante des acquisitions effectuées au moyen de la subvention du Centre national des lettres, qui ne pouvait être utilisée que pour ces dépenses. Cette part a atteint 37,6 pour cent des acquisitions françaises (livres et périodiques) en 1982. On est donc fondé à soutenir qu’il y a eu un effet de substitution de cette ressource par rapport aux ressources normales, et non un effet de complément comme cela aurait dû être le cas. La raison en est simple : les crédits du C.N.L. ne pouvaient servir qu’aux acquisitions françaises, alors que la subvention ordinaire de fonctionnement pouvait être utilisée pour des dépenses de toute nature. En l’absence des crédits du Centre national des lettres, les acquisitions françaises des bibliothèques universitaires auraient donc été diminuées, selon les années, d’un quart ou d’un tiers. 630

On peut aussi constater la diminution plus forte des acquisitions étrangères que des acquisitions françaises, aussi bien en ce qui concerne les livres que les périodiques. Plusieurs causes peuvent être invoquées : le coût élevé des publications étrangères en raison de fluctuations des taux de change défavorables au franc français, des arbitrages en faveur de l’acquisition d’une plus forte proportion de documents français plus largement utilisables, et aussi l’influence de la subvention du Centre national des lettres qui ne pouvait être utilisée que pour des acquisitions françaises. Il existe aussi une explication de caractère fiscal, mais qui n’a eu d’influence qu’à l’extrême fin de la période étudiée : à partir de 1985, l’annulation de la franchise de taxe à la valeur ajoutée (T.V.A.) dont bénéficiaient les bibliothèques universitaires françaises pour leurs acquisitions de documents étrangers aurait entraîné un surcoût de 4 à 7 pour cent de ces documents. 631

En 1985, les acquisitions des bibliothèques universitaires françaises de province dans leur ensemble ont représenté 134.700 volumes de monographies, soit une moyenne de 3.600 volumes par bibliothèque environ. Le nombre total de leurs abonnements a été de 37.300, soit une moyenne d’un peu plus de 1.000 par bibliothèque. La répartition entre bibliothèques a été la suivante (tableau 11 O).

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Tableau 11 OAcquisitions des bibliothèques universitaires de province en 1985
[Note: SOURCE : Enquête statistique générale auprès des bibliothèques universitaires, résultats de 1985.]

Compte tenu de ce faible niveau d’acquisitions, les collections des trente-sept bibliothèques universitaires françaises de province représentaient au total, selon la même source, moins de 8,8 millions de volumes au total. Une seule bibliothèque universitaire (Strasbourg) possédait plus d’un million de volumes. Les deux suivantes (Lyon et Montpellier) en possédaient moins de 750.000. Quatorze bibliothèques universitaires avaient moins de 100.000 volumes et douze autres moins de 300.000.

Il est presque cruel de rapprocher ces chiffres excessivement faibles de certaines normes incluses dans des recommandations pour la réforme des bibliothèques universitaires en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne. En ce qui concerne les livres, les recommandations britanniques avaient prévu, pour des universités de petite taille (4.000 étudiants et 500 enseignants) des acquisitions annuelles de 16.000 volumes. Par rapport à cette norme, les soixante bibliothèques universitaires françaises auraient dû acquérir en 1985 960.000 volumes alors qu’elle en ont acquis sept fois moins pour un nombre d’étudiants par université très supérieur. Pour les périodiques, les mêmes recommandations avaient préconisé 3.000 abonnements par bibliothèque ; les bibliothèques universitaires françaises en acquéraient trois fois moins. En Allemagne fédérale, les recommandations du Wissenschaftsrat avaient été de 3.850 abonnements par bibliothèque universitaire. Globalement, on peut estimer que les bibliothèques universitaires françaises ont disposé de moyens au moins cinq fois inférieurs à ce que préconisaient ces normes étrangères pour leurs acquisitions de documents. 632

