I. Causes imputables aux universités

Parmi les causes identifiées, ont été mentionnés en premier lieu des facteurs de nature psycho-sociologiques, qu’il n’était guère possible de préciser mais qui n’en semblaient pas moins importants.

Le rapport des inspections générales de 1980 a ainsi évoqué la ‘« renaissance des idées de décentralisation, et l’individualisme de plus en plus marqué du corps enseignant des facultés, la méfiance, pour ne pas dire l’hostilité de celui-ci à l’égard de toute institution qui pouvait ressembler à une “administration” ou en présenter les défauts supposés ou réels ».’

Les circonstances historiques de la constitution des bibliothèques universitaires à partir de la réunion des bibliothèques des facultés ont aussi été mentionnées. Ainsi, le même rapport de 1980 notait : ‘« On ne saurait affirmer que l’institution [i.e. la bibliothèque universitaire unifiée] fit disparaître alors les bibliothèques [spécialisées] existantes mais elle en freina certainement le développement »’. Bien que formulée avec prudence, cette affirmation n’était juste qu’en partie car les bibliothèques relevant d’un niveau inférieur à celui des facultés n’avaient pas été concernées par les règlements prescrivant la réunion des bibliothèques des facultés.

A côté de ces facteurs diffus, des causes institutionnelles ont aussi été invoquées, parmi lesquelles l’autonomie des universités acquise en 1968. Cette réforme a été considérée comme l’un des éléments qui avaient favorisé le développement de bibliothèques placées directement sous l’autorité de composantes des universités nouvelles. 662

La facilité d’usage des bibliothèques spécialisées a généralement été considérée comme l’un des éléments déterminants de leur succès auprès des universitaires. Cette notion inclut la proximité par rapport aux locaux d’enseignement et de recherche, une dimension mieux adaptée à un accueil personnalisé des utilisateurs et la souplesse du fonctionnement. Ces avantages reconnus aux bibliothèques spécialisés ont naturellement pour contrepartie des inconvénients symétriques présentés par les bibliothèques universitaires dans l’opinion de certains utilisateurs : éloignement résultant d’une déconcentration insuffisante des services au public, gigantisme relatif et règles de fonctionnement contraignantes. 663

Dans l’opinion des rédacteurs des rapports officiels, l’aisance financière relative des universités, conjuguée à la médiocrité des ressources des bibliothèques universitaires, semble avoir eu une influence déterminante sur les décisions de créations de nouvelles bibliothèques spécialisées. La situation financière plus favorable des universités avait d’abord eu pour cause une évolution de leurs subventions de fonctionnement supérieure à celle des bibliothèques universitaires. Nous avons comparé ces évolutions au chapitre 11. Mais elle était aussi due à l’existence de crédits de recherche, dont une partie était utilisée pour constituer ou pour enrichir des bibliothèques spécialisées. En analysant l’origine des ressources utilisées pour les dépenses documentaires réalisées par les bibliothèques spécialisées de onze universités de province en 1978, le rapport des inspections générales de 1980 a trouvé les résultats suivants : sur 9,5 millions de francs de dépenses documentaires, 6,1 millions de francs venaient de subventions de fonctionnement, 2,7 millions de francs venaient de crédits de recherche attribués par l’Etat ou par le Centre national de la recherche scientifique, et environ 0,7 million de francs de ressources propres. Un peu plus de 28 pour cent des ressources utilisées avaient donc pour origine des crédits de recherche. Commentant ces résultats, le rapport indiquait : ‘« On ne saurait non plus passer sous silence le rôle qu’a pu jouer en ce domaine le C.N.R.S. qui, par son intervention directe et ses crédits, a permis un enrichissement des bibliothèques de recherche et se trouve même à l’origine de la création de nombre d’entre elles. Une partie importante des crédits de fonctionnement accordés aux équipes travaillant dans le secteur des sciences humaines est en effet très légitimement utilisée par les responsables à l’acquisition de documents »’. On voit par là que certaines bibliothèques étaient toujours considérées comme les laboratoires de recherche des disciplines humanistes, conformément à une assimilation datant de la fin du XIXe siècle, mais que cette assimilation s’appliquait alors plus particulièrement aux bibliothèques spécialisées des universités. 664

Il nous semble justifié, dans l’analyse des causes financières de la création des bibliothèques spécialisées des universités, de réserver une place aux dotations d’équipement qui leur ont été allouées dans le cadre des quatrième et cinquième plans d’équipement (1962-1965 et 1966-1970). Comme dans le cas des bibliothèques universitaires, ces subventions d’équipement pouvaient être utilisées pour des achats de mobilier et de matériel, mais aussi pour des achats de documents.

