II. Les qualifications et la formation des conservateurs

Dans le cadre de la réforme des bibliothèques universitaires annoncée en 1961, il avait été prévu que le recrutement et la formation du personnel scientifique devraient être profondément réformés. Il s’agissait alors de recruter pour ces bibliothèques des professionnels pourvus de compétences scientifiques correspondant à la spécialisation des nouvelles sections, et de leur donner une formation professionnelle approfondie d’une durée de deux ans.

La modification des modalités du recrutement n’a jamais été engagée. Au demeurant, elle se serait heurtée à plusieurs obstacles. L’un de ces obstacles était l’obligation de recruter par concours interne une partie des futurs bibliothécaires ou conservateurs. Les candidats à ces concours internes avaient généralement une expérience professionnelle étendue, mais on ne pouvait exiger d’eux des connaissances scientifiques spécialisées. Ces recrutements internes représentaient, d’après le décret du 12 juin 1964 relatif aux conditions d’admission et de scolarité à l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires, un tiers au maximum du total des recrutements. D’autres obstacles à la spécialisation du recrutement des conservateurs étaient l’obligation de recruter des candidats issus de l’Ecole des chartes, prévue par les statuts successifs du personnel scientifique des bibliothèques (décrets du 16 mai 1952 et du 31 décembre 1969), et la relative rareté des candidats de formation autre que littéraire qui se présentaient au concours et qui réussissaient à franchir le barrage d’épreuves centrées essentiellement sur des capacités de rédaction et sur des compétences linguistiques. Aussi, bien que les administrations chargées des bibliothèques universitaires eussent continuellement affirmé leur souhait de recruter plus de candidats de formation scientifique, juridique ou économique, elles n’ont jamais tenté de réformer les modalités du recrutement dans un sens favorable à cet objectif, et les lauréats des concours externes sont restés dans leur grande majorité des diplômés en lettres ou en sciences humaines. Dès 1980, un passage d’un rapport officiel avait reconnu l’échec de ces intentions de diversification du recrutement, et en avait donné une explication vraisemblable. Ces intentions n’en furent pas moins affirmées jusqu’en 1985, et même au-delà. Elles constituent une survivance des projets de spécialisation du personnel scientifique des bibliothèques universitaires évoqués en 1961. 639

Ce déséquilibre des recrutements par rapport aux disciplines représentées dans les bibliothèques universitaires est certes explicable. Cependant, ces explications laissent subsister un paradoxe majeur : les conservateurs de bibliothèque, chargés en principe de fonctions de caractère scientifique, étaient recrutés par concours externe sans considération de la spécialisation attestée par leurs diplômes universitaires. L’objectif de spécialisation scientifique affirmé par les réformateurs de 1961 avait donc été rapidement abandonné, et n’a même pas été repris au moment de la création des C.A.D.I.S.T. en 1980. Mutatis mutandis, c’est un peu comme si des enseignants appelés à exercer leurs fonctions dans des disciplines différentes avaient été recrutés par un concours de caractère généraliste, ne faisant qu’une place mineure à leur spécialisation, sur le modèle d’un concours administratif classique, et affectés ensuite à des emplois correspondant ou non à leurs études universitaires. Ce caractère indifférencié du recrutement présentait cependant plusieurs avantages, qui ont sans doute été déterminants. Il simplifiait la gestion du personnel, en évitant d’introduire dans un corps aux effectifs réduits des distinctions qui auraient rendu plus difficiles les affectations et les mutations. En outre, les professionnels eux-mêmes étaient attachés à la possibilité de se porter candidat à tout emploi vacant, quelle que fût sa spécialisation dans une section ou une autre d’une bibliothèque universitaire, et même quelle que fût la nature de la bibliothèque dans laquelle cet emploi était situé. Cet attachement à l’unité du corps, dont témoignent de nombreux documents associatifs et syndicaux, peut être considéré comme un indice supplémentaire du fait que les aspects techniques de la profession avaient depuis longtemps acquis plus d’importance que les aspects liés aux savoirs spécialisés aux yeux des professionnels des bibliothèques et de leurs associations. Cette conception de la profession, à l’opposé de celle qui a prévalu en Allemagne pour les personnels les plus qualifiés, a nécessairement eu des conséquences sur le contenu de la formation professionnelle.