En 1980, des missions d’étude en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne ont constaté que certaines bibliothèques universitaires créées dans les années 1960 et 1970 avaient déjà accumulé des collections très importantes et continuaient à se développer à un rythme rapide. La bibliothèque universitaire de Ratisbonne, créée en 1965, possédait en 1980 un million de volumes de monographies et en acquérait 150.000 par an ; elle recevait 9.000 titres de périodiques. Elle desservait 15.000 étudiants, et dépensait en moyenne pour les acquisitions et la reliure 200 DM par étudiant (460 F environ). La bibliothèque universitaire de Constance (fondée en 1964) avait des collections estimées à 900.000 volumes, dont 780.000 en libre accès ; le nombre de ses périodiques en cours était de 6.500. Elle desservait 3.800 étudiants et dépensait en moyenne 1.105 DM par étudiant (environ 2.500 F). La bibliothèque de l’université d’East Anglia, à Norwich, fondée en 1973, avait réuni en cinq ans des collections de 368.000 volumes, représentant un investissement de 1,7 millions de livres (16,7 millions de francs environ). Les collections de ces bibliothèques universitaires étrangères récentes étaient comparables en importance à celles des bibliothèques universitaires françaises les plus anciennes, et très supérieures à celles des bibliothèques universitaires françaises récentes. 633

Il n’est pas nécessaire de pousser plus loin les analyses et les comparaisons pour comprendre que l’objectif de donner aux bibliothèques universitaires françaises un rôle scientifique important n’a pas pu être soutenu, et que la possibilité de l’atteindre n’a probablement pu faire illusion que peu de temps après le début des années 1960, soit quelques années seulement après le lancement de la réforme. Corollairement, l’objectif de réduire l’importance des bibliothèques spécialisées des universités a dû lui aussi être abandonné. Il est significatif qu’un rapport officiel de 1985 ait employé, pour décrire la situation, des expressions aussi vigoureuses que celles que l’on peut rencontrer dans les écrits protestataires des années 1970, en parlant de bibliothèques universitaires entrées en dégénérescence, de services ridiculisés et d’équipements techniques de pays sous-développés. 634

Notes
628.

« Bibliothèques des universités, statistiques de 1955-1956 à 1959-1960 », op. cit., p. 556-557.

629.

« Compte tenu des contraintes budgétaires, certaines B.U. sciences consacrent tous leurs crédits aux périodiques et n’achètent que vingt à cinquante ouvrages par an, ce qui n’est certes pas une situation normative. » G. Thirion, Etude sur la situation des bibliothèques universitaires françaises, op. cit., p. 40. « Les restrictions se sont portées d’abord sur les acahts de livres, supprimés dans de nombreuses sections de sciences... » « S.O.S. B.U., qui sauvera les bibliothèques universitaires ? », op. cit., p. 44. Cf. aussi J. Archimbaud, B. Duportet, « La Crise des bibliothèques universitaires, quel avenir ont-elles encore ? », op. cit., p. 2035.

630.

Ce phénomène a été reconnu par un rapport officiel de 1980 : « ...Le C.N.L. se montre de plus en plus réticent à compenser par ses subventions la diminution des crédits d’achat attribués aux B.U. et B.I.U. considérant à juste titre qu’elles doivent permettre un accroissement global des dépenses documentaires des bibliothèques en matière de publications françaises, et non leur simple maintien au niveau antérieur. » Rapport sur les bibliothèques et les centres de documentation des universités, op. cit., p. 82.

631.