Pour déterminer l’importance des surfaces à construire dans les différentes facultés et dans les bibliothèques universitaires, et les coûts associés à ces constructions, la commission préparatoire compétente du quatrième plan s’était appuyée sur des normes indiquant la surface nécessaire par étudiant, le coût unitaire du mètre carré construit et une estimation du coût de l’équipement par étudiant. Ces valeurs variaient en fonction des facultés. En ce qui concerne les surfaces, les valeurs retenues allaient de quatre mètres carrés par étudiant en droit et en lettres, à douze mètres carrés en sciences et vingt mètres carrés en médecine et en pharmacie. Les coûts unitaires au mètre carré construit étaient aussi différenciés (700 F par mètre carré en droit et en lettres, 800 F par mètre carré en sciences, médecine et pharmacie). Mais ce sont surtout les coûts d’équipement par étudiant qui faisaient apparaître les différences les plus importantes : 600 F en droit et en lettres, 4.400 F en sciences et 4.000 F en médecine et en pharmacie. Il est intéressant de comparer ces dotations d’équipement par étudiant à celle dont pouvaient bénéficier les bibliothèques universitaires. Sur la base de 1,5 mètre carré par étudiant au prix unitaire de 700 F, le coût théorique de la surface de bibliothèque par étudiant avait été estimé à 1.050 F. Une dotation d’équipement de 35 pour cent représentait donc une somme de 370 F par étudiant, soit environ 62 pour cent de la dotation par étudiant des facultés des lettres et de droit, et moins de 10 pour cent de la même dotation par étudiant en sciences, en médecine ou en pharmacie. Il apparaissait donc que les dotations d’équipement par étudiant dont pouvaient bénéficier les facultés étaient dans tous les cas supérieures à celles qui pouvaient être attribuées aux bibliothèques universitaires. Si l’on néglige le cas des facultés des sciences, de médecine et de pharmacie, dont les coûts d’équipement en matériel de laboratoire étaient nécessairement élevés, on peut remarquer qu’il existait encore une différence assez importante entre les dotations d’équipement par étudiant des facultés de droit et des lettres (600 F par étudiant), et celles des bibliothèques universitaires (370 F par étudiant). Il est possible et même probable qu’une part des crédits de ces facultés a été utilisée pour constituer ou pour enrichir des bibliothèques extérieures aux bibliothèques universitaires. 665

En conclusion de l’étude conduite sur les causes financières du développement des bibliothèques spécialisées des universités (étude dans laquelle ne sont pas comprises les indications relatives aux dotations d’équipement), le rapport des inspections générales de 1980 notait :

‘« L’Etat alimente ainsi deux circuits :

- directement, celui des B.U. et B.I.U. [bibliothèques universitaires et bibliothèques interuniversitaires] pour une somme qui a représenté pour l’ensemble provincial de l’échantillon considéré, en 1978, environ 6 millions de francs.

- indirectement, celui des B.U.E.R. [bibliothèques d’unités d’enseignement et de recherche, appellation désignant l’ensemble des bibliothèques spécialisées des universités] pour une somme qui s’est élevée pour l’ensemble du même échantillon, en 1978, à 9 millions de francs environ.

On remarque que c’est le second circuit qui bénéficie de la dotation la plus importante.

On ne peut pas ne pas souligner, à cet égard, le paradoxe que constitue la situation des [B.U. et] B.I.U. c’est-à-dire de l’appareil officiellement appeler à rassembler la documentation, et qui ne consacre que 20 pour cent de sa dotation totale à cette fonction (en outre, sur les crédits réservés à la documentation, l’essentiel est destiné à des dépenses “obligatoires” - périodiques, séries, collections - et il ne reste presque rien pour l’enrichissement et l’innovation : à Nancy 80.000 F sur 930.000 F soit moins de 10 pour cent), tandis que l’université dont on pourrait imaginer qu’elle ne doit jouer dans ce domaine qu’un rôle d’appoint, fournit un effort directement utilisable pour l’achat de documents qui se révèle finalement plus tangible.

Du fait de cette situation, la maîtrise de la dépense documentaire n’appartient ni aux organismes qui en sont statutairement chargés (instances de la [B.U. et de] la B.I.U.) ni aux présidents des universités : cette dépense relève, en définitive, d’un grand nombre de décideurs de fait dispersés dans les U.E.R., les instituts, les laboratoires ce qui, évidemment, ne favorise guère une vision d’ensemble et une politique cohérente d’acquisitions. » 666

Notes
662.