Le déséquilibre des qualifications par rapport aux emplois à pourvoir ne pouvait aucunement être compensé par la formation. On sait que le projet d’une école de formation en deux ans, dont la seconde année aurait comporté des enseignements de spécialisation, n’avait pas été retenu lors de la création de l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires en 1963. Cette année de spécialisation n’aurait pas par elle-même permis de remédier aux inconvénients d’un recrutement indifférencié, et bien que la demande d’une scolarité en deux ans eût été fréquemment présentée, la conception de cette seconde année presque mythique a fréquemment varié. Mais une formation réduite à une année, ou plus exactement à neuf ou dix mois, qui devait de surcroît être adaptée à des élèves appelés à exercer leurs fonctions dans des bibliothèques de nature très différente, ne pouvait avoir qu’un caractère fortement généraliste. Les enseignements de bibliothéconomie et de bibliographie spécialisées, qui auraient dû être développés dans la perspective d’une adaptation des futurs professionnels à des emplois dans des sections de bibliothèques universitaires, ne pouvaient donc être proposés que sous la forme d’options comportant un faible volume horaire. Il n’était au demeurant nullement garanti que le choix d’une option par un élève fût suivi de son affectation dans une bibliothèque - et moins encore dans une section - correspondant à l’option choisie. 640

La formation professionnelle du personnel scientifique a toujours constitué un sujet important pour les professionnels, pour leurs associations et pour les administrations chargées des bibliothèques. Les quelques études sur l’histoire récente de cette formation et les nombreux projets de réforme qui ont été conçus à ce propos laissent l’impression d’une insatisfaction persistante, un peu comme si la formation professionnelle avait servi de révélateur au malaise d’une profession. 641

En ce qui concerne la formation des conservateurs, cette insatisfaction s’est cristallisée autour de plusieurs thèmes : la durée de la formation, avec la demande fréquemment renouvelée d’une formation en deux ans, les programmes, les diplômes, mais aussi la nature de l’école chargée de dispenser la formation, la nomination de son directeur et des professionnels appelés à y enseigner, les relations avec l’enseignement supérieur et la place de la recherche, etc. Ces thèmes apparaissent fréquemment entrelacés dans les propositions ou les projets de réforme, qui mériteraient en eux mêmes une étude particulière. On n’en donnera ci-dessous qu’un bref aperçu.

Alors que la réforme du statut du personnel scientifique des bibliothèques intervenue en 1969 n’avait pas modifié les conditions de recrutement et de formation de ces personnels, qui étaient incluses dans des textes réglementaires antérieurs, une première réforme de l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires a été envisagée en 1970. Elle a été étudiée par un groupe de travail présidé par l’inspecteur général des bibliothèques Maurice Caillet. Ce premier projet de réforme a eu pour objectif d’intégrer la formation professionnelle des conservateurs dans un cursus de caractère universitaire. Il prévoyait la transformation de l’E.N.S.B. en un établissement public à caractère scientifique et culturel, et une scolarité en deux années sanctionnées respectivement par une maîtrise en bibliothéconomie et par un diplôme d’études approfondies en bibliothéconomie. Le développement d’enseignements universitaires de caractère professionnel dans le domaine du livre et de la documentation se situait à l’arrière-plan de ce rapprochement entre la formation professionnelle des conservateurs et certaines formations universitaires. Dans ce contexte, l’institut universitaire de technologie de Nancy avait été chargé en 1969 de dispenser la « formation moyenne » sanctionnée par le certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaires, et l’université de Paris III avait présenté un projet de cursus universitaire spécialement adapté à la formation des conservateurs. Cette première tentative de rapprochement de la formation professionnelle et de l’enseignement universitaire n’échappait pas au risque d’une relative confusion entre deux types de formation régis par des dispositions distinctes, la formation universitaire des étudiants et la formation professionnelle des fonctionnaires. Les propositions présentées une quinzaine d’années plus tard par la direction des bibliothèques, des musées et de l’information scientifique et technique peuvent prêter à la même critique. 642

Certains dossiers du ministère chargé de l’enseignement supérieur ont conservé la trace, à côté de ce projet de réforme globale, de propositions plus ponctuelles, tendant soit à porter la durée de la scolarité à l’E.N.S.B. à deux années, soit à demander aux candidats aux concours d’être titulaires du certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire. Cette dernière demande, présentée en décembre 1971 par G. Thirion, était motivée par le souhait de pouvoir consacrer l’année de formation suivant le concours de recrutement à un approfondissement des connaissances professionnelles plutôt qu’à un enseignement de caractère souvent élémentaire, et aussi par le projet de placer dans des conditions identiques les élèves issus du concours externe et du concours interne, qui formeraient ainsi un auditoire plus homogène. Un risque supplémentaire de confusion était cependant ainsi introduit entre la formation moyenne et la formation supérieure, dont la différenciation a toujours été assez incertaine. Cette hypothèse fut définitivement abandonnée à la fin de 1984. On note aussi qu’un autre groupe de travail « sur la formation initiale et permanente du personnel scientifique des bibliothèques » a été institué à la demande du secrétaire d’Etat aux universités en décembre 1974 et a remis ses conclusions en avril 1975, peu de temps après les journées d’étude de Gif-sur-Yvette, dont il sera question au chapitre 12.

