Conclusion

La réorganisation des bibliothèques universitaires françaises commencée en 1961-1962 a comporté des aspects techniques et des aspects scientifiques.

Parmi les aspects techniques, on peut ranger le développement du libre accès, le classement des documents par sujets et plus généralement la volonté de placer le contenu des documents au centre des opérations bibliothéconomiques. Cette réorganisation technique a été opérée dans toutes les bibliothèques universitaires, bien que des restrictions au libre accès aient été apportées ultérieurement dans certaines d’entre elles à la suite de disparitions de documents.

Les aspects techniques ne constituaient qu’une partie du programme de rénovation des bibliothèques universitaires. Ils étaient la traduction, sur le plan de l’organisation bibliothéconomique, de l’ambition de donner aux bibliothèques universitaires un rôle scientifique nouveau, en les faisant évoluer vers des fonctions plus proches de la documentation spécialisée que de la bibliothéconomie classique. En ce sens, on peut dire que les aspects scientifiques constituaient le fondement de la réforme des bibliothèques universitaires, et ce qui donnait tout leur sens aux aspects techniques de cette réforme.

L’ambition de donner aux bibliothèques universitaires un rôle scientifique constituait en lui-même un objectif très ambitieux, voire irréaliste. Pour que cet objectif fût atteint, il aurait fallu que ces bibliothèques se départissent de la nature de bibliothèques généralistes qui leur était pour ainsi dire consubstantielle depuis leur création, pour évoluer vers une forme de spécialisation. Il s’agissait évidemment d’un changement très important dans la culture professionnelle, et il aurait nécessité à lui seul des modifications fondamentales des modalités de recrutement et de formation du personnel scientifique. Les professionnels n’étaient pas préparés à accepter facilement un changement aussi complet de la nature de leurs fonctions. En outre, ces modifications n’auraient pu produire leurs effets qu’au terme d’un nombre d’années suffisant pour que les personnels recrutés et formés selon de nouveaux principes fussent en nombre assez important et eussent pu accéder à des fonctions de responsabilité, c’est-à-dire au moins dix ans. En attendant, la réforme devait être conduite par des responsables recrutés et formés selon les principes généralistes qui avaient eu cours jusqu’alors. On peut donc soutenir à bon droit que l’objectif de la spécialisation des bibliothèques universitaires était opposé à la culture professionnelle existante, et que sa diffusion dans un milieu professionnel qui lui était plutôt hostile représentait une entreprise presque certainement vouée à l’échec. Cet obstacle subjectif n’était pas le seul, puisque la fonction de documentation spécialisée avait été jusqu’alors assurée en dehors des bibliothèques universitaires. Au niveau national, le centre de documentation du Centre national de la recherche scientifique était déjà engagé dans cette voie. Dans les universités, il existait déjà des bibliothèques spécialisées, avec lesquelles les bibliothèques universitaires allaient se trouver en concurrence. Or ces bibliothèques spécialisées étaient mieux intégrées aux activités d’enseignement et de recherche que les bibliothèques universitaires, et elles présentaient aux yeux de nombreux universitaires plusieurs autres avantages : celui d’être placées directement sous leur contrôle, celui d’une plus grande proximité géographique et celui d’une souplesse de fonctionnement supérieure. La situation de rivalité dans laquelle les bibliothèques universitaires avaient choisi de se placer avait donc peu de chances de tourner à leur avantage. Dans l’ensemble, il était impossible d’espérer qu’un changement d’orientation aussi fondamental pût être réalisé dans un avenir rapproché. Au demeurant, les réformes du recrutement et de la formation que ces évolutions supposaient n’ont jamais été menées à bien, ni même engagées.

Dépourvues des moyens humains adaptés à leur évolution vers la spécialisation, les bibliothèques universitaires n’ont jamais pu disposer non plus des moyens financiers qui leur auraient permis de constituer des collections de documents spécialisés en accord avec les ambitions des réformateurs de 1961. Elles ont même vu, au cours des années 1970, se réduire les ressources qu’elles pouvaient consacrer à la documentation.

L’un des points forts des bibliothèques universitaires a toujours été leur orientation vers le travail en réseau. Cependant, au cours de la période de 1964 à 1985, cet avantage n’a pas permis de compenser les difficultés suscitées par l’insuffisance des moyens et des qualifications dont elles pouvaient disposer. Le développement des réseaux de coopération entre bibliothèques a été assez lent, le fonctionnement de certains de ces réseaux, comme le prêt entre bibliothèques, a longtemps gardé un aspect artisanal, et des réseaux considérés comme indispensables en 1961, pour le catalogage ou la localisation des documents, n’ont commencé à être réalisés que plus de vingt ans plus tard. Certains services collectifs, comme la ou les bibliothèques nationales de prêt, ont même été complètement abandonnés. A côté de la réalisation tardive ou imparfaite des instruments nationaux de coopération, on ne peut passer sous silence le fait que les différentes sections d’une même bibliothèque universitaire ont le plus souvent travaillé dans l’isolement, et que des catalogues collectifs des collections de monographies des différentes sections n’ont été que rarement réalisés. Quant aux innovations techniques, sur lesquels les administrations et les professionnels ont fondé beaucoup d’espoir à partir du début des années 1980, leur diffusion jusqu’en 1985 a été entravée par le faible niveau des ressources utilisables à cette fin.

On peut donc conclure que seule la partie technique des réformes de 1961-1962 a pu être menée à bien. Quant aux ambitions scientifiques, elles ont rapidement dû être complètement abandonnées, et n’ont subsisté que sous une forme très limitée, avec la création des bibliothèques C.A.D.I.S.T. en 1980. Il n’est donc pas surprenant que l’ambition corrélative de réduire l’importance des bibliothèques spécialisées des universités ait dû être elle aussi abandonnée, et que le problème des relations entre ces bibliothèques et les bibliothèques universitaires ait été au centre des projets de réforme qui devaient finalement aboutir à un nouveau cadre bibliothéconomique et institutionnel en 1985.