L’analyse des causes de la situation observée est présentée dans le Rapport sur les bibliothèques et les centres de documentation des universités, op. cit., p. 75-83. Le lien entre l’autonomie des universités à partir de 1968 et le développement des bibliothèques spécialisées des universités a aussi été mentionné dans Les Bibliothèques en France, rapport au Premier ministre établi en juillet 1981..., op. cit., p. 24 : « A côté de ces bibliothèques universitaires centrales, subsistaient, avant 1968, dans de nombreuses facultés, des bibliothèques spécialisées par discipline. A partir de 1970, ces bibliothèques décentralisées se sont multipliées dans des proportions importantes au sein des unités d’enseignement et de recherche et des laboratoires, à l’initiative des universitaires », et p. 31 : « L’autonomie universitaire établie par la loi de 1968, a permis une forte prolifération de ces bibliothèques, à la diligence des responsables d’U.E.R. ou de laboratoires... » Le lien entre l’autonomie des universités et la création de bibliothèques spécialisées dans les universités a un caractère vraisemblable mais ne peut pas être considéré comme démontré. En effet, dans la situation antérieure à 1968, les facultés avaient toute latitude pour constituer des bibliothèques indépendantes de la bibliothèque universitaire puisqu’il n’a jamais existé de dispositions restreignant cette possibilité. D’autre part, les données précises qui permettraient d’établir qu’il y a bien eu à partir de 1970 une augmentation plus importante que précédemment du nombre de ces bibliothèques spécialisées font défaut ; en l’absence de ces données, l’estimation par les acteurs et les observateurs de l’époque qu’une telle augmentation existait bien constitue un phénomène subjectif qui n’est pas dépourvu d’intérêt, mais qui ne remplace pas une évaluation objective.

663.

Une opinion exprimée dans le rapport conjoint des inspections générales de 1980 est assez difficile à interpréter. Elle affirme que les « bibliothèques universitaires répondirent longtemps de façon satisfaisante aux besoins mais leur développement rapide, surtout après la dernière guerre, et bientôt leur gigantisme constituèrent l’un des facteurs de leur dépérissement ». Rapport sur les bibliothèques et les centres de documentation des universités, op. cit., p. 76. Ce raccourci de l’histoire des bibliothèques universitaires est assez audacieux. La notion de « gigantisme » qui leur est appliquée et qui est invoquée comme une cause de dépérissement pourrait se référer à l’accroissement du nombre des bâtiments, conséquence de la politique de déconcentration des services des bibliothèques universitaires, ou à la croissance excessive des dépenses non documentaires que cette politique a entraînée, mais semble plutôt désigner la lourdeur et le formalisme du fonctionnement, relevés dans d’autres passages de ce rapport (p. 40 et p. 77 notamment). On peut rapprocher ce jugement d’un passage d’un article de H. Comte, dans lequel la constitution de sections est considérée comme une atteinte à l’unité interne des bibliothèques universitaires : « Parallèlement à l’émergence de cette concurrence externe [i.e. celle des bibliothèques spécialisées des universités], le modèle traditionnel s’est affaibli du point de vue de son unité interne. La croissance des effectifs étudiants et la diversification des filières d’études ont justifié la multiplication des implantations universitaires. Pour suivre le mouvement, les B.U. se sont subdivisées en sections, généralement calquées sur les grandes subdivisions facultaires (lettres, droit, médecine, sciences). Ce faisant, ce n’est pas seulement l’unicité d’implantation et de public qui a reculé, mais aussi l’unité d’organisation, chaque section tendant à fonctionner comme une bibliothèque indépendante, assumant seule l’ensemble de ses fonctions. Le spectre de la bibliothèque de faculté, tant craint par les pères fondateurs, a pu ainsi resurgir au sein même de la bibliothèque universitaire. » H. Comte, « Bibliothèques d’universités, les défis d’une mutation » dans Diriger une bibliothèque d’enseignement supérieur, sous la direction de B. Calenge, S. Delorme, J.-M. Salaün, R. Savard (Sainte-Foy, Québec, 1995), p. 20.

664.

Rapport sur les bibliothèques et les centres de documentation des universités, op. cit., p. 71 et p. 83.

665.

Quatrième plan de développement économique et social (1962-1965), rapport général de la commission de l’équipement scolaire, universitaire et sportif (Paris, 1961), p. 83 et p. 99. Par mètre carré construit, les bibliothèques universitaires pouvaient bénéficier d’une subvention d’équipement de 245 F ; cette dotation n’était que de 150 F dans le cas des facultés des lettres et de droit, mais la différence des surfaces par étudiant expliquait que le montant final fût plus important dans ces facultés que dans les bibliothèques universitaires. Des règles de calcul assez proches ont été appliquées dans le cadre de la préparation du cinquième plan. Cinquième plan 1966-1970, rapport général de la commission de l’équipement scolaire, universitaire et sportif (Paris, s.d. [1966]), p. 73 et p. 76. A Lyon, les collections constituées par la faculté des lettres ont formé le premier fonds de la future section lettres et sciences humaines de Bron-Parilly.

666.

Rapport sur les bibliothèques et les centres de documentation des universités, op. cit., p. 72.