En 1971, la décision avait été prise de transférer l’E.N.S.B. à Villeurbanne pour des motifs tenant à l’aménagement du territoire. Ce transfert ne fut réalisé qu’à la rentrée de 1974. Un an seulement après ce transfert fut présenté par un rapport officiel un projet tendant à la création d’une « Ecole nationale supérieure des chartes et du patrimoine », qui aurait été installée à Paris, et qui aurait été chargée de la formation de l’ensemble des professions du patrimoine, parmi lesquelles le rapporteur, le conseiller d’Etat Jacques Narbonne, rangeait celle de conservateur de bibliothèque. En conséquence, le rapport proposait la suppression de l’E.N.S.B., dont le transfert à Villeurbanne était critiqué, et sa reconversion vers une fonction de formation des personnels techniques. Ces propositions n’ont pas été suivies de réalisation. 643

Bien d’autres étapes jalonnent la réflexion sur la formation professionnelle des conservateurs de bibliothèques au cours des années 1970 et 1980. En 1975, l’Association des bibliothécaires français tint son congrès national sur le thème de la formation professionnelle. Les propositions relatives à la formation des conservateurs distinguaient un enseignement préparatoire, pouvant être dispensé dans des instituts universitaires de technologie, des premiers cycles universitaires ou des centres de formation professionnelle, et un enseignement approfondi. Ce projet entérinait donc l’exigence d’une formation professionnelle préalable au recrutement des futurs conservateurs de bibliothèque. Le second niveau de formation aurait été accessible aux titulaires d’un examen ou aux lauréats d’un concours. Il aurait été articulé autour d’un « tronc commun » de connaissances professionnelles issu des travaux d’une commission inter-associations, complété par des enseignements complémentaires (anglais, gestion...) et par des enseignements optionnels relatifs aux différentes catégories de bibliothèques. La durée de ce cycle d’approfondissement, s’ajoutant à celle du cycle préparatoire, aurait été de deux années. Des enseignants de statut universitaire auraient collaboré avec des professionnels des bibliothèques pour dispenser les enseignements, élaborer une documentation pédagogique dont l’absence était vivement ressentie, et assurer le lien entre l’enseignement et la recherche. 644

La situation de crise dans laquelle se sont trouvé plongées les bibliothèques universitaires après 1975, année de relatif optimisme, a interrompu pour un temps les réflexions sur la formation professionnelle. En 1983, après la création de la direction des bibliothèques, des musées et de l’information scientifique et technique, un nouveau projet de réforme de l’E.N.S.B. fut élaboré par un groupe de travail interministériel placé sous la présidence de l’inspecteur général des bibliothèques Louis Desgraves. Il prévoyait pour l’E.N.S.B. un statut d’établissement d’enseignement supérieur, une scolarité en deux ans, une ouverture des formations aux personnels territoriaux de bibliothèque et au personnel des services de documentation. Le niveau de recrutement prévu était la maîtrise, comme à l’Institut national des techniques de la documentation, et la sanction de la scolarité devait être un diplôme de troisième cycle. La prolongation de l’enseignement était en partie due à un stage long dans une bibliothèque ou un service de documentation. Ce projet reprenait des propositions déjà formulées (formation en deux ans, statut d’établissement d’enseignement supérieur pour l’école de formation, sanction de la formation par un diplôme universitaire), mais il y ajoutait certaines données nouvelles, comme le projet de constitution d’une fonction publique territoriale, le souhait de rapprocher les professions des bibliothèques et de la documentation, une formation faisant appel à des méthodes rénovées et le souci de tenir compte des innovations techniques dans le domaine de l’information. Ce nouveau projet de réforme, connu par un dossier conservé au ministère chargé de l’enseignement supérieur, a été ensuite repris dans le cadre d’un « groupe de travail unique » (c’est-à-dire commun à l’ensemble des formations), placé sous la présidence de l’inspecteur général des bibliothèques Jean-Pierre Seguin. Les conclusions de ce nouveau groupe de travail ont permis ultérieurement la réforme des formations sanctionnées par le certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire (C.A.F.B.) et de la carte des centres régionaux de formation professionnelle, mais n’ont pas eu de résultat immédiat en ce qui concerne la formation des conservateurs de bibliothèques. 645

