1. Les données sur les bibliothèques spécialisées des universités et leur interprétation

En ce qui concerne l’importance des bibliothèques spécialisées des universités, deux ordres de faits doivent être soigneusement distingués. L’importance réelle de ces bibliothèques ne nous est connue que d’une manière indirecte, à travers des enquêtes qui ont toujours été diligentées à la demande des administrations chargées des bibliothèques universitaires, ou à travers des témoignages de professionnels de ces bibliothèques. Bien que deux tentatives de recensement de ces bibliothèques aient été conduites en 1976 et en 1980, les sources d’information disponibles ne permettent pas d’apprécier entièrement l’importance de ces bibliothèques entre 1975 et 1980, ni même d’affirmer qu’elles ont connu un développement particulièrement rapide entre 1961 et 1980. Les différentes tentatives de mesure de l’importance de ces bibliothèques, dont la plus ancienne date de 1954, ont en effet un caractère discontinu, hétérogène et incomplet. La nature non-officielle des bibliothèques spécialisées des universités, qui est l’une de leurs caractéristiques les plus marquantes depuis l’origine, s’oppose donc à la perception objective de leur réalité à un moment donné et à la reconstitution de leur évolution.

Le second ordre de fait est de nature subjective. Il s’agit de la perception, par les administrations chargées des bibliothèques universitaires et par les professionnels de ces bibliothèques, de la réalité des bibliothèques spécialisées des universités. Comme on l’a déjà signalé, cette perception a été fondée sur des observations qui ont eu un caractère discontinu et incomplet. Elle a aussi nécessairement été marquée par des représentations relatives à ces bibliothèques spécialisées, et notamment à la légitimité de leur existence aux côtés des bibliothèques universitaires « officielles ». Les documents disponibles ne nous permettent d’avoir accès qu’à cette réalité subjective ; celle-ci constitue très probablement une représentation déformée de la réalité objective qu’il n’est pas possible d’atteindre. L’analyse qui suit est donc une analyse de la perception et de l’interprétation du développement des bibliothèques spécialisées des universités, à travers des documents qui expriment presque exclusivement le point de vue des autorités responsables des bibliothèques universitaires « officielles », ou une position fondée sur des principes de rationalité administrative et gestionnaire.

Avant d’en venir à l’analyse des tentatives de mesure et des interprétations du développement des bibliothèques spécialisées des universités à partir de 1975, il semble utile de rassembler les rares informations dont on peut disposer sur l’existence de ces bibliothèques, et d’analyser brièvement l’évolution de l’attitude des professionnels des bibliothèques universitaires à leur égard.

On peut considérer comme établi que les bibliothèques spécialisées des universités ont toujours existé à côté des bibliothèques universitaires, et cela depuis l’origine de ces dernières. En effet, les règlements de la fin du XIXe siècle qui ont ordonné la réunion des bibliothèques de facultés pour former les bibliothèques universitaires n’ont formulé aucune prescription en ce qui concerne les bibliothèques dépendant d’une unité plus petite que les facultés. Ces bibliothèques, dont certaines existaient alors depuis plusieurs décennies, ont donc continué à exister, et nous avons cité au chapitre 3 plusieurs arguments qui permettent d’établir cette existence et cette continuité. Le fait que les facultés étaient dotées de la personnalité civile, et pouvaient à ce titre recevoir des dons et des legs, dont certains étaient constitués par des livres ou par des bibliothèques entières, constituait un élément supplémentaire favorable à l’existence de bibliothèques indépendantes des bibliothèques universitaires. Le caractère encyclopédique de ces dernières, l’attention réduite qu’elles accordaient au contenu des documents et que rendait manifeste leur système de classement, leur orientation vers la satisfaction des besoins de l’ensemble du public universitaire, favorisaient aussi la création de bibliothèques spécialisées placées auprès de laboratoires ou d’instituts. Les promoteurs de ces bibliothèques, qui n’étaient pas exclusivement réservées aux professeurs, mais étaient aussi utilisées pour des séances de travaux pratiques, ont quelquefois mentionné leur caractère complémentaire par rapport aux bibliothèques universitaires.