Le coût très supérieur des périodiques étrangers par rapport aux périodiques français, surtout en sciences, médecine et pharmacie, peut être apprécié d’après les prix moyens que l’on peut calculer à partir des données de l’enquête statistique générale auprès des bibliothèques universitaires. Le prix moyen (toutes disciplines confondues) d’un abonnement étranger est ainsi passé en francs courants de 454 F en 1977 à 1.547 F en 1985 (multiplication par 3,4) ; pendant la même période, le prix moyen des abonnements français est passé de 172 F à 460 F (multiplication par 2,7), et l’indice des prix de détail a été multiplié par 2,2. La hausse rapide du prix moyen des abonnements étrangers résulte principalement des fluctuations à la hausse du dollar, dont le cours en francs français a plus que doublé entre 1980 et 1985. Les statistiques du nombre des abonnements ne permettent de constater que l’évolution d’un solde entre abonnements maintenus, abonnements supprimés et nouveaux abonnements. Les décisions de suppressions d’abonnements ont en effet été très nombreuses, et ont même fait l’objet d’une publication du service des bibliothèques : Suppressions d’abonnements et nouveaux abonnements étrangers dans les sections sciences, médecine et pharmacie des bibliothèques universitaires, bilan à la date du 15 juin 1979 (Paris, 1979). Ces suppressions avaient commencé dès le début des années 1970. Cf. Livre noir des bibliothèques universitaires, op. cit., p. 5 ; J. Archimbaud, B. Duportet, « La Crise des bibliothèques universitaires, quel avenir ont-elles encore ? », op. cit., p. 2035-2036 (exemple de quatre abonnements étrangers dont les prix ont été multipliés par 3,7 entre 1967 et 1974). Sur la suppression de la franchise de T.V.A. en 1985, cf. J. Gattégno, D. Varloot, Rapport sur les bibliothèques à Monsieur le ministre de l’éducation nationale [et à] Monsieur le ministre de la culture, op. cit., p. 7.

632.

Cette proportion est proche de celle qui est indiquée dans des documents comme « La Situation des bibliothèques universitaires françaises durant l’année du livre », op. cit., p. 11 : le niveau du crédit moyen par étudiant est « environ le cinquième du crédit correspondant chez nos collègues étrangers » et J. Gattégno, D. Varloot, Rapport sur les bibliothèques à Monsieur le ministre de l’éducation nationale [et à] Monsieur le ministre de la culture, op. cit., p. 4 : « le pouvoir d’achat par étudiant d’une bibliothèque universitaire française est actuellement de quatre à neuf fois inférieur à celui des homologues étrangères ».

633.

Rapport sur les bibliothèques et les centres de documentation des universités, op. cit., p. 56, p. 62, p. 70, Annexes, « II. Rapport sur la mission d’étude effectuée en République fédérale d’Allemagne... », tableaux non paginés et « III. Rapport sur la mission d’étude effectuée en Grande-Bretagne... », p. 16. Des éléments de comparaison avec les bibliothèques universitaires de certains pays étrangers figurent aussi dans Les Bibliothèques en France, rapport au Premier ministre établi en juillet 1981..., op. cit., « Annexes », p. 379 (d’après des informations fournies par l’Annuaire statistique de l’UNESCO), et dans F. Reitel, « Les Bibliothèques universitaires en France et en R.F.A., un fossé qui se creuse inexorablement » Le Débat, n° 51, septembre-octobre 1988, p. 108-122. La comparaison entre les bibliothèques universitaires françaises et allemandes a aussi fait l’objet de deux autres articles du même auteur : F. Reitel, « Quelques aspects statistiques concernant les bibliothèques universitaires françaises », Mosella, t. 13, numéro spécial annuel, 1983, p. 253-269 et F. Reitel, « Les Bibliothèques universitaires en R.F.A., un instrument de travail de première instance », ibid., p. 271-300.

634.

D’après le « rapport Gattégno-Varloot », de 1970 à 1980 le pouvoir d’achat par étudiant des bibliothèques universitaires a été divisé par 2,5 (en francs constants) ; cette situation « a ridiculisé dans nombre d’universités le service commun de la documentation ». Sur le plan technique, « les bibliothèques des enseignements supérieurs sont entrées dans la décennie 1980 avec un équipement de pays sous-développé ». J. Gattégno, D. Varloot, Rapport sur les bibliothèques à Monsieur le ministre de l’éducation nationale [et à] Monsieur le ministre de la culture, op. cit., p. 4 et p.7.