La plupart des rapports sur les bibliothèques qui se sont succédé entre 1980 et 1985 comprennent une partie relative à la formation professionnelle des conservateurs, comportant généralement des propositions de réforme, dont la plus fréquente est celle de l’allongement de la scolarité. La position exprimée dans le rapport conjoint de l’inspection générale de l’administration du ministère des universités et de l’inspection générale des bibliothèques de 1980 (formation de tous les conservateurs de bibliothèques par l’Ecole des chartes) a déjà été mentionnée ; elle apparaît comme atypique, et n’a jamais été soutenue officiellement. A la suite de propositions de nature statutaire concernant le personnel, le « rapport Vandevoorde » a proposé diverses mesures propres à améliorer la formation des conservateurs de bibliothèque : renforcement de l’enseignement de la bibliothéconomie moderne à l’Ecole des chartes, et, pour les conservateurs recrutés directement par l’E.N.S.B., doublement de la durée de la scolarité, meilleure liaison de l’école avec l’université et augmentation du nombre des élèves. Le rapport rappelait à ce propos que l’E.N.S.B. avait été créée avec l’objectif de former des promotions d’une centaine d’élèves par an. Dans l’esprit des rapporteurs, cette augmentation des effectifs était surtout destinée à permettre le développement des bibliothèques publiques qu’ils appelaient de leurs voeux, et ne se concevait que si l’E.N.S.B. avait aussi vocation à accueillir les futurs conservateurs de bibliothèque des collectivités territoriales. Cette dernière proposition était cohérente avec le projet d’une harmonisation des carrières des personnels des bibliothèques de l’Etat et des collectivités territoriales présenté dans le même rapport. 646

Le projet de réforme de la formation des conservateurs brièvement évoqué dans le « rapport Gattégno-Varloot » prenait appui sur les conclusions des groupes de travail présidés par Louis Desgraves puis par Jean-Pierre Seguin en 1983-1984. Il préconisait la création d’une école supérieure des bibliothèques et des sciences de l’information, liée à l’université et conçue comme un pôle de recherche appliquée. La formation devait être dispensée en deux ans, et comporter des innovations pédagogiques, notamment un stage de longue durée. Les enseignants appelés à exercer leurs fonctions à l’école devaient y être détachés, ‘« de manière à s’attacher de façon plus ou moins durable des compétences »’. Les élèves de l’école devaient comprendre de futurs fonctionnaires et des étudiants, dans la perspective d’un décloisonnement des professions des bibliothèques et de la documentation. 647

Tous ces projets de réforme combinent dans des proportions variables des éléments relativement constants, tout en faisant place à des préoccupations nouvelles issues des évolutions administratives ou techniques. Leur point commun est d’être centrés sur un état futur de la formation. Ils nous renseignent donc peu sur les conditions réelles dans lesquelles fonctionnait l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires. Cette réalité est cependant accessible à travers un rapport de l’inspecteur général des bibliothèques Marcel Thomas remis au directeur des bibliothèques, des musées et de l’information scientifique et technique en 1985. 648

Ce rapport donne de l’école, à laquelle le rapporteur semble avoir été peu favorable, l’image d’un établissement en crise. L’organisation administrative est vivement critiquée. Les textes réglementaires relatifs à l’école n’ont pas été appliqués. Les directeurs successifs n’ont jamais été nommés par décret pour une période de quatre ans renouvelable comme le prévoyait le décret fondateur du 12 juillet 1963, mais ont seulement été chargés des fonctions de direction de l’école. Le conseil d’administration a limité ses délibérations au domaine budgétaire, et ne s’est jamais préoccupé des programmes d’enseignement. Le comité des études a subi de profondes transformations de sa composition et de ses attributions, et n’a pas survécu au transfert de l’école à Villeurbanne. L’organisation intérieure de l’école n’est précisée par aucun document, et on ne sait à la suite de quelle décision a été créée la fonction de directeur des études. Aussi le rapporteur faisait sienne l’opinion d’un directeur démissionnaire en 1973, selon laquelle l’E.N.S.B. fonctionnait dans un vide institutionnel et réglementaire préjudiciable à son rayonnement. Le rapport attribuait la responsabilité de cette situation dégradée à l’autorité de tutelle. Il notait que l’administration chargée des bibliothèques n’avait pas résisté à la tentation de rattacher à l’E.N.S.B. des services n’ayant aucun rapport avec la mission de formation de l’école, pour des motifs de simple commodité de gestion. Les services ainsi visés étaient le serveur universitaire national pour l’information scientifique et technique (S.U.N.I.S.T.), le centre national du catalogue collectif national des publications en série, et quelques autres. Il résultait de ces rattachements que l’E.N.S.B. avait ainsi été amenée à ‘« remplir un rôle financier et administratif non seulement considérable, mais sans rapport avec ses missions statutaires »’, et que son budget de fonctionnement total, de 15,5 millions de francs en 1985, ne comprenait que 4,15 millions de francs destinés en propre aux activités de formation de l’école.

Les conditions d’affectation des enseignants permanents de l’école (il s’agissait alors de conservateurs de bibliothèque) suscitaient aussi des critiques. D’après le décret du 12 juin 1964 relatif aux conditions d’admission et de scolarité à l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires, ils auraient dû être nommés par arrêté ministériel pour une période de cinq ans. Le rapporteur notait cependant que ‘« la manière dont ils ont été désignés est empreinte de beaucoup d’empirisme »’, et relevait avec étonnement que le fait d’être candidat à un emploi situé dans l’agglomération lyonnaise semblait avoir eu plus d’importance que des considérations scientifiques ou pédagogiques. 649

En ce qui concerne l’enseignement proprement dit, le rapporteur notait comme des éléments défavorables ‘« la perpétuation indéfinie et quelque peu routinière du modèle initial »’, l’éloignement de Paris et un relatif isolement intellectuel, qui étaient peu propices à une véritable activité d’enseignement supérieur. La conclusion rassemblait l’ensemble de ces analyses.

‘« Vingt-deux ans après sa création et contrairement aux intentions de ses créateurs, l’E.N.S.B. n’est pas parvenue à atteindre la réputation ni le statut d’une véritable grande école, et c’est sans nul doute la prise de conscience de cet état de choses par son autorité de tutelle qui a conduit cette dernière à envisager pour elle les profondes réformes aujourd’hui en cours d’étude.

Cette situation tient à un grand nombre de causes dont les principales ne font pas l’objet du présent rapport. Il n’est pas douteux en particulier que la trop courte durée des études qui y sont poursuivies, leur nature souvent plus technique que scientifique, le niveau universitaire trop bas des élèves, et les modalités du concours d’entrée en sont en grande partie responsables. » 650

Tout en faisant la part de l’attachement du rapporteur à la formation dispensée par l’Ecole des chartes, on ne peut qu’être frappé par la sévérité du diagnostic qui a été formulé. Cela permet de penser que la réforme de la formation professionnelle des conservateurs étudiée à partir de 1983 a été fondée à la fois sur un constat d’échec et sur la volonté d’organiser la formation sur des principes entièrement différents. D’autres préoccupations peuvent être identifiées, en particulier celle de décloisonner les formations destinées à des professions voisines, et par là d’accroître les effectifs d’une école qui ne pouvait pas être considérée comme viable avec des effectifs aussi restreints que ceux des années 1980. Le décloisonnement des formations a été recherché dans plusieurs directions, ce qui explique la conception ultérieure d’une école destinée à accueillir aussi bien de futurs fonctionnaires de l’Etat et des collectivités territoriales que des étudiants, ou de futurs professionnels des bibliothèques et des services de documentation. Le point de rencontre de ces préoccupations était une école ayant à la fois le caractère d’une école de formation de fonctionnaires et celui d’un établissement d’enseignement supérieur. Si l’échec de la formule antérieure a été ressenti comme une évidence vers le milieu des années 1980, le succès de la nouvelle conception n’était nullement garanti. Sans qu’il soit possible d’approfondir cette question dans le cadre du présent travail, on peut noter que cette nouvelle conception avait en commun avec la formule antérieure le caractère généraliste de la formation professionnelle. Celui-ci était une conséquence du fait que l’école devait former de futurs professionnels destinés à exercer leurs fonctions dans des bibliothèques de nature très diverse, y compris celles des collectivités territoriales, et aussi de la rupture déjà ancienne du lien entre les professions des bibliothèques et les savoirs spécialisés, rupture que l’on peut dater de l’origine même des bibliothèques universitaires constituées par la réunion des bibliothèques des facultés. Ces deux éléments nous semblent avoir eu une influence déterminante dans la continuité qu’il est possible de percevoir, au-delà des différences de statut de l’établissement, dans la formation des futurs cadres des bibliothèques. La rupture entre les pratiques professionnelles et les savoirs spécialisés a aussi eu pour conséquence une indifférence assez marquée à l’égard des aspects scientifiques de la profession de conservateur de bibliothèque, et des contenus de formation en relation avec ces fonctions. On peut penser que l’absence de prise en considération de la dimension scientifique de la profession explique que soient apparues, dans cette période de préparation de la réforme de la formation professionnelle des conservateurs, des conceptions tendant à faire passer au premier plan des fonctions d’administration et de gestion, ou des fonctions de caractère technique.

Comme les indicateurs financiers, les indicateurs quantitatifs relatifs aux dotations en emplois montrent que les bibliothèques universitaires françaises ont connu, à partir du début des années 1970, une période de forte restriction de leurs moyens. Celles-ci sont survenues moins de dix ans après le lancement de la réforme des bibliothèques universitaires. Combinées aux insuffisances de la formation, elles ne leur ont pas permis de soutenir les objectifs ambitieux qui leur avaient été assignés sur le plan de la documentation scientifique.

Notes
639.

Décret n° 64-559 du 12 juin 1964 relatif aux conditions d’admission et de scolarité à l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires, Journal officiel du 17 juin 1964 ; décrets n° 52-554 du 16 mai 1952 et n° 69-1265 du 31 décembre 1969 (statuts successifs du personnel scientifique des bibliothèques), Journal officiel du 20 mai 1952 et du 4 janvier 1970. Dans un texte critique à l’égard de la filière de recrutement et de formation des conservateurs de bibliothèque par l’E.N.S.B., l’un des rédacteurs d’un rapport officiel de 1980 écrivait : « Cette double filière de formation [E.N.S.B. et Ecole des chartes] a pu être originellement justifiée par le désir de l’administration de voir le corps [des conservateurs de bibliothèque] constitué de fonctionnaires ayant suivi des cursus d’études supérieures aussi divers que possible. L’espoir de parvenir à recruter des scientifiques, des juristes, voire des médecins, jugés plus aptes à la gestion de certaines bibliothèques que des littéraires, avait manifestement inspiré dans leurs options les créateurs de l’E.N.S.B.qui jugeaient par ailleurs trop exclusivement historique la formation de l’Ecole des chartes. Or cet espoir a été, force est de le reconnaître, en grande partie déçu. Pour des raisons diverses, dont la principale est sans aucun doute la disparité des rémunérations entre les carrières scientifiques, médicales ou juridiques et celles des bibliothèques, la grande majorité des candidats reçus à l’E.N.S.B. continuent à se rencontrer chez les diplômés de sciences humaines. » Rapport sur les bibliothèques et les centres de documentation des universités, op. cit., Annexes, « VI. Note sur la formation professionnelle du personnel scientifique des bibliothèques », p. 3. La nature des épreuves du concours était de nature à expliquer cette prédominance des candidats littéraires, comme le reconnaissait le même rapporteur : « Le concours d’entrée à cette école [l’E.N.S.B.]... est ouvert aux titulaires d’un diplôme d’études supérieures... sans aucune exigence de spécialisation et les épreuves visent seulement à déterminer le niveau de culture générale des candidats, leur connaissance de deux langues, leur aptitude à la rédaction et à la contraction de textes ». Ibid., p. 2. La profession étant assez divisée sur la question de la spécialisation des conservateurs, et y étant même plutôt hostile, la demande de recruter des conservateurs ayant des connaissances universitaires diversifiées n’apparaît que sporadiquement dans les documents d’origine associative. On ne peut guère citer qu’une motion adoptée en 1972 au congrès national de l’Association des bibliothécaires français, dans lequel la section des bibliothèques spécialisées (et non celle des bibliothèques universitaires) demandait « un recrutement plus favorable aux scientifiques » ; certains passages du rapport de synthèse du congrès national de l’A.B.F.de 1974, faisant d’ailleurs état de divergences de vues entre les participants, et une remarque assez désabusée d’un article de G. Thirion de 1978 : « Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la “spécialisation”. C’est le titulaire d’un diplôme littéraire qui sera nommé conservateur dans une B.U. sciences ou médecine, et éventuellement vice-versa. Mais dans ce domaine, en l’état actuel du statut de la fonction publique française, il ne doit pas y avoir grand-chose à faire. » G. Thirion, « Situation des bibliothèques universitaires françaises », op. cit., p. 16. Cette question semble avoir cessé d’être débattue en termes généraux après le début des années 1980 malgré la création des C.A.D.I.S.T., et avoir laissé place à l’affirmation de la nécessité de recruter plus de candidats de formation scientifique, cf., par exemple J. Gattégno, D. Varloot, Rapport sur les bibliothèques à Monsieur le ministre de l’éducation nationale [et à] Monsieur le ministre de la culture, op. cit., p. 52. Selon ce rapport, il devait exister une sélection à deux niveaux : une à l’entrée de l’école, et une autre pour le recrutement de fonctionnaires. Le moment auquel cette seconde sélection devait être opérée était encore à l’étude au moment où le rapport a été publié.

640.

On relève, dans un article publié en 1974, une opinion selon laquelle il aurait été facile à un professionnel de formation littéraire d’acquérir en peu de temps des compétences lui permettant d’aider efficacement, sur le plan documentaire, des spécialistes des sciences exactes. Cette opinion, fondée sur l’évaluation de stages de formation bibliographique organisés par la National lending library for science and technology en Grande-Bretagne, constitue un point de vue opposé à celui selon lequel une spécialisation est nécessaire pour le travail d’information bibliographique. L’absence de travaux d’évaluation conduits selon une méthodologie rigoureuse ne permet pas de départager ces points de vue ; il semble cependant raisonnable d’admettre que la spécialisation des savoirs devrait avoir pour conséquence une certaine spécialisation des personnels chargés de fonctions documentaires en relation avec le contenu des documents. A. Daumas, « Comment préparer les lecteurs à mieux utiliser les bibliothèques, la formation des utilisateurs » Bulletin des bibliothèques de France, t. 19, n° 4, avril 1974, p. 222-223.

641.

L’histoire des formations professionnelles de 1945 à 1990 a été retracée dans deux articles de D. Renoult, « Les Formations et les métiers » dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 4, Les Bibliothèques au XXe siècle, 1914-1990, op. cit., p. 420-445 et « Les Formations à la recherche de leurs réformes », ibid., p. 606-615.

642.

Décret n° 69-1265 du 31 décembre 1969 portant statut du personnel scientifique des bibliothèques, Journal officiel du 4 janvier 1970. Les dispositions relatives au recrutement et à la scolarité des bibliothécaires (conservateurs à partir de 1970) avaient été incluses dans le décret n° 64-559 du 12 juin 1964 relatif aux conditions d’admission et de scolarité à l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires, Journal officiel du 17 juin 1964. J. Lethève, « La Formation du personnel des bibliothèques et les conclusions du “Groupe de travail” », Bulletin d’informations, Association des bibliothécaires français, nouvelle série, n° 71, 2e trimestre 1971, p. 69-72. Les renseignements fournis par cet article sont complétés par un dossier conservé au ministère chargé de l’enseignement supérieur. Le projet de réforme de 1970 prévoyait, en cohérence avec le fait que l’appellation de bibliothécaire avait été remplacée par celle de conservateur en 1969, que l’E.N.S.B. prendrait le nom d’Ecole nationale supérieure des bibliothèques, mais ce changement d’appellation, s’il a été adopté en fait, n’a jamais eu un caractère officiel.

643.

Le rapport de J. Narbonne sur la création d’une école du patrimoine n’a pas été publié. Il a été consulté à la bibliothèque de l’Ecole nationale du patrimoine, et est analysé en détail dans l’article de D. Renoult, « Les Formations à la recherche de leurs réformes », op. cit., p. 607-610.

644.

« La Formation professionnelle, congrès national de l’A.B.F., Montpellier - La Grande Motte, 30 avril - 2 mai 1975 », Bulletin d’informations, Association des bibliothécaires français, nouvelle série, n° 89, 4e trimestre 1975, p. 202-203. L’état de la formation professionnelle du personnel des bibliothèques au milieu des années 1970 est décrit dans un chapitre de H. Comte, Les Bibliothèques publiques en France, op. cit., p. 341-380.

645.

D. Renoult, « Les Formations à la recherche de leurs réformes », op. cit., p. 610-612. Le « groupe de travail unique » a précisé le contenu d’un enseignement professionnel de base, qui devait former le socle commun aux options du certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaires, et constituer une partie de l’enseignement de première année à l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires. Cette dernière proposition a représenté le point d’aboutissement d’une réforme proposée pour la première fois en décembre 1971 par G. Thirion, et abandonnée définitivement à la fin de 1984. La place accordée, dans les projets de réforme de la formation des conservateurs de bibliothèque, à la transformation en établissement d’enseignement supérieur de l’école chargée de dispenser la formation, a été une constante depuis le premier projet de 1970. Cette transformation semble avoir été souhaitée non parce que l’enseignement avait atteint un niveau universitaire, mais pour lui permettre d’atteindre un tel niveau.