Le rythme de création de ces bibliothèques spécialisées ne peut pas être connu directement. Il dépendait probablement de circonstances diverses : les dons et les legs, les besoins de l’enseignement et de la recherche, les moyens financiers disponibles, etc. A une date plus récente (autour des années 1950), des créations plus nombreuses ont pu avoir lieu en raison du mouvement de spécialisation des savoirs et de la diversification des enseignements dans les universités. La complémentarité des bibliothèques spécialisées par rapport aux bibliothèques universitaires pouvait être perçue sur plusieurs plans : sur le plan matériel, elles étaient généralement plus proches des locaux d’enseignement et de recherche, et leurs capacités d’accueil s’ajoutaient à celles des bibliothèques universitaires, presque toujours insuffisantes. Sur le plan scientifique, elles complétaient les acquisitions des bibliothèques universitaires, soit en acquérant des exemplaires multiples de manuels ou d’ouvrages de consultation nécessaires aux étudiants, soit en constituant une documentation spécialisée que les bibliothèques universitaires n’avaient pas acquise. Il y a tout lieu de penser que la création des bibliothèques spécialisées obéissait à un processus cumulatif, tempéré peut-être dans certaines circonstances par des regroupements de bibliothèques, mais ceux-ci, qui allaient à l’encontre d’une organisation marquée par un fort individualisme, semblent avoir été assez rares. En raison de ce processus, on peut admettre que le nombre des bibliothèques créées à l’initiative des facultés ou de leurs composantes, puis à celle d’unités d’enseignement et de recherche (U.E.R.), est allé en augmentant.

L’attitude des professionnels des bibliothèques universitaires à l’égard des bibliothèques spécialisées des universités a certainement varié au cours du temps. Une grande tolérance, probablement fondée sur la conscience de la complémentarité des services, semble avoir été la règle jusque vers 1950. Cette tolérance était encore très apparente dans la communication présentée par le bibliothécaire en chef de la bibliothèque universitaire de Montpellier, F. Pitangue, aux premières journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1949. Celui-ci constatait en effet que les conditions du travail universitaires avaient alors beaucoup évolué en raison de la dispersion des locaux universitaires, qui rendaient souvent malaisé l’accès à la bibliothèque universitaire « centrale » ; de l’augmentation du nombre des étudiants (plus de 5.000 à Montpellier alors que la bibliothèque universitaire ne proposait que 250 places assises), et de l’organisation plus fréquente de séances de travaux pratiques dans les facultés des lettres et de droit, organisation qui reposait nécessairement sur l’utilisation de bibliothèques proches des locaux d’enseignement et pourvues de collections constituées à cette fin. 652

Quelques signes d’intolérance des responsables de l’administration des bibliothèques universitaires à l’égard des bibliothèques spécialisées des universités sont apparus autour de 1955. Ils sont perceptibles, avec des nuances, dans le rapport non publié de P. Lelièvre de 1955, et surtout à plusieurs moments des journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955. Ces journées d’étude ont été marquées par une communication d’Y. Ruyssen sur les bibliothèques d’instituts et de laboratoires, mais aussi par des échanges assez vifs entre P. Lelièvre et J. Wyart, directeur du centre de documentation du Centre national de la recherche scientifique. P. Lelièvre protesta contre la conception de bibliothèques centrales servant de dépôts, dans lesquels les responsables de bibliothèques spécialisées viendraient prélever les documents qui leur seraient utiles, avant de les restituer lorqu’ils n’en auraient plus l’usage. Nous avons analysé cette controverse, qui nous a semblé révélatrice, aux chapitres 7 et 9. Le moment où elle s’est produite doit aussi retenir l’attention : il correspond au début de la formation d’une doctrine des bibliothèques universitaires, qui devait être mise en oeuvre à travers les réformes de 1961-1962. 653

La position qui s’exprimait dans le rapport non publié de P. Lelièvre était plus nuancée que ne le laisserait penser la vivacité des propos qu’il a tenus aux journées d’étude des bibliothèques universitaires de 1955. Il ne faisait pas de difficulté pour reconnaître la légitimité des bibliothèques spécialisées de recherche qui existaient dans la plupart des laboratoires, mais critiquait surtout certaines bibliothèques de manuels à l’usage des étudiants, qui ne lui semblaient pas favorables, en raison de leur limitation à des documents de caractère élémentaire, à l’apprentissage du travail intellectuel. 654

L’intolérance à l’égard des bibliothèques spécialisées des universités semble avoir atteint un point culminant au cours des journées d’étude de 1961, du moins dans les positions des responsables de la direction des bibliothèques. Ceux-ci ont alors ouvertement affirmé que l’un des buts du développement des bibliothèques universitaires était de réduire l’importance des bibliothèques spécialisées des universités. L’analyse des travaux de ces journées d’étude nous a montré que ces positions n’étaient pas partagées par l’ensemble des participants, et qu’un certain nombre d’entre eux sont intervenus pour demander la mise en place d’une politique de coopération entre les bibliothèques universitaires et les bibliothèques spécialisées des universités. Mais une telle position était alors trop éloignée de celle de la direction des bibliothèques pour que de telles demandes fussent entendues. 655

Au cours des colloques internationaux sur les bibliothèques universitaires organisés à Genève et à Liège en 1965, la position de P. Poindron, devenu adjoint au directeur des bibliothèques en 1964, nous est apparue comme moins offensive, mais toujours marquée par des conceptions selon lesquelles il revenait à la bibliothèque universitaire d’assurer la coordination de l’ensemble des bibliothèques de l’université. Enfin le décret du 23 décembre 1970, qui fixait l’organisation administrative des bibliothèques universitaires dans le cadre des universités autonomes créées en 1968, n’a mentionné que brièvement les « relations nécessaires » qui devaient être établies avec ‘« les autres bibliothèques relevant des universités »’. On est donc fondé à estimer que les conceptions exprimées en 1961, puis à nouveau sous une forme atténuée en 1965, avaient persisté jusqu’en 1970. 656

A l’issue de ce bref historique, il est possible de faire le constat que le développement de l’intolérance à l’égard des bibliothèques spécialisées des universités a été contemporain de l’existence de la direction des bibliothèques. Cela peut s’expliquer par le fait qu’une direction d’administration centrale devait nécessairement considérer avec méfiance des bibliothèques qui se développaient hors de tout contrôle centralisé, et qui lui semblaient assumer une partie du rôle qu’elle ambitionnait pour les bibliothèques universitaires. Cet antagonisme s’est exprimé ouvertement au moment de la réforme des bibliothèques universitaires de 1961-1962, par le fait que ces bibliothèques ont alors été incitées à assurer une partie des fonctions liées à la documentation spécialisée et à limiter ainsi le rôle des bibliothèques spécialisées des universités.

Notes
652.

F. Pitangue, « Bibliothèques d’instituts et de laboratoires », p. 4 dans Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 15-17 décembre 1949 (Paris, 1949 ; non publié).

653.

P. Lelièvre, Dix ans d’inspection (1945-1954), rapport sur les bibliothèques du secteur de M. Lelièvre (s.l.n.d. [1955] ; non publié), « Rapport sur les bibliothèques universitaires de 1945 à 1954... », p. 35-38 ; Y. Ruyssen, « Les Bibliothèques d’instituts et de laboratoires et leurs relations avec la bibliothèque universitaire » dans Les Bibliothèques et l’université, 1955 (Paris, 1957), p. 61-100 ; « Journées d’étude des bibliothèques universitaires, 19, 20, 21 décembre 1955, compte rendu », ibid. p. 180-182 et p. 216-217.

654.

P.Lelièvre, Dix ans d’inspection (1945-1954), rapport sur les bibliothèques du secteur de M. Lelièvre, op. cit., « Rapport sur les bibliothèques universitaires de 1945 à 1954... », p. 36-37 : « La bibliothèque spécialisée est une nécessité absolue pour la recherche... ».

655.

« Journées d’étude des bibliothèques scientifiques, 19-20 janvier 1961 », Bulletin des bibliothèques de France, t. 6, n° 5, mai 1961, p. 216 ; « Journées d’étude des bibliothèques universitaires (30 novembre-1er décembre 1961) », Bulletin des bibliothèques de France, t. 7, n° 2, février 1962, p. 72 et p. 78-79. La volonté de réduire l’importance et le rôle des biliothèques spécialisées des universités s’est aussi exprimée dans d’autres documents, par exemple Quatrième plan de développement économique et social (1962-1965), rapport général de la commission de l’équipement scolaire, universitaire et sportif (Paris, 1961), p. 99, note 1 (passage rédigé à partir de données fournies par la direction des bibliothèques) : « De ce fait, les bibliothèques spécialisées constituées parfois à grands frais dans les instituts de recherches universitaires pourront être allégées, les chercheurs ayant la possibilité de consulter directement la plupart des collections à la bibliothèque de la faculté [i.e. la section placée auprès de la faculté] ».

656.

P. Poindron, « Rapport de synthèse [sur le thème : évolution des structures des bibliothèques] » dans Les Bibliothèques dans l’université, problèmes d’aujourd’hui et de demain, compte rendu du colloque tenu à Genève 27 septembre-1er octobre 1965 (Montréal, s.d. [c. 1966]), p. 28-30 ; P. Poindron, « Les Bibliothèques universitaires françaises et la politique de la direction des bibliothèques » dans Les Bibliothèques universitaires devant l’explosion démographique et l’accroissement de l’édition, colloque international tenu à l’université de Liège du 20 au 21 octobre 1965 (Liège, 1967), p. 59-61 ; P. Poindron, « Rapport final », ibid., p. 155-157 ; décret n° 70-1267 du 23 décembre 1970 relatif aux bibliothèques universitaires, Journal officiel du 28-29 décembre 1970, art. 1er.