C. Bibliothèques universitaires et bibliothèques spécialisées des universités

Le rapport des inspections générales de 1980 est le seul document dans lequel ont été rapprochées d’une manière systématique des informations relatives aux bibliothèques universitaires et aux bibliothèques spécialisées des universités. Ces rapprochements ont été effectués à l’intérieur d’un échantillon considéré comme représentatif de la situation des universités françaises. Le caractère inédit de ces rapprochements ne permet pas de comparaisons avec une situation antérieure, mais certaines des observations qui ont été présentées incitent à formuler quelques réflexions.

En admettant, comme nous l’avons fait, que des bibliothèques plus ou moins spécialisées ont toujours existé à côté des bibliothèques universitaires « officielles », on est amené à considérer que l’histoire de ces bibliothèques « officielles » ne représente qu’une partie de l’histoire des bibliothèques des universités. L’autre partie, l’histoire des bibliothèques spécialisées des universités, n’a jamais été écrite et n’est peut-être pas possible, en raison du caractère très incomplet des informations relatives à ces bibliothèques.

Il se pourrait que cette lacune ne se traduise pas seulement par un défaut d’information, mais par une grave distorsion de perspective. On peut considérer, en effet, que chacune des deux parties du dispositif documentaire des universités ne peut pas être appréhendée valablement à l’état isolé, sans tenir compte de sa complémentarité avec l’autre partie. Tout particulièrement, l’ignorance à l’égard des bibliothèques spécialisées des universités pourrait constituer un obstacle à la compréhension correcte des conditions de fonctionnement et de développement des bibliothèques universitaires « officielles », dans la mesure où ce fonctionnement et cette évolution ont été, à différents moments, conditionnés par la réalité des bibliothèques spécialisées. Cette question jette un doute sur la possibilité même d’une histoire des bibliothèques universitaires françaises.

On pourrait, d’une manière vraisemblable, reconstituer l’évolution du dispositif documentaire d’ensemble des universités françaises selon les trois étapes suivantes.

Le modèle d’organisation primitif des bibliothèques universitaires (bibliothèque officielle, le plus souvent encyclopédique et concentrée en un seul lieu) a eu dès le début une contrepartie sous la forme de bibliothèques non-officielles, spécialisées à des degrés variables et dispersées. Ce double dispositif fonctionnait probablement dans une complémentarité relative et informelle, qui a dû paraître satisfaisante jusque vers 1955 environ. L’organisation unitaire des bibliothèques universitaires de cette époque était donc complétée par un ensemble de bibliothèques qui réalisaient par rapport aux premières une forme de déconcentration externe. La complémentarité était à la fois matérielle et pratique (situation dans les locaux universitaires, nombre de places assises, prêt à domicile ou consultation sur place...) mais aussi intellectuelle (selon la partition principale encyclopédisme-spécialisation, susceptible de variations assez importantes). A l’inverse de celle qui existait à la même époque dans les universités allemandes, cette complémentarité a eu, dans les universités françaises, un caractère assez flou et informel. Son existence peut cependant être postulée avec vraisemblance.

Cet équilibre relatif a été mis en cause par plusieurs évolutions. La tendance à la spécialisation des savoirs comme l’augmentation du nombre des enseignants, des chercheurs et des étudiants ont eu l’une et l’autre pour conséquences la diversification des enseignements universitaires et la fragmentation des unités d’enseignement et des centres de recherche. Ces phénomènes quantitatifs et structurels ont rendu plus problématiques les procédures de concertation fondées sur des relations personnelles, qui permettaient probablement à la complémentarité relative des deux types de bibliothèques de s’exercer. Cependant, de telles formes de concertation ont fort bien pu subsister jusqu’au début des années 1970. Des mesures différentes ont été prises dans deux pays où existait, sous des formes distinctes, la dualité entre des bibliothèques universitaires « officielles » et des bibliothèques spécialisées dans les universités. En République fédérale d’Allemagne, des recommandations en vue du regroupement de bibliothèques d’instituts et de leur collaboration avec les bibliothèques universitaires ont été élaborées dès le début des années 1950, à l’initiative de la Deutsche Forschungsgemeinschaft. Ces recommandations ont été mises en oeuvre dans les universités anciennes, où les bibliothèques d’instituts étaient très développées. Dans les universités nouvelles, un principe différent a été adopté, celui de l’unicité du dispositif documentaire des universités. Néanmoins, on peut assurer que dans tous les cas, la complémentarité entre deux types de bibliothèques à vocations distinctes a bien été prise en considération. Dans le même temps, les mesures préparées en France ont reposé sur une appréciation défectueuse de la réalité (il n’a existé aucun inventaire complet), du rôle et de l’importance des bibliothèques spécialisées des universités, ou pour mieux dire, cette appréciation a été remplacée par des prises de position et des jugements de valeur discutables. En conséquence, la réforme des bibliothèques universitaires entreprise en 1961-1962 a voulu ignorer en grande partie la complémentarité de fait entre les bibliothèques universitaires et les bibliothèques spécialisées des universités, et a cherché à déplacer unilatéralement la ligne de partage entre ces deux types de bibliothèques qui assuraient les unes et les autres la fonction documentaire dans les universités. Ainsi, la volonté de déconcentrer les services des bibliothèques universitaires, en plaçant une section de ces bibliothèques auprès des facultés nouvelles ou transférées, s’est accompagnée de la volonté de modifier la répartition des rôles entre ces services déconcentrés et les bibliothèques spécialisées des universités. On se souvient que certains professionnels avaient demandé alors, sans être entendus, la mise en place d’une politique de coopération avec les bibliothèques spécialisées.

Dix-sept ans après le lancement de cette réforme, le constat a pu être fait que la complémentarité entre ces deux types de bibliothèques existait toujours, au moins sur le plan quantitatif. C’est pourquoi il ne s’est trouvé, parmi les universitaires interrogés par la mission d’inspection de 1980, personne pour estimer que les bibliothèques universitaires pourraient à elles seules, répondre à tous les besoins de documentation des enseignants, des étudiants et des chercheurs. En revanche, il est possible d’estimer que la complémentarité était moins bien assurée sur le plan qualitatif qu’elle ne l’avait été par le passé. Les dimensions importantes des universités nouvelles et la multiplicité des décideurs dont dépendaient alors les bibliothèques spécialisées ne permettaient sans doute plus une concertation aussi facile.

Si la reconstitution ci-dessus est fondée, il faudrait alors voir dans la complémentarité entre bibliothèques plus ou moins encyclopédiques (les bibliothèques universitaires, même divisées en sections) et bibliothèques plus ou moins spécialisées, une constante de l’organisation documentaire des universités françaises. On serait alors conduit à estimer que ce caractère constant, qui a survécu à la réforme des bibliothèques universitaires de 1961-1962, dont l’un des objectifs avait été de modifier la répartition des compétences qui en résultait, répond probablement, malgré tous les défauts qu’il est possible de lui imputer, à une certaine forme de rationalité. Il semble en tout cas que l’histoire des bibliothèques universitaires ne puisse pas éviter de s’intéresser aux relations complexes et mal documentées que ces bibliothèques ont toujours entretenues avec les bibliothèques spécialisées des universités.