646.

Les Bibliothèques en France, rapport au Premier ministre établi en juillet 1981..., op. cit., p. 62-63.

647.

J. Gattégno, D. Varloot, Rapport sur les bibliothèques à Monsieur le ministre de l’éducation nationale [et à] Monsieur le ministre de la culture, op. cit., p. 51-52.

648.

M. Thomas, L’E.N.S.B. en 1985, structure et fonctionnement, rapport à Monsieur le directeur de la D.B.M.I.S.T. (Paris, 1985 ; non publié). Ce rapport a été demandé par le directeur chargé des bibliothèques au moment où il soumettait au ministre de l’éducation nationale un nouveau projet de réforme de l’E.N.S.B., et où l’école était dirigée par un directeur par intérim. Ce projet de réforme n’a pas abouti. Les points particuliers sur lesquels porte le rapport sont l’organisation administrative de l’école et l’organisation de la scolarité, à l’exclusion des contenus de la formation. Certains jugements portés sur les conditions de fonctionnement de l’E.N.S.B. incitent à un rapprochement avec le Rapport sur les bibliothèques et les centres de documentation des universités, op. cit, Annexes, « VI. Note sur la formation du personnel scientifique des bibliothèques », et permettent de formuler l’hypothèse que ces deux documents ont eu le même rédacteur.

649.

Les textes fondateurs de l’E.N.S.B. auxquels ont été confrontées les conditions réelles de fonctionnement de l’école sont le décret n° 63-712 du 12 juillet 1963 portant création d’une Ecole nationale supérieure de bibliothécaires, Journal officiel du 19 juillet 1963, et le décret n° 64-559 du 12 juin 1964 relatif aux conditions d’admission et de scolarité à l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires, Journal officiel du 17 juin 1964. A la suite du rapport de 1985, le comité des études de l’école fut réactivé. Un arrêté du 2 janvier 1984 avait rattaché à l’E.N.S.B. comme des « services » le comité des travaux historiques et scientifiques, le Bulletin des bibliothèques de France, le serveur universitaire national pour l’information scientifique et technique (S.U.N.I.S.T.), le centre national du catalogue collectif national des publications en série et la cellule nationale de coordination de l’indexation matière. Depuis 1971, les différents services de la Joie par les livres, au départ association destinée à favoriser la diffusion de la lecture dans la jeunesse, avaient été rattachés à l’E.N.S.B. par une convention. Installée à Paris dans des locaux de la Bibliothèque nationale de 1964 à 1974, l’E.N.S.B. n’avait pas eu de personnel enseignant permanent. « Quand l’E.N.S.B. fut transférée à Lyon, il fallut pour lui assurer l’encadrement permanent nécessaire, trouver des conservateurs acceptant de résider à Lyon ou y étant déjà affectés. Ce critère a continué à jouer un rôle essentiel dans le recrutement du personnel scientifique de l’E.N.S.B. Lorsqu’il y survient une vacance de poste, celui-ci est “mis au mouvement”, et les candidatures éventuelles sont examinées en C.A.P. [commission administrative paritaire] comme toute autre mutation. C’est dire que des considérations parfaitement respectables mais n’ayant le plus souvent aucun caractère scientifique ou pédagogique entrent fatalement en ligne de compte dans les nominations. Il a même pu arriver que de jeunes conservateurs se voient affectés à l’E.N.S.B. presqu’aussitôt après en être sortis. Il est à craindre qu’en pareil cas, et quelles que soient ses qualités personnelles et son intelligence, le nouvel enseignant soit amené presqu’invinciblement à reproduire un modèle antérieur et couler ses élèves dans le moule d’où il est lui-même sorti. » M. Thomas, L’E.N.S.B. en 1985, structure et fonctionnement..., op. cit., p. 14-15. Dans d’autres passages, le rapporteur s’étonnait du fait que des responsabilités de caractère administratif eussent été confiées à des conservateurs de bibliothèque, et il y voyait une mauvaise utilisation des compétences.

650.

M. Thomas, L’E.N.S.B. en 1985, structure et fonctionnement...., op. cit., p